« Viens, jeudi, on organise un événement »

Cette phrase, sortie de la bouche du président du bureau des élèves d’une école supérieure privée, peut sonner comme l’annonce grotesque ou prétentieuse d’un énième open-bar ou du « dernier gala » avant la fin de l’école. Dans l’événementiel commercial, on pourrait s’attendre autant au prochain salon des vins bio qu’à un colloque d’assurances. Mais dans la bouche d’un orga, cette espèce devenue si courante dans les années 2010, elle peut prendre un tout autre sens. Récit d’une expérience d’organisation.

L’œuf et la poule

Après un Erasmus au soleil, je rejoins des amis qui font du son dans leur chambre, de la techno. Ils veulent créer un label et ont besoin de quelqu’un à l’aise avec les questions administratives. Car le choix est fait : nous sommes jeunes certes, mais nous voyons loin, il semble y avoir de l’argent à se faire, donc nous créons une vraie société.

Le label est lancé en octobre, après un été de brainstorming, le choix d’un nom, et, très important, la création d’un logo. La date de naissance est floue, entre celle du dépôt des statuts officiels et la création des différentes pages sur les réseaux sociaux.

C’est une bien belle chose d’avoir des artistes, mais il faut de l’argent pour sortir leur musique, et un autre moyen de communication qu’internet pour les faire jouer en dehors de nos salons.

Notre premier événement voit donc le jour un mois après environ. La programmation est simple : un djset de quatre heures. La communication est simple : un événement sur les réseaux sociaux, quelques textos aux amis, et un flyer créé par le lieu, sorte de bar tendance à l’image douteuse. La fréquentation est moyenne, malgré un partenariat avec une marque de t-shirts, en démarrage comme nous.

table mixage

Rebelote trois mois plus tard, après de nombreuses visites dans un autre bar minuscule, réputé pour sa ligne artistique, respectée dans le monde la techno.

C’est une meilleure réussite, et nous y revenons plusieurs fois, en invitant d’autres djs, essayant différents line-up, intégrant au label ceux avec qui le courant humain et artistique passe.

De fil en aiguille, chaque événement ouvre les portes d’un autre lieu, d’une autre ville, et nous en organisons plus d’une centaine en deux ans, du petit bar au moyen club, du parc à l’appartement d’amis, du chapiteau de cirque à la cave troglodyte. Nous croisons différentes disciplines : peinture, sculpture, vidéo, live performance, jeux, djsets bien sûr, et bientôt concerts.

Enfance

La communauté grandit, au fur et à mesure des rencontres, nous avons créé une équipe solide et notre propre réseau de blogueurs, relais, organisateurs et fêtards, qui nous suivent régulièrement, en ligne et en réalité. Grâce à cette communauté, nous pouvons enfin réaliser l’objectif premier : sortir la musique de nos artistes sur un vinyle. Le temps a permis aux artistes de progresser dans leurs compositions, dans leur jeu sur scène, en djset comme en live, de faire évoluer leur technique et l’utilisation des différents moyens d’expression à leur disposition : vinyle, machine, clavier, boîte à rythme…

Après une campagne de crowdfunding réussie, au dernier moment comme cela semble toujours être le cas, plusieurs mois d’attente et de stress passent. Les retards de composition, mixage, mastering et pressage s’additionnent, mais nous finissons par recevoir les test-press, puis les vinyles tant attendus, en cartons de vingt exemplaires bien rangés.

Nous organisons une release party, comme il est d’usage. Malgré une implication de tous : artistes, public, partenaires, et de bons relais médias nous perdons pour la première fois de l’argent sur une date. Nous avons pris un risque plus grand que celui d’être programmé dans un lieu contre un pourcentage du bar et/ou des entrées : la colocation d’une salle et le partage des coûts comme des recettes – une co-réalisation.

Malgré cela, nous attirons cinq cents personnes dans une chapelle un soir où sont programmés dans la même ville quatre immenses têtes d’affiche – la techno étant devenue incontournable – et nous faisons jouer un groupe plutôt expérimental avec une batterie acoustique (!) devant un public qui attend plutôt des machines et des vinyles. Le lendemain deux cents courageux viennent danser avec nous dans un parc sous la pluie, jusqu’à ce que la nuit tombe.

