L’Europe de l’Est est une région formidable pour la musique en général, et pour la musique moderne particulièrement. On connaît évidemment le jazz tzigane et la musique rom (à différencier de la musique gitane, plus espagnole, et de la musique manouche portée par Django Reinhardt, plus jazzy), à travers les films d’Emir Kusturica ou de Costa-Gavras. La musique de l’Est est d’une étonnante puissance, à la fois mélancolique et incroyablement festive (Taraf De Haïdouks notamment). C’est certainement l’une des cultures musicales les plus intéressantes et prolifiques d’Europe. Au-delà de cela, il y a encore toute la musique traditionnelle, portée majoritairement par la culture roumaine et moldave. Les styles y sont variés, composant une belle diversité musicale allant de la doina mélancolique à la musique klezmer plus festive. Bref, la région est un véritable vivier où se mélangent les traditions et les expériences.

Expérimentations et influences

Nous disons les expériences, car depuis une bonne décennie l’Europe de l’Est se réinvente en se réappropriant les codes musicaux plus occidentaux, déridés par la forte démocratisation de la musique électronique. On peut dire que certains pays, notamment la Roumanie, qui sera notre sujet d’étude ici, ne sont jamais restés à la traîne, loin de là. Le pays s’est totalement intégré dans ce nouvel espace musical européen, subissant à la fois une forte influence allemande, tout en chinant sa propre identité. Il faut dire que le terreau était assez propice pour ce type de développement : une culture de la fête universellement reconnue, un sens musical aigu, un intérêt certain pour la technologie, une position géographique centrale dans le développement de la communication de l’information, et aussi malheureusement, un gros marché de la drogue, susceptible d’attirer nombre de fêtards dans ses contrées magnifiques. Le pays n’est bien sûr pas seul : la Hongrie, la Croatie ou même la Slovénie partage des caractéristiques semblables, avec les points communs et les points divergents. Mais la Roumanie a quelque chose de plus, et non des moindres : elle a une scène de musique électronique en avance sur le monde, tout simplement.

On peut plus ou moins distinguer deux « écoles » (si le terme trouve une pertinence quelconque ici) musicale dans cette vague roumaine. D’un côté, on a les tenants d’une musique minimal poussée dans ses retranchements : des grooves subtils et un univers rythmique délirant. On y sent une grosse influence de la micro house des débuts, à la Ricardo Villalobos ou à la Fumiya Tanaka. Les tracks s’étalent sur de longues plages allant de 9 à 20 minutes, ce qui laisse le temps aux artistes (chez a:rpia:r par exemple) de développer leur ambiance et leurs textures tout en douceur. Ici, on privilégie l’atmosphère à la dimension plus festive de ce genre de musique. On le voit bien dans le travail de Petre Inspirescu par exemple, de Sepp, de Nu Zau ou de Mihai Popescu. Les mélodies se travaillent lentement, le temps perd de son emprise et englobe totalement l’ensemble des auditeurs qui s’égarent au fil de la musique dans les cliquetis mécaniques et dans les basses organiques. C’est particulièrement perceptible dans le travail d’Ada Kaleh, qui joue énormément sur ce contraste animé/inanimé, aussi en introduisant de belles sessions acoustiques, parfois improbables, dans ses tracks aux teintes mélancoliques, taillées par des machines.

Comme un air de rave party

D’un autre côté, on a une école plus influencée par la techno allemande, qui affiche sans gêne un aspect plus tourné vers la festivité musicale. Tout en restant profondément ancrés dans le minimalisme qui a fait son succès, des artistes comme Raresh, Dragosh, Rhadoo, le duo Dubsons ou encore Barac se tournent davantage vers la culture rave en travaillant plus profondément leur jeu de basse, dans le but bien sûr de donner à leur musique l’un des grooves les plus acerbes de ces dernières années musicales. On joue ici sur plusieurs tableaux, reprenant des codes allant du jazz à la techno de Detroit. Depuis quelques années, on retrouve ce penchant dans les meilleurs clubs du monde, ce qui traduit bien cet amour sulfureux du public pour ce consortium de nouvelles expériences musicales. Vlad Caia, Vlad Radu ou Cristi Cons profitent bien de cette notoriété pour pousser toujours plus loin leur art, allant chercher dans l’acid house ce qu’ils ne trouvent pas dans la musique ambient et empruntant à la minimal allemande ce que la house de Chicago ne leur offre pas.

Vous l’aurez compris, cette scène de l’est, roumaine en particulier, à la chance de disposer de l’ensemble des influences européennes et américaines pour les retravailler et se les réapproprier, créant de facto un univers musical unique, piochant dans l’esprit brûlant de la free party comme dans les nappes synthétiques calmes de la musique ambient à la Brian Eno. Le succès a commencé dans la seconde partie des années 2000 et ne cesse de se développer depuis. On comprends pourquoi : prenez une bonne semaine de temps et checkez l’univers discographique de chacun des artistes de cette déferlante roumaine. Chaque artiste apporte sa pierre à l’édifice de façon palpable. Aussi, toutes les analyses du monde ne remplaceront une paire d’oreilles réceptives qui façonneront votre propre jugement. C’est particulièrement vrai pour cette scène ultra-prolifique.

Pour plus de plaisir, on vous a concocté une petite playlist 100% Roumaine

 

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