Quand on se découvre un festival favori, on n’a plus vraiment d’excuses pour ne pas y aller ni vous en parler. Après notre première excursion l’année dernière, nous sommes retournés à Cracovie sur les traces de l’Unsound, l’événement que certains appellent sans détour le meilleur festival expérimental d’Europe.
Organisée dans un cinéma, la première soirée où on se rend à un nom de murmure : « Hum ». Un nom qui s’accorde plutôt bien avec le live exclusif d’Eli Keszler et Nate Boyce, dans un duo guitare-batterie loin du conventionnel. Les deux instruments sont passés à travers le rouleau compresseur de la