Adolescence

Après quelques mois de bonnes retombées presse, des ventes honorables et une année sur les chapeaux de roues, vient le temps du repos et de la réflexion. Nos plus beaux événements ont été des fêtes plu-ri-disciplinaires, des piques-niques joyeux dans des parcs, des nuits interminables en club avec des plateaux longs comme le bras donc à peine rentables, et des collaborations plus grosses, plus rentables, mais sur lesquelles nous n’avons retiré que peu de profit, car co-organisées avec des associations indépendantes.

party

Pour cette nouvelle année, nous continuons avec succès ces collaborations, bien que ces plus gros événements demandent un temps de préparation et un stress proportionnellement plus grands. Les formats bar et club deviennent hasardeux, soit par lassitude du public, soit par l’augmentation monstrueuse de l’offre, qui rend difficile toute visibilité, au milieu d’acteurs qui se sont développés plus vite, plus grands, plus forts, d’anciens collectifs plus expérimentés et de nouveaux moins fatigués. D’autant que nous continuons à travailler à côté, dans des boulots alimentaires quand toucher le chômage n’est pas possible, pour payer le loyer et surtout les disques que nous achetons même dans les périodes de vache maigre.

Adulescence

Malgré tout, notre réseau s’est développé, et nous ouvre les portes d’une belle salle de concert.

Il y a quelques années, en Erasmus justement, je découvrais une scène culturelle locale riche, avec ses lieux phares, ses artistes, ses soirées. Et plus tard, en creusant les réseaux sociaux, les acteurs de ce microcosme : collectifs, associations et blogs ; puis, de vraies personnes derrière chacune de ces entités. Au centre de cette communauté: un groupe étendard. Le groupe est créateur d’une musique exigeante mais accessible, généreux en concert et actif dans le réseau, à travers la création d’un label digital rassemblant la plupart des artistes de la scène, tous styles confondus.

Il semble donc enfin temps de faire venir ce groupe étranger, toujours gardé dans un coin de la tête. Les négociations avec leur manager commencent, et on prend note au fur et à mesure des exigences liées à la venue d’une groupe au complet : cinq billets d’avion, un logement, des repas, des bagages en soute pour le matériel, la location d’un ampli particulier.

Une date est trouvée avec la salle, qui semble bonne : veille de jour férié, milieu du printemps, une date encore valable pour une soirée en intérieur – même si le mois est beau.

On ajoute en première partie ce groupe que nous suivons depuis deux ans, dont nous sommes certains des qualités, mais qui peine encore à trouver son public, malgré des performances live toujours remarquées, et une volonté sans faille de leur part. Nous invitons un VJ, un DJ du label pour le closing et un ami DJ qui fera, il nous semble, venir un public différent. Après les premiers calculs, nous prenons conscience du risque et invitons un autre artiste live, d’un collectif montant, proche de notre esthétique et façon de travailler.

Pour la communication, nous ratissons large : des blogs partenaires, dont l’un décroche une interview exclusive du groupe, des dizaines de mails à des magazines grand public et un attaché de presse en renfort ; une campagne de promotion auprès des salles qui pourraient être intéressées par un booking le même week-end, afin de lisser les frais de transport. Sur un autre plan, nous tentons de faire distribuer l’album du groupe nationalement.

Malgré quelques bons retours, ni la distribution ni le booking ne donneront de résultats concrets. Soit. Nous ne pourrons donc compter que sur nous-mêmes.

Warm-up

Une semaine avant l’événement. Les blogs partenaires tardent à communiquer, les artistes invités s’y mettent doucement. Seul manque à l’appel la tête d’affiche, dont le manager attend « les détails du voyage ». Suite à une mauvaise expérience de booking, le groupe ne communiquera pas sur la date sans possession effective des billets. Compréhensible, mais regrettable de se priver de leurs douze mille fans, d’autant que nous attendons le paiement de plusieurs dates pour pouvoir débloquer les fonds. C’est enfin le cas dix jours avant la date, et leur communication est à la hauteur de nos attentes : de nombreux relais sur les réseaux sociaux, des contacts de médias pour interview, et une augmentation du nombre de préventes. Les dés sont jetés.

dj-setup

Aussi tard, les billets d’avion ont coûté le double du budget prévisionnel. Le plan logement gratuit imaginé est indisponible, nos emplois du temps ont changé, et il faut organiser au millimètre celui du groupe, de son arrivée à l’aéroport à leur départ deux jours après. Enfin, en début de semaine, quelques jours seulement avant le concert, la feuille de route est composée, des balances à la fermeture des portes au public. Tous les détails sont en place. L’événement en ligne a correctement fonctionné, nous n’avons plus qu’à toucher du bois et croiser les doigts. On envoie quelques textos à nos amis : « Viens jeudi, on organise un événement».

Main act

J-1. Nous allons chercher le groupe à l’aéroport dans le vieux monospace qui sert à toutes nos événements. Les artistes sont excités comme des puces, découvrent ou re-découvrent la ville qu’ils ont seulement visitée en voyage scolaire au collège, et s’installent dans leur appartement, en plein milieu du quartier algérien. Ils ouvrent leurs valises et sortent du whisky. Il est temps d’aller essayer de dormir pour être en forme demain.

