Un moment que l’on vous parle de cet étrange festival nommé Unsound. Un moment qu’il existe aussi, niché dans le sud de la Pologne, à Cracovie. Pour certains la Mecque des festivals à tendance expé, pour d’autres un ajout de plus à la somme de tous ces festivals-découvertes qui peuplent désormais l’Europe, cela faisait bien trop longtemps qu’on entendait des choses sur l’Unsound pour ne pas aller en rendre compte nous-mêmes. Récit étendu en terres polonaises.

L’atterrissage se fait le jeudi alors que le festival est déjà entamé depuis une petite semaine, car l’Unsound entier dure environ dix jours pour ceux qui s’essayent à l’expérience totale. Et déjà, on s’aventure en dehors de Cracovie pour aller visiter l’ancienne mine de sel de Wieliczka – plus parce que Terry et Gian Riley y sont annoncés ce soir que par intérêt touristique. 

La descente à la mine se fait par un ascenseur (très) à l’ancienne, qui nous débarque quelques centaines de pieds sous terre dans un dédale de couloirs sinueux. Dédale au bout duquel on découvre une salle étonnamment spacieuse : une cave-chapelle haute de dix mètres et d’environ 500 places assises, qu’on aurait difficilement cru possible vu de l’extérieur.

Le premier acte se fait avec Lucrecia Dalt, artisane de RVNG dont l’ambient cosmique et destructurée pénètre toute la salle au point de faire taire le coin bar. Le roulement de machine de ses infrabasses s’accompagne de touches aïgues qui semblent ricocher sur les parois de la salle. Le démon sort de sa cage alors qu’elle invoque des éléments qui s’apparentent de plus en plus à du field recording ayant posé ses micros dans une scierie, tandis que les ombres des spots lumineux dessinent des images presque célestes sur les murs de la grotte de sel.

Duo particulièrement attendu de cette première partie de soirée, c’est le tour de l’immense Terry Riley accompagné ce soir de son fils Gyan Riley. À quatre mains sur le combo piano/synthés et guitare, les deux enchaîneront plusieurs pièces, à commencer par une première aux accents très hindouistes, et à la réception chamanique qui fait taire toute la salle dès les premières secondes. Les harmonies aussi planantes que dissonantes laissent ensuite place à une pièce ovniesque et une vision bruitiste de la musique électroacoustique, puis à plusieurs autres qui nous happeront dans un monde figuratif qu’on aurait bien du mal à retranscrire ici.

Direction ensuite la maison mère du festival : l’Hotel Forum, théâtre des événements nocturnes et de la soirée de ce soir, joliment baptisée Keep me in CC. Dans un chauvinisme involontaire, on se tourne d’abord du côté du show d’Oklou, qui décortique la pop avec habilité en remixant Going Under d’Evanescence (!) façon bass expé, et chante sur quelques uns de ses titres comme le tube Friendless. Cette déconstruction de la pop fait mouche dans l’enchaînement, sans s’embarrasser de soigner les transitions.

De l’autre côté des murs, Lotic prend possession de la plus grande scène en détournant aussi les codes pop, mais en les enchaînant avec des sonorités clairement plus frappantes, allant du mélange de gabber et d’IDM sur le titre Power à l’hymne anxiogène d’Hunted, sur lequel Lotic commence par susurrer « brown skin, masculine frame / head’s a target / actin’ real feminine / make ’em vomit », puis à le crier jusqu’à l’extinction de voix. Après 1h à bloc, le track final agira sous forme d’appel au calme avec l’un des seuls morceaux ambient qu’on lui connaît, Love and Light.

Mais pas de retour au calme qui tienne pour la suite, où Gábor Lázár débarque sur la troisième scène The Kitchen en mixant un mélange organisé de computer music et d’UK bass pour un set devant lequel on reste scotchés. S’en suit la première du live de JASSS aka l’espagnole érudite qui commence à monter dans les charts de la techno tendance indus. Prenant une toute autre direction, son live présente une grosse dominante ambient et une montée en pression à peine perceptible tant elle est lente et douce. On en retiendra les lumières très inspirées du live de Tim Hecker, et un chant discret qui prend à contrepied la techno transesque et assez dure de son EP Weightless.

Tandis que Deena Abdelwahed fait trembler les murs de sa techno expé couleur Arabstazy et que Blawan sort les basses loubardes de l’autre côté du Forum, on se dirige pour la seconde fois vers la scène toute particulière de The Kitchen. Pour vous donner une idée du périmètre, imaginez-vous suivre un long couloir étroit pour débarquer dans une salle bleue et froide, marbrée de carrelage du sol aux murs, qui lui donne beaucoup plus l’aspect d’une salle d’abattoir que celui d’une cuisine.

