Le redémarrage plus qu’attendu des clubs bruxellois a eu lieu le 1er octobre dernier, après un an et demi de fermeture. Une célébration que les Nuits Sonores ont décidé d’accompagner en organisant dare-dare une édition 2021 dans la capitale belge.

En cette fin 2021, les Nuits Sonores Bruxelles avaient un petit goût de « nous y revoilà enfin », malgré un programme forcément réduit en comparaison aux années précédentes. Sur ces trois jours en terres wallones, nous avons eu l’occasion de tomber sur des lives défricheurs et de découvrir une ville dont on ne finit plus de vanter la scène underground. Et si ce tour express est loin de nous avoir donné un panorama complet de la scène locale, il nous aura permis de nous faire une idée sur ce qui fait de Bruxelles la nouvelle coqueluche des artistes fauchés.

Hania Rani et Dobrawa Czocher

On commence le mercredi par une soirée concert dans l’amphithéâtre du Bozar, vaste batisse qui forme les Beaux-Arts bruxellois, avec le brin d’autodérision et de modernité qui peut manquer à ses homologues français. Avant l’hommage à Philip Glass orchestré par Max Cooper et Bruce Brubaker, la soirée débute avec le duo violoncelle et piano des polonaises Hania Rani et Dobrawa Czocher.

Et c’est à peu près tout ce qu’on retient de cette soirée : un duo qui transcende la musique classique contemporaine à l’aide d’un seul violoncelle et d’un piano. Rani enchaîne les pièces au piano avec des passages où elle use du synthé, semblant maîtriser toutes les composantes sonores dans un savant jeu d’équilibre. Et malgré la solennité du lieu, le duo a choisi de ne pas s’embarrasser d’un orchestre pour l’accompagner, renforçant par là l’aspect épique du duo piano/cordes.

Les derniers morceaux sortent du contemplatif pour aller vers une musique épique aux accents cinématiques, amenée par les notes de piano allegro et suivie en cadence par le violoncelle. De tout le live, on retiendra l’interprétation du titre Malasaña mais surtout celui de Scream, dont la mélodie lancinante s’étend en une lente progression de dix minutes. Nous donnant l’impression d’être suspendu hors du temps, cette heure de concert est à l’image de l’album Inner Symphonies de Rani et Czocher : d’une beauté épurée et touchant dans sa simplicité.

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Nala Sinephro

Pendant que l’European Lab bat son plein de conférences de l’autre côté du Palais des Beaux-Arts, le M Hall se prépare pour l’arrivée du quartet mené par Nala Sinephro, compositrice jusqu’il y a peu méconnue. À la harpe, l’artiste belgo-caribéenne débute le live par une composition solo de harpe, tandis que les trois musiciens qui l’accompagnent restent immobiles, la tête baissée sur leur instrument. Le groupe entier se fait face et joue en demi-cercle, tournés les uns vers les autres plutôt que vers le public.

Au bout d’une vingtaine de minutes, le saxophoniste embraye et fait suite à la harpe comme élément central du concert, accompagné d’une batterie jazz qui reste d’abord effacée. Au fur et à mesure que le jeu de batterie s’intensifie, le reste suit pour prendre une dimension jam de plus en plus intense. Un synthé modulaire ajoute la note actuelle à ce live contemporary jazz, sur lequel plane fortement le spectre d’Alice Coltrane.

Le groupe fonctionne à son mieux lorsque chacun prend part à la pièce, là où les compositions solo de harpe traînent quelque peu en longueur. C’est aussi là tout le génie de Nala Sinephro, qui s’entoure de musiciens tous virtuoses de leur instrument, chacun pouvant facilement devenir l’élément central d’un morceau. Sur la fin, les solos de batterie finissent d’ailleurs par se supplanter au reste, pour un final rythmé qui s’amplifie jusqu’à ce qu’on croit être un point final. C’est sans compter le retour du duo harpe/saxo qui nous gratifie d’un duo qui laisse ensuite le public sans voix, avant d’exploser en applaudissements. Avec son premier album Space 1.8 tout juste sorti chez Warp et un concert transcendant, Nala Sinephro devrait en tout cas continuer de faire parler d’elle un moment.Nala Sinephro credits Victor Guillaud Lucet

Laure Prouvost, Flavien Berger, Lafawndah – Deep Sea Blue Surrounding You

Mais le spectacle le plus attendu de la semaine reste sans doute Deep Sea Blue Surrounding You, formule pluridisciplinaire entre le live, la projection et le spectacle. Imaginée par Laure Prouvost, Deep Sea Blue est d’abord un film d’une petite heure qui retrace l’itinérance d’une bande de personnages au bord du réalisme et à deux pas du rêve.