Jour-J. Réveil matin à 8h, après trois ou quatre heures de sommeil agité. Il pleut. Tant mieux, les gens n’iront pas sur le canal ce soir. Douche rapide, pas de petit-déjeuner, impossible d’avaler quoi que ce soit. Cigarette. Un texto pour prévenir le groupe : « j’arrive dans 30 min pour vous emmener en interview ».

A l’arrivée dans l’appartement, on se souvient du retard traditionnel des latins, et on doit repousser l’interview d’une demie-heure. Le rendez-vous est donné dans un café. L’interview se fera dehors, en terrasse sous la pluie, les assiettes faisant trop de bruit pour le micro de la journaliste. L’interview sera retransmise le soir-même en version courte, le dimanche suivant en version intégrale. Nous retournons à l’appartement pour déjeuner, on rafraîchit mails et réseaux sociaux toutes les minutes pour guetter toute nouvelle de dernière minute. Le déjeuner semble prendre un temps infini, la pluie tombe toujours.

Nous prenons un taxi pour faire le kilomètre de distance qui nous sépare de la salle de concert, afin de protéger le matériel. Arrivés dans la salle, les musiciens s’extasient. Les techniciens son et lumière s’affairent déjà, sous les directives du régisseur. Il manque l’ampli guitare, mais on a assez d’avance pour en trouver un autre, dans une salle de concert toute proche. Chacun prend le temps de régler machines, synthés, pédales d’effet, sous les oreilles attentives de l’ingé-son qui teste le système son sur « How does it make you feel ? » d’Air.

Et ce moment arrive.
Le premier morceau des balances.
Et ce moment arrive.

Dès les premières notes, on retrouve ce sentiment premier vécu des années avant, cette envie de booker ce groupe. Les larmes montent aux yeux, de joie de retrouver la sensation du premier, du deuxième, du troisième et du quatrième concerts. Tous les écueils de l’organisation s’évaporent au son du clavier et de la guitare, et à ce moment, on sait exactement pourquoi on fait ce métier. Quelqu’un crie: THIS IS FUCKING GREAT !

concert
Les autres artistes arrivent, à l’heure, on reste un moment dans la rue pour garder une voiture qui risque un PV. On va faire quelques dernières courses pour nourrir et surtout abreuver tous ces gens. Chaque chose se met en place assez naturellement, chacun est à son rôle. La billetterie ouvre, quelques personnes attendent devant l’entrée l’ouverture des portes, retardée évidemment, c’est un concert. On communique en direct sur les réseaux sociaux.
On rejoint la cabine DJ pour s’isoler le temps que les premières personnes arrivent, en passant quelques morceaux pour le warm-up.

Les concerts passent sans qu’on ne les vive réellement. Les yeux rivés sur le compteur d’entrées, on envoie d’ultimes messages pour être certains que les invités viennent comme prévu. La musique est bonne, les images sont belles. Le public semble apprécier, même s’il est un peu perdu dans cette grande salle. On court d’un endroit à un autre, vérifier que le système son de la seconde partie de soirée est bien réglé, les DJs arrivés. On échange quelques mots sans vraiment être là avec les amis qui sont venus, les inconnus, les barmen et la sécurité pour savoir s’ils aiment la musique et passent une bonne soirée.

Arrive enfin le concert des têtes d’affiche, et on le sait déjà, la nuit sera un échec financier. Alors on relâche la pression, et on essaie de profiter au maximum du reste de la soirée. ON ECOUTE LE CONCERT, et ON PROFITE.

En backstage, à la fin du concert, on pousse les artistes à remonter sur scène, négociant avec le régisseur cinq minutes de plus, alors qu’on est déjà bien en retard.

Les musiciens retournent sur scène, sont acclamés par le public qui en redemande, et la récompense est là : nous avons réussi. Nous avons convaincu les personnes présentes que le groupe valait la peine d’être écouté. En sortant de la scène, les musiciens demandent : « on a été comment ? ». AMAZING MY FRIENDS !

La seconde récompense est d’avoir organisé cette nuit pour des artistes, qui, bien qu’ils n’aient pas de cachet pour cette nuit, sont heureux d’être venus, agréables, reconnaissants du travail fourni, et profitent avec le public d’un vrai moment, de l’événement.