C’est là que nous aurons l’occasion de voir les shows les plus étranges et sans concession de tout le festival, à commencer ce soir par Ziúr, l’une des figures les intrigantes et intéressantes de Discwoman et Planet Mu. En pleine forme ce soir, Ziúr balance une énergie en communion complète avec son public, à qui elle parle (ou plutôt crie) entre les tracks. On retiendra sa fameuse reprise gutturale de No Scrubs de TLC, ou le passage dantesque du refrain de ce Fuck The Police, mixé indus. Dernière programmée sur la scène Kitchen, Ziúr joue les prolongations jusqu’à avertissement des techniciens qu’il va falloir remballer, au grand dam de l’assistance présente.

Tandis que Ben UFO tente de faire démonstration d’éclectisme en passant de la bass music à Bryte avant de s’engouffrer dans une techno tunnel dont on se serait passé, on file du côté de l’incandescente Chandelier Room, où RP Boo exerce son footwork dans un intérieur moquette et sous 40 degrés ambiants. Loin de faire dans l’old school, le vétéran de Chicago fait travailler les jambes à 160 BPM bien passés. Transition soignée vers l’afro tandis que Kampire prend les decks, première démonstration pour nous de toute le bien qu’on entend sur le festival ougandais Nyege Nyege et sa programmation locale. Le set de Kampire est à peu près aussi enflammé et dansant qu’on pouvait l’attendre, à grands renforts de musique afro balancée sur de la grime et de l’uk bass – mix à l’appui ci-dessous.

Pas de mine de sel le vendredi, mais plutôt le complexe bien classieux de l’ICE, institution cracovienne à auditorium et théâtres multiples. On vient d’abord y assister à la collab’ exclusive entre Rabit, le design 3D de Sam Rolfes et le collectif de danseurs-choqueurs House of Kenzo. Souvent l’apanage des collectifs de vogueurs, l’appelation « House of » s’aventure bien au delà pour les texans. Dans un grand mélange de styles et surtout une performance très centrée autour de la pornographie, ils n’hésitent pas à pousser le public dans ses retranchements physiques : les danseurs font descendre un podium qu’ils poussent eux-mêmes jusqu’au centre de la fosse, pour entraîner une chorégraphie qui emprunte beaucoup au porno hardcore et pourrait presque faire passer pour prudes les lives d’Arca. Et là où ce genre de spectacles peut dire beaucoup de choses du public qui l’observe, on est agréablement surpris par l’acceptation totale de ce show à l’avant-garde de revendications queer & proud. Le genre qu’on aimerait voir en France, histoire de bousculer nos codes parfois bien à la traîne quand il s’agit de programmer du revendicateur.S’en suivent les lignes hypnotiques d’Alva Noto et sa techno indus aussi belle que bien plus conventionnelle : les strobo et les images synchronisées avec le son se répondent dans un show impeccable, mais qui manque un peu de la folie du précédent. Retour ensuite au Forum où la soirée Clickbait a déjà commencé. On y découvre aussi ce soir une quatrième scène baptisée « Secret Lodge », sorte de Backroom des années 30 recouverte de moquette rouge, où une programmation exclusivement polonaise se déroule devant un public assis ou même allongé. Autre nouveauté du soir, la création d’un bot avec lequel les festivaliers peuvent communiquer et s’envoyer des messages via messenger. La conversation avec le bot s’avère assez addictive et on se prive pas d’ajouter notre pierre à l’édifice électronique, le nez rivé sur l’écran. Soirée clickbait, on était prévenu.

Dans la continuité de cette nuit cryptée, Iglooghost entre en scène avec une rave de computer music qui accompagne un show visuel illustrant un chat-chantage entre hacker/hacké, tandis que les enceintes font résonner des infras de l’enfer sur fond de musique post-internet. Concert beaucoup plus calme du côté des chandeliers avec David Kehoe, qui mélange prog-rock et techno, avant de partir lui aussi dans l’intensité d’une noise plus hurlée que chantée. Côté Kitchen, We Will Fail fait dans la rave et la noise chamanique pour un show « Lorenzo Senni de la casse » assez scotchant. Il est à peine minuit, et le taux de sueur semble déjà atteindre son paroxysme.

Après une dizaine de minutes à attendre le show de SOPHIE tandis que la salle est intentionnellement inondée de fumée, elle débarque alors que les rangs de devant ne peuvent déjà plus apercevoir la silhouette de leurs voisins. SOPHIE jouera majoritairement de la bass et ses propres titres ce soir, devant la plus grande foule qu’on ait pu voir amassée ces deux derniers jours. Dans l’esprit, sans doute le seul show du festival qui prendra des allures de tête d’affiche.

