La maîtresse de la techno expérimentale aux influences tunisiennes a récemment fait son grand retour. Si Deena Abdelwahed avait sur son premier EP déjà annoncé la couleur de son univers, c’est avec une oeuvre magistrale qu’elle le développe : son premier album, Khonnar. Prononcé ronnar, il s’agit d’un mot d’argot tunisien intraduisible tel quel, un mot qui évoque la face sombre et dérangeante des choses que l’on ne souhaite pas dévoiler au grand public. Un choix de titre audacieux, pour un album qui l’est à peu près autant.

Deena Abdelwahed n’est pas une musicienne comme les autres. Engagée, elle puise dans l’énergie de luttes aussi bien politiques que sociales et la traduit en musique. Studieuse, elle analyse, décortique la musique traditionnelle tunisienne puis se sert de l’essence extraite pour agrémenter ses productions techno. Électron libre, elle brouille les frontières qui existent entre les genres musicaux pour créer le sien, emmenant ainsi ses auditeurs et les foules qui dansent sur sa musique dans un univers dystopique, si proche du réel.

Et nous, lorsque nous avons parcouru cet univers, nous avons rencontré plusieurs éléments clés, plusieurs piliers qui font de cet album une oeuvre unique, une oeuvre qui se démarque largement de ce que l’on entend aujourd’hui dans le cercle des musiques électroniques. En ouvrant l’album sur le titre Saratan, Deena Abdelwahed pose le décor de ce qu’elle va développer par la suite ; nappes électroniques aux fréquences mixtes, kicks secs et voix multiple : la voie royale du développement d’un univers aux couleurs sombres.

Ces piliers sonores font des productions de Deena Abdelwahed des monuments en devenir, des titres à l’ambiance quasi-orchestrale. Sur Ababab, ses propres vocalises se perdent en échos, échos qui ne sont pas sans rappeler tant les beats répétitifs de la musique techno que les chants qui font entrer un individu en transe. Sur Al Hobb Al Mouharreb, ce sont des boucles électro-organiques hypnotiques qui, en s’entremêlant, se font l’instrument parfait pour sa voix qui déclame de la plus calme des manières, sans que nous ne comprenions forcément le sens de ses mots. Et bien que la productrice ait expliqué au cours de diverses interviews les sujets qu’elle évoque au travers de ses musiques (Al Hobb Al Mouharreb, par exemple, traite de la question des réfugiés), il n’est pas forcément indispensable de saisir le sens littéral de ses mots pour ressentir l’intensité des revendications.

Car parfois, certains titres, à la manière de 5/5, ne peuvent s’accompagner de paroles. Elle l’évoquait par ailleurs à Radio Nova : « ce qui se passe c’est tellement lourd, que je ne pouvais pas juste le chanter ». Et sur 5/5, son propos est évident. Doux mélange de nombreuses influences qui ont nourri ses compositions, on retrouve, sans qu’un seul mot ne soit prononcé, des sonorités mimant les cris des combats et des boucles complexes inspirées de l’IDM, toutes deux faisant écho aux luttes sociales qu’elle mentionne, dans une organisation précise, incisive. En bref, Khonnar est un album qui, pour sûr, restera longtemps dans nos bibliothèques. Diablement abouti, jamais un seul titre ne prend le dessus sur un autre. Un album à écouter d’une traite, sans sauter un seul chapitre.

Deena Abdelwahed sera en concert à la Gaité Lyrique le 31 janvier prochain.

Crédits Photos : © Judas Companion