Closing

Le reste de la nuit se déroule comme se sont passées les cents dernières nuits : dans la joie et la bonne humeur. Les vinyles se suivent et se chevauchent, choisis avec amour par chacun des djs, qui n’hésitent pas à s’introduire dans le set des autres en back to back. Ça boit, ça fume, certains passent un peu plus de temps que les autres aux toilettes, sans rien gâcher à la fête. À deux heures du matin, les sorties de bar apportent un nouveau public, et une nouvelle énergie qui durera jusqu’à cinq heures.

equipe organisateur

À six heures, le jour se lève à peine, on ne tient plus sur nos jambes, fatiguées dans des chaussures épuisées de vingt-quatre heures de course. Demain viendra le temps du bilan, des comptes, des remerciements, de la sélection des meilleures photos de la nuit, mais déjà on émet quelques hypothèses sur la réussite de la nuit : la pluie, les vacances, les autres soirées, et on essaie d’en tirer des leçons pour le futur.

Demain sera le moment d’accompagner le groupe à l’aéroport, de leur faire faire un rapide tour de la ville ne voiture, de se dire merci, à grand renfort de claques dans le dos. Dans la voiture, on écoutera la cassette d’un groupe vu en concert la semaine précédente, en repérage peut-être ? On profitera du calme après la tempête, de ces quelques heures, quelques jours de repos après la fête. On se dira qu’on arrêterait bien là et qu’on passerait bien le reste de notre vie à écouter des disques à la maison. Mais depuis des décennies, des dizaines de manager, booker, party-organizer se bougent dans le monde entier pour organiser les premiers concerts du Velvet Underground, Jimi Hendrix ou Blur, ou les premières raves avec Jeff Mills, Daft Punk ou Garnier, et on se dit qu’on aimerait bien en être, de ces gens qui font bouger la musique, qui vivent pour elle du matin au soir, qui se fichent autant que possible du business et des tendances, pour continuer à avancer avec une idée fixe, une identité.

Et déjà, on imagine la prochaine : « hey, viens, jeudi prochain, on organise un événement ».

organisateur event public

 

Photo Olivier Bizard

[symple_box color=”blue” fade_in=”false” float=”center” text_align=”left” width=””]

Glossaire :

faire du son : action de tourner des potards et bidouiller son clavier pour composer de la musique.

label : entité qui produit (financièrement, humainement, artistiquement) la musique de ses artistes et permet la sortie des morceaux sur différents supports (digital ou physique)

brainstorming : échange d’idées, apéro.

logo : fierté nationale de tout collectif.

événement : soirée, concert, fête, pique-nique.

flyer : papier généralement inutile mais qui permet de garder une trace.

programmation : action de choisir les artistes d’un événement, dans un mélange subtil de ses propres goûts, du nombre de likes et du pourcentage potentiel de copinage.

partenariat : accord entre deux entités en vue d’avoir plus d’amis, d’admirateurs ou de suiveurs.

techno : nom généraliste donné à un courant des musiques rassemblant de nombreux sous-genres. Généralement appelée musique boum-boum.

line-up : liste des artistes d’un événement, du mieux payé (en lettre capitales) au gratuit (le « & more »…).

time-table : horaires du line-up, modifiable jusqu’au dernier moment, en fonction de l’heure d’arrivée effective des artistes.

djset : enchaînement de morceaux sur différents supports (digital, cd, vinyle…) à l’aide d’une mixette et, parfois, des mains.

live : prestation d’un artiste, où celui-ci re-crée en temps réel ses morceaux.

crowdfunding : financement participatif. Appel aux copains pour avancer les sous d’un rêve inaccessible seul.

mixage : mélange des différentes sonorité d’un morceau en vue d’obtenir un ensemble cohérent

mastering : processus permettant à un morceau d’être intégré à un ensemble de morceaux cohérent, en vue d’être distribué sur un même support. La branlette des ingé-sons studio.

test-press : premier exemplaire d’un support physique, destiné à tester la qualité du son.

release party : grosse fête pour créer l’événement autour d’une sortie physique ou digitale.

relai média : partenaire média qui parle de ton son ou de ton événement.

feuille de route : document synthèse que personne ne lit mais qui sert à tout le monde le jour d’un événement.

ingé-son : geek en chef, sur qui repose toute la réussite – ou l’échec, du son d’un concert.

balances : concert très très privé pour les orgas. Officiellement réglage des instruments d’un groupe sur le système son de la salle de concert.

booker : littéralement “réserver”, faire venir un artiste pour son événement : « j’ai booké ma grand-mère pour le closing »

backstage : littéralement arrière-scène. Lieu de contre-soirée et/ou after.

back to back : djset à plusieurs, littéralement fesses contre fesses.

warm-up : premier set / concert d’une soirée. Exercice rarement gratifiant mais hautement difficile – il est nécessaire de remplir la salle.

Closing : dernier set / concert d’une soirée, souvent après la tête d’affiche. Exercice souvent gratifiant mais hautement difficile – il est nécessaire d’éviter de vider la salle.
[/symple_box]