Les éléments psychés polluent volontairement la narration pour en sublimer l’aspect ésotérique. L’apparition et la disparition d’éléments dans un défilé de collages et de séquences filmés en cut-up ajoutent au décalé du film, là où la procession dans la salle d’acteurs et de danseurs qui imitent les sons et mouvements à l’image ajoute à l’immersif du spectacle. Tout est fait pour troubler le spectateur et lui faire adopter plusieurs niveaux de lecture, mais aussi pour le faire rentrer dans la narration nébuleuse de la réalisatrice. On note qu’un certain goût du troll accompagne le film et son histoire tout sauf limpide, comme de fausses traductions en anglais et français qui laissent penser que quelqu’un a volontairement laissé Google Trad se charger de l’affaire.

Après la projection s’en suit la seconde partie du spectacle, axée sur les performances de Flavien Berger et Lafawndah, qui ont crée la bande son du film et viennent en donner leur version ce soir. Pour cause de C12 imminent, on n’assistera qu’à celle du premier : seul en scène sur un set up minimal, Flavien Berger reprend le thème principal du film et nous trolle allègrement en utilisant les capacités lumineuses de la salle – plus concrètement, en balançant un strobo directement dans les yeux de l’assistance. Dans la même lignée que la projection, il ponctue lui aussi ses morceaux d’éléments inattendus et décalés, comme le discours écologiste de Severn Suziki à l’ONU en 1992.

Le C12 : bienvenue dans l’antre infernale

Si les lives au Bozar s’écartent largement de la formule électronique habituelle des Nuits Sonores, les deux soirées club organisées au C12 rappellent la formule lyonnaise du festival. On trace donc la route vers la première soirée, seule à laquelle nous assisterons, et qui affiche Mika Oki, Sarah Dziri, Daniel Avery et Haai à son programme.

La queue dantesque a l’entrée nous fait rater la première partie du B2B des DJs locales Sarah Dziri et Mika Oki. Lorsqu’on finit par débarquer entre les piliers de la grande salle du C12, la soirée est déjà bien entamée. Entre la boss de Lyl Radio Bruxelles et la DJ & productrice belgo-tunisienne, on reconnaît des transitions bien maîtrisées et un côté breaké qui donne tout son sel à ce B2B.

On sent aussi que les bruxellois sont venus en masse pour célébrer la réouverture du C12 et veulent que ça tape fort. Le public du club jouit de quelques libertés tout à fait belges qu’on n’a plus l’habitude d’observer chez nous : un réel coin chill, la possibilité de boire dans des bouteilles en verre, et quelques autres libertés qui rendent l’assistance responsable de ses actes, plutôt qu’entourée de garde-fous pour l’empêcher de fauter.

Malheureusement l’organisation du C12 est aussi plutôt chaotique, rendant assez compliquée le fait de passer une bonne soirée. Entre l’attente extensive à l’entrée, une jauge surchargée qui transforme en défi le simple fait de respirer et un système incompréhensible de tokens digne de Coachella – dans sa manière subtile de dépouiller son public -, les déconvenues s’empilent jusqu’à rendre la soirée difficile à apprécier. Bref, si l’expérience « underground » bruxelloise propose des line-ups de qualité, un public ouvert et des lieux dignes de ce nom, il y a dans l’organisation une pointe d’amateurisme qui nous laisse sur notre faim.

Nuits Sonores 2021 BXL

Highway to hell

On retiendra quand même la performance de Mim Suleiman dans la petite salle dite du C11, qui ambiance les foules en chantant une musique trad mélangeant le swahili et l’anglais sur un mix house. L’autre scène fera quant à elle salle comble pour le B2B résolument techno entre Haai et Daniel Avery, qui ambiance dignement les foules à défaut d’être autre chose qu’efficace.

Devant la différence frappante entre le programme de la semaine et celui du week-end, on en vient à se demander s’il y a un public des Nuits Sonores Bruxelles qui suit l’entièreté du programme aveuglément, ou si des publics différents remplissent le Bozar et le C12 sans jamais se mélanger. Peut-être que les éditions précédentes où certaines fêtes se déroulaient directement au Bozar permettaient un plus grand brassage des publics, là où la formule réduite induit forcément une segmentation : au théâtre le public élitiste, au club les fêtards. Les deux auront en tout cas répondu présents pour ce retour du festival en terres wallonnes, ce dernier ayant su s’accompagner d’artistes, lieux et institutions comme de solides piliers locaux pour s’ancrer plus nettement dans la scène bruxelloise. Crédits Photos : Victor Guillaud-Lucet