Ce jeudi 4 novembre est un grand jour pour le rock belge indépendant. Dans la soirée sort Jus de Plaisir, une compilation 100% belge qui regroupe tous les talents d’une communauté alternative qui ne cesse de faire de plus en plus de bruit. Une communauté, oui, mais surtout un groupe de potes qui joue ensemble, entre Anvers et Bruxelles, Liège et Gand, dès qu’ils en ont l’occasion, formant ainsi une myriade de projets pour un nombre de membres plus limité qu’on ne le croit. Et ce jeudi au Café Central, dans le centre de Bruxelles, un avant-goût de cette compilation possiblement fondatrice nous a été servi à l’occasion d’une release party couplant trois concerts. 

Trio de concerts gagnant

À 19h résonnent déjà les expérimentations de J3m3i dans le bar. En trio batteur-bassiste-clavier, le groupe enchaîne des morceaux à la fois évidents et recherchés, entre pop et expérimental, Public Image et Stereo Total. Fort d’inventivité mais aussi d’imperfections, le set est marqué par une ambivalence vocale, entre cris masculins saturés et falsettos féminins surréalistes. Un concert prometteur et un projet dont la démarche originale est très certainement à suivre. 

Une heure plus tard débarque Easy Ego, dont une bonne moitié des membres exerce également dans Warm Exit. Accoutrés de tenues en latex vaguement provocantes, les quatre musiciens choquent surtout par la violence de leur son. Entre larsens incontrôlés – et vachement lassants sur la fin – et garage punk agressif, le groupe rend le public littéralement fou tout au long d’un chaos absolu qui dure un peu moins d’une heure. 

Les oreilles un peu bouchées, on clôture la soirée avec le premier concert du quintette Gut Model. Plus penchés sur les synthés, sans jamais abandonner le tranchant du punk, le groupe fait bouger la foule compacte avec une efficacité déconcertante. Bien qu’il s’agisse ici de son premier concert, Gut Model sonne étonnamment cohésif, les quelques faiblesses sur le plan vocal étant passablement ignorées par un public en folie. Son mélange de punk, de new wave et de synthpop aura fait grimper les gens aux bouches d’aération (pour de vrai) et assuré un concert glorieux et prometteur. 

Une cassette comme manifeste

« Une fois que les esprits d’une communauté seront mis en consanguinité, les âmes baigneront, se gorgeront, puis seront pressées. Un jus perfide en sortira et gravera la bande magnétique » peut-on lire au dos de la cassette de Jus de Plaisir, donnant l’image d’une scène cohésive, où abondent les collaborations et où les membres se croisent selon les projets. Certains sont flamands, d’autres wallons, la plupart bruxellois, mais tous se connaissent. Il faut voir Jus de Plaisir comme un menu et ses différents groupes comme des cocktails subtilement différents les uns des autres. L’absence ou la présence d’un de ses musiciens change radicalement le goût du résultat. Cela assure un croisement d’influences et d’idées continu, une concentration aussi littérale qu’imagée de sons et d’images, un jus de plaisir, oui, mais surtout d’inventions.

Des ambitions sonores qui, fatalement, sont souvent communes et faciles à identifier à travers ces 14 morceaux. Cette « communauté » se réfère le plus souvent à deux pôles, deux idéaux, pas forcément éloignés ni opposés, mais qui ne se côtoient et se mélangent qu’occasionnellement. D’une part, cette envie de sauvagerie, d’énergie vive représentée par un garage punk brut, rythmé, parfois expéditif. D’une autre, une aspiration à la liberté, artistique et créative, qui garantit une dimension plus expérimentale et synthétique, aux influences tantôt new wave, tantôt indescriptibles. 

Ces deux tendances ne se croisent pas toujours. Certaines formations optent pour une approche garagesimple et n’en démordent pas. Barno Koevoet (Bruges), avec l’expéditif Dating Sucks, Easy Ego et son vibrant Horse Power ou le Punk féminin de Brorlab (Anvers) en sont de bons exemples. Mais les essais les plus remarquables dans ce rayon restent ceux de Warm Exit et Purrses. Les premiers mettent de l’eau dans leur vin avec Middle Age Cyborg Fucka, bien plus posée et détaillée que les extraits de leur dernier EP. Plus de place y est laissée aux claviers qui donnent au morceau une ambiance sci-fi étrange. Purrses propose le plus gros hit potentiel de la compil sur Hey Girl, avec un rock garage énergique déjà paru sur leur premier EP Wrong Tide, et dont le rythme infectieux reste en tête.

Le plaisir de créer 

Signal 30 de Swamps crée, quant à lui, un chemin entre l’énergie punk et la froideur synthétique à base d’electro-punk insidieux, dans une veine très Alan Vega/Suicide. La chanson progresse lentement, plusieurs éléments venant se rajouter aux percussions squelettiques. Plus loin, les anversois Bontridders proposent une dream-synthpop rêveuse et mélodique tout droit sortie des 90’s (Digital Girl). Plus redevable à la décennie précédente, Praha de Lenny Pistol fascine par son synthé hypnotique et ses grosses percussions. 

D’autres artistes en profitent pour sonder différentes formes, de la psyché cold de Magic Max à la valse déglinguée et entomique de Hjarntvzrrr. Niveau expérimental, cependant, deux compositions se démarquent du lot. D’abord, la funky Upon Their Screams de Gut Model, qui réinvente en mode lo-fi la rencontre entre Eno et Talking Heads. La deuxième partie de la chanson, très réussie, évoque particulièrement ce que le compositeur ambient pouvait faire sur ses premiers albums pop/rock. Les percussions de Love Birds de J3m3i semblent quant à elles puiser dans les mêmes influences, mais la composition se démarque ensuite très vite : cris angoissés, cœurs féminins et claviers barrés y vivent leur propre vie. Un des moments les plus créatifs et imprévisibles de cette compilation. 

De Jus de Plaisir, on retiendra donc l’image d’une scène soudée – voir consanguine, comme le remarquent les notes de la cassette – mais étonnamment variée en termes de sons et d’influences. Si bien qu’il est facile d’oublier qu’il y a souvent les mêmes têtes derrière ces différents projets punk, garage, psyché et électroniques. Seul l’amour et le plaisir de la création artistique nourrit cette communauté, et c’est ce plaisir qu’elle essaie de nous communiquer à travers cette bien nommée compilation. De quoi laisser le mot de la fin à Destination Superbe, qui clôture la compile avec cette phrase englobante : « Mais au moins les gens ils sont contents et ça ça fait plaisir hein ! ».