En tant qu’habitant de cette planète, nous avons toujours ressenti le besoin de créer. Qu’il s’agisse d’art ou de technologie, nous avons toujours créé et ce pour le meilleur comme pour le pire. Le besoin de faire naître quelque chose est fort, c’est pour cela que nous avons une multitudes de genres musicaux. Ces musiques existent parce que, à un moment donné, une personne s’est posée une question et a tenté d’y répondre, en inventant un système de notation, un instrument ou un outil.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où nous avons tous (plus ou moins) accès aux outils de création musicale. Pourtant, j’ai le sentiment que lorsque l’on parle de musique, on oublie parfois d’évoquer une chose importante : son processus de création. On oublie de mentionner les principes de production, les prises de décision, mais aussi la vie quotidienne des musiciens qui, souvent, dans la période de création, sèment le doute. L’inquiétude. Le désarroi. Pour faire face à ces situations, certain•e•s artistes se forcent à aller dans une direction guidée par un ensemble de règles à suivre, de principes fondamentaux à utiliser, jusqu’à parfois, un manifeste.

Mais alors, qu’est-ce qu’un manifeste ? Et surtout, pourquoi se limiter lorsque tout est
possible ? Et puis en fait, pourquoi pas ? Peut-être que cela aide l’artiste à mieux se focaliser, à aller à l’essentiel ? Ou, tout simplement, à faciliter le travail de création qui est déjà compliqué et parfois moralement épuisant. Je me suis rendu compte que c’était un peu tout à la fois, mais surtout différent pour chacun•e des musicien•ne•s cités après – et je ne vais en mentionner que quelques uns pour ne pas avoir à écrire un livre.

En Septembre 1978, Brian Eno rédige et publie son manifeste, pour la création de ce qu’il appelle l’ambient music. Dans ce manifeste assez libre, il rend compte de son besoin de rédiger un tel texte. C’est un guide – non pas d’utilisation mais de création. C’est un texte suffisamment libre pour que l’artiste puisse y faire référence plus loin dans le temps; lorsqu’il décide de composer un morceau d’ambient. Mais il est aussi le texte qui influencera, par la suite, de nombreux autres artistes, qui, à leur tour, l’utiliseront comme point de référence pour créer, eux aussi, de l’ambient.

Brian Eno studioCe manifeste n’est pas le seul à avoir permis à l’artiste de “créer” un nouveau genre musical. Aux États-Unis, en 1991, Kathleen Hanna, chanteuse du groupe Bikini Kill, publie, dans le zine Bikini Kill Zine 2 le manifeste du mouvement Riot Grrrl. Ce manifeste, est la concrétisation d’envies d’indépendance et d’unité, mais surtout des valeurs féministes et humanistes du mouvement. Contrairement au manifeste de Brian Eno, celui de Riot Grrrl est précis, militant et politisé. Il est la fondation d’une communauté marginale au sein même d’un mouvement alternatif.

Il devient ici évident que le manifeste (re)prend sa définition première qui est celui d’une déclaration écrite, publique et solennelle, par laquelle une instance ou un groupement – souvent politisé – expose son programme, justifie sa position. Il y a une véritable notion de politique et de justification d’une position dans le concept du manifeste. C’est en cela que le manifeste du Britannique Matthew Herbert est l’un des plus intéressant. Contrairement aux artistes précédemment cités, le manifeste de Herbert lui est propre. Il le commence d’ailleurs en écrivant :

“Ceci est un modèle pour mon travail propre et n’est en aucun cas une formule définitive pour la composition musicale, qu’elle soit de moi ou d’autrui.”

D’emblée, Herbert nous présente un texte rigide et précis, se présentant sous la forme d’une liste de règles et de limitations qu’il se doit de respecter tout au long de sa carrière, dans la mesure du possible. Ces règles et ce manifeste sont donc au cœur de sa pratique musicale. Le texte s’appelle : “Personal Contract For The Composition Of Music [Incorporating The Manifesto Of Mistakes]” et présente ainsi la notion de contrat : contrat qui l’engage à créer sa musique de cette manière. Il y écrit par exemple qu’il lui est formellement interdit de sampler la musique d’autrui, et que seuls les sons générés au début du processus de composition ou disponibles dans son archive personnelle de sons inutilisés peuvent être samplés.

Il s’est ainsi retrouvé à manipuler des sons de poules, du corps humain, ainsi que d’explosions et de nourriture. Le résultat de ce travail expérimental nous présente ce que cela peut signifier de vivre sur terre dans le contexte actuel. Mais heureusement pour nous et pour lui, Matthew Herbert prend la liberté de temps à autre de faire de la musique sans son manifeste. Lors d’une conférence au sein de l’édition de 2016 du festival d’Ableton, “Loop”, Matthew a avoué que cela lui faisait du bien de faire une pause et de faire de la musique juste pour faire de la musique. Sans règles. Sans limites. Pourtant, cela ne lui empêche pas de ressentir un peu de culpabilité. Ce qui paraît étrange dit comme ça, mais si l’on se met dans la tête de Herbert et de ses codes bien définis sur la création, on ne peut que comprendre son impression de commettre une faute en les transgressant.

C’est une démarche qui, comme avec les deux manifestes mentionnés auparavant, pousse l’artiste à créer dans un espace plus large que celui de l’individu, de l’ego. C’est une démarche qui cherche à inspirer à faire mieux, et à avoir une place sensée, intelligente et en constante réflexion sur le fonctionnement du monde.

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