“Dilla était un accro du travail. Il faisait des beats tout le temps.” – MoodyMann

Le rap est une musique qui est née de rien. À l’époque de sa genèse, le gouvernement américain avait supprimé de nombreux budgets liés à l’éducation dans les écoles et lycées de quartiers défavorisés. Parmi eux, celui du développement artistique fait le plus de scandale. De nombreux établissements se voient annuler des cours de musique, de théâtre et d’arts plastiques.

Puisque les enfants n’ont plus accès aux instruments de musique ni à l’art en général, ils se tournent vers l’écriture et la poésie. Petit à petit, ces enfants grandissent et abandonnent le système scolaire qui les a eux-mêmes laissés tomber, et se retrouvent membres de gangs plus ou moins violents. De ce drame communautaire, certains membres se retirent pour poser les bases d’une culture que l’on appellera Hip-Hop. Au sein de celle-ci, on retrouve plusieurs disciplines: le djing ou turntablism, le graffiti, la danse, le rap et le savoir. Cette dernière enrichie les quatre autres, et plus particulièrement le rap. Au début, cette musique dérivée du disco se veut festive, cool, nonchalante et non militante. Pourtant cela évolue vite avec l’arrivée de The Message par Grandmaster Flash & The Furious Five qui est un commentaire factuel sur la vie dans les “projects” (ghettos) de New-York.

j dilla crew

Musicalement, le rap est électronique et se compose à l’aide de boîtes à rythmes et de synthétiseurs. Pourtant, en 1988, une machine va changer la façon dont le rap sonne : la MPC 60. Fruit de la collaboration entre l’entreprise japonaise d’équipement audio et studio Akai et l’ingénieur américain Roger Linn (inventeur de nombreuses boîtes à rythmes), la MPC (Midi Production Center) est plus qu’une simple boîte à rythmes. C’est aussi un sampler et un séquenceur. Cela signifie que l’artiste derrière cette machine peut échantillonner n’importe quel source sonore et la réarranger comme bon lui semble.

Le rap sonne de plus en plus organique en empruntant des sonorités au jazz, à la soul, au funk, et au disco. Tous les grands producteurs de rap des années 90 ont leur propre méthode de travail et un son très distinct. Cependant, c’est un jeune natif de Détroit nommé James Dewitt “Jay Dee” Yancey qui va changer le milieu à jamais en torturant ses MPCs 1200XL et 3000.

Issu d’une famille de famille de musiciens, James apprend à jouer du piano, du violoncelle, de la batterie, de la flûte et de la guitare. Plus tard il entreprend des études de physique qui apportent une approche scientifique et mathématicienne à sa composition musicale. Membre du chœur de l’église de quartier, il y rencontre une figure importante de la neo soul de Détroit : Amp Fiddler, qui va le prendre sous son aile et lui apprendre à utiliser la MPC.

Jay Dee se focalise alors sur la production et son groupe (Slum Village) avec lequel il sort Fantastic Vol.1 qui le place dans le collimateur de Q-Tip d’A Tribe Called Quest, qui n’hésite pas à lui donner une place au sein de son équipe de producteurs. C’est ainsi que le monde découvre le talent du jeune Jay Dee. Produisant des titres pour A Tribe Called Quest, The Pharcyde et Busta Rhymes, c’est son travail pour Common et Erykah Badu qui le propulse sur le devant de la scène et le mène à la réalisation de son premier album solo Welcome To Detroit – album sur lequel il rappe. Quelques années plus tard, Jay Dee revient avec un dernier opus sous le nom de J Dilla, intitulé Donuts, deux jours avant sa mort suite à une maladie immunitaire. Donuts reste à ce jour l’un des albums les plus influents dans le rap, bien qu’il s’agisse d’un album instrumental composé d’une trentaine de morceaux, qui ne dépassent que rarement la barre des deux minutes.

J Dilla album

“C’est pas ce que tu samples, mais comment tu samples” – Havoc, Mobb Deep

Tout au long de sa carrière, Jay a su nous mettre des claques et faire en sorte que nos têtes ne cessent de bouger. Je vais donc vous présenter certaines de ses techniques qui font de lui le maître incontesté de la MPC.

La batterie n’est pas bouclée : Runnin – The Pharcyde

Sorti en 1996 Runnin est un classique du rap produit par J Dilla. La boucle de guitares provient d’un morceau de jazz/bossa nova par Stan Getz et Luiz Bonfá intitulé Saudade Vem Carrendo. Ne durant que 5 secondes, Dilla déroge à deux règles qui font le son du rap : jouer des éléments de batterie afin d’en créer des boucles et quantifier celles-ci pour qu’elles soient calées sur une grille. Non seulement Dilla joue ses éléments de batterie tout au long du morceau, ne créant ainsi aucune boucle ni répétitions, mais il ne les cale pas sur la grille, donnant cette sensation de groove constant et chaud. On retrouvera cette technique tout au long de sa carrière notamment dans le morceau ci-dessous.

Rien n’est pareil : Shining – Busta Rhymes

Busta Rhymes sortait son premier album solo The Coming en 1996 sur lequel Jay Dee a contribué quelques productions, dont Still Shining qui a impressionné tout le monde puisqu’il n’y a aucune répétition dessus. En effet, James joue tout sur la MPC. Il a sûrement crée une boucle au départ afin de permettre à Busta de rapper avant de revenir derrière, et tout rejouer après coup sur la MPC dans le but de se caler sur le flow excentrique et énergétique de Busta.

Le sample est méconnaissable : Dooinit – Common

En 2000, Common revient avec un quatrième opus intitulé Like Water For Chocolate sur lequel J Dilla va produire dix morceaux dont The Light qui lui apporte une nomination aux Grammy Awards de 2001. Sur Dooinit, James sample un des plus grands succès de Rick James Give It To Me Baby, mais joue d’infimes échantillons du morceau sur le MPC de manière à ce qu’on ne puisse plus reconnaître l’original. Cette méthode sera employée plusieurs fois tout au long de sa carrière, notamment avec le titre Don’t Cry issu de son dernier album.

Des disques obscures : The Red – Jaylib

En 2003, Jay Dee et Madlib décident de collaborer et de créer un album au concept simple mais efficace : deux producteurs/rappeurs réunis sur un album. Le résultat, Champion Sound, est un des meilleurs albums de rap depuis 2000. Madlib et J produisent et rappent chacun à leur tour sur un morceau produit par l’autre et vice et versa. Ainsi, c’est la voix de Madlib que l’on entend sur une instru de James, dont la boucle est tirée du refrain de Shine on a Straight Arrow de la chanteuse et activiste féministe américaine Cris Williamson.

Au final, Dilla était un génie. Le génie de la lampe du rap qui, une fois sorti, exhaussait tous les vœux des rappeurs et des amateurs de rap en sortant des sons qu’on aurait pas cru possibles avant lui.

“Tout le monde essaye de le copier et non l’inverse.” – Robert Glasper