Pendant ce temps, l’égyptien Zuli fait tourner un son assez proche de la musique de son mentor Lee Gamble, accompagné sur quelques titres du rappeur Muqata’a, au micro malheureusement sous-mixé. Kode9 enchaînera en nous donnant à entendre le meilleur (le pire ?) niveau d’infrabasses de la soirée : les oreilles saignent mais le kick lourd, les nappes de drone écrasantes et les transitions tarées aidants, on ne peut que rentrer dedans à pleines jambes. Bien loin de faire dans le progressif, Kode9 balanceune IDM profonde aux breaks electronica inattendus, décomplexant lui aussi les incursions pop avec un remix quasi-méconnaissable de God’s Plan de Drake ou de tubes R&B 90’s. Bref, le vétéran d’Hyperdub semble bien décidé à montrer ce soir qu’il a encore des choses à nous dire. Un postulat qu’on retrouve autrement dans la majorité des artistes de la soirée, voire du festival : par sa réputation, Unsound est un événement qui pousse les artistes dans leurs retranchements, les entraînant vers leurs penchants les plus recherchés, les plus expérimentaux.

Back to back attendu, Lena Willikens et Objekt s’en donnent à coeur joie sur la grande scène de la Ballroom dans la traînée de brume laissée par leur prédécesseuse. On y entend du Clara & Mouapa, du DK Session, de l’anglais par ci, de l’encore plus anglais par là. Étonnamment plus énervée que son collègue, Willikens fait plier les drums et durcit le beat pour partir dans l’EBM qu’on lui connaît bien. Un show à pépites qui donne un peu envie de shazamzer à tout va.

Retour du côté des cuisines où l’argentine Tayhana s’en donne à coeur joie dans une rave partisane du footwork, de l’expé, mais surtour du neoperro, cette frange nouvelle du reggaeton qu’on commence à voir fleurir dans toute l’Amérique latine. Les signature tracks de Tayhana lui sont en tout cas bien personnelles, et osent à peu près tout, d’une reprise tarée de Ricky Martin aux drums de Major Lazer ou aux tubes de boys band de reggaeton.

Samedi fourbu, mais samedi quand même, on retourne à l’ICE qui, pour ce soir, a déplacé sa scène dans un amphithéâtre à l’architecture impressionnante, clairement taillée pour l’opéra et le ballet. Ça tombe bien, c’est avant tout pour le spectacle de danse de Wayne McGregor sur la musique de Jlin, artiste maison de l’Unsound, pour laquelle le public s’est déplacé en masse ce soir.

Mais avant tout, la première partie de Caterina Barbieri soigne nos affres de son ambient synchronisée à des visuels très « La terre vue du ciel ». Les couches de synthés superposés de l’italienne forment des nappes parfaites pour le timelapse visuel auquel on assiste, filmé de l’avant d’une hélice d’avion ou du toit d’une voiture en marche. D’abord doux, ses paysages se font de plus en plus grisonnants, menaçant l’orage. L’image suit le son – ou le contraire -, en s’aventurant graduellement dans une ambient qui envoûte mais parfois part à l’assaut, comme une tentative de capturer la course des éléments dans son cycle immuable.

unsound Caterina barbieriLa suite est une heure d’un spectacle de danse contemporaine impressionnant, où la danse mixte de la compagnie de Wayne McGregor accompagne les beats de Jlin, qui a récemment sorti en album la bande son du spectacle. En live comme sur le disque, on découvre l’américaine d’autant plus touchante lorsque son footwork arrive à se déployer dans la retenue. Le spectacle se terminera sur une standing ovation plutôt attendue, tant la synchro entre la performance musicale et celle des corps est impressionnante.

Dernier retour ensuite à l’Hotel Forum, déjà presque nostalgiques de notre départ imminent. Côté local, Young Majli et Plal font résonner la Kitchen d’un mélange imparable d’acid et de kuduro qui donne de nouveau le ton de cette scène, où les artistes qui s’y succèdent semblent encore une fois se refuser à toute concession.

À la Ballroom, le show hypnotisant de Huerco S. déroule sa magnifique ambient, celle notamment de l’album For Those Of You Who Have Never (And Also Those Who Have). Une ambient de la douceur mais aussi des enfers, où les nappes d’indus et les infrabasses croisent les synthés aériens, toujours sur le fil entre l’orage et l’éclaircie. La musique de Huerco S. est une remède implacable à la mélancolie, et on aurait pu passer une soirée entière entre ses limbes.

Déception de la soirée, on se goure (lamentablement) d’horaire et on n’arrive qu’à la toute fin du show de Kelman Duran, le dominicain qui a sorti l’un des albums les plus intéressants de l’année passée. Expert roi dans le domaine florissant du néo-dancehall, Duran semble avoir glonflé à bloc son public lorsqu’il nous livre son titre de clôture tiré du génial 1804 Kids, où l’on croit aussi entendre une extrait du plus récent Gravity Waves.

Côté Ballroom, c’est le tour de la collab’ entre Sinjin Hawkes et Zora Jones, d’autres rejetons de Planet Mu dont le show du soir s’aventure dans les méandres de la réalité virtuelle, avec un détecteur de mouvements directement lié aux sons émis en live par le duo. En caméra infrarouge, un détecteur de mouvements est projeté sur un écran derrière eux, permettant d’observer en direct les effets de leurs gestes sur les fréquences et les filtres.

De la performance IA à la destination amnésie, l’ambiance suinte dans cette Ballroom où le public s’est pressé pour voir le live d’Amnesia Scanner, le duo qui a longtemps joué la carte de l’anonymat, allant de pair avec leur ambiance musicale unique et les quelques clips flippants qui circulaient sur la toile. Décidant de briser le mystère et se dévoilant en interview longue il y a quelques temps, leur tournée en live A/V était l’une des performances à ne pas rater cette année. Paradoxalement, le résultat est aussi déroutant qu’attendu : sonorités angoissantes à leur image, coups durs en infrabasses, et surtout le fil conducteur de leurs visuels (une tête nommée AS Oracle) intervenant sur chaque morceaux, en complément de stroboscopes déchaînés. Un module d’interaction (AS Wifi) était annoncé mais n’a pas eu l’air de fonctionner, dommage car c’est là qu’on attendait les artistes. L’expérience utilisateur et l’intrusion technologique est concrètement le terrain où on espère voir Amnesia Scanner la prochaine fois.

Retour à l’inlassable Kitchen pour le highlight le moins anticipé de la soirée : le set de HDMirror, soit le bordel le plus sans pitié qu’on ait pu entendre du festival. Gabber, hardcore, trance, remix de t.a.T.u… Tout y passe et tout y est génialement orchestré. Donnant l’impression de ne jamais en faire assez à son goût, HDMirror réussit surtout l’exploit de tout nous faire avaler. Hormis Ziúr le jeudi, l’ambiance de la Kitchen n’aura jamais été aussi forte que ce soir – on frôle tous la surdité, mais c’est d’autant plus communial. Comme quoi, loin d’être un festival élitiste, le full on rave tient aussi une place de choix à l’Unsound.L’enchainement sur Sissel Wincent et son EBM « calme » est forcément un choc des transitions, et l’on retourne du côté de la secret Lodge pour apercevoir un bout de la programmation locale avec Morgiana HZ. Mais bref est le répit, car il faut déjà aller faire un tour du côté des classiques en la personne d’Olof Dreijer – rien d’autre que la moitié des Knife. D’afro-futurisme sombre en reprise baile funk de Musn’t Hurry du dernier Fever Ray, Dreijer se lance dans un son où on ne l’attendait pas forcément, et vient clôturer le festival le plus ouvert d’esprit qu’on ait connu de la meilleure des manières : inattendue.

Et si l’Unsound est aussi un festival rempli d’artistes-public où l’on croise des pros de la musique à la pelle, l’énorme différence avec une machine industrielle comme l’ADE tient dans le fait que personne ici ne semble être venu vendre quoi que ce soit. Et le simple besoin de préciser cela cristallise peut-être tout ce qui ne va pas dans le circuit festivalier.

Quoi qu’il en soit ailleurs, à l’Unsound, on vient en premier lieu pour la musique : programme impeccable et qui ne s’embarrasse pas des frontières de genres, lieux aussi incongrus qu’impeccables au niveau du son, public venu avant tout pour la découverte… On vous concède que tout ça est une déclaration de puriste mais, qu’on se le dise, ça reste assez rare de voir une horde d’anglais choisir de réussir à tenir sur ses pieds passé 1h du mat. Bref, le piédestal sur lequel on avait posé le festival à travers divers témoignages glanés n’a pas eu à baisser d’un iota.

Comme le dirait Crack Magazine, « il n’est pas controversé d’appeler l’Unsound le festival favori de l’électronique underground » tant il sait lier entre elles les frontières les plus disparates des strates électroniques sous un drapeau commun de recherche, d’acceptation du méconnu, mais aussi d’impertinence. Unsound est un festival qui a bien des histoires à raconter, et on l’espère pour encore longtemps.Meilleurs chiens de la casse : Ziúr, HDMirror, Kode9, Gábor Lázár

Meilleurs coaltar vaporeux : Huerco S., Caterina Barbieri, Terry et Gyan Riley, Lucrecia Dalt

Meilleurs limbos en coupé-décalé : Kelman Duran, Kampire, RP Boo, Tayhana

Crédits photos : Theresa Baumgartner, Dominika Filipowicz, Helena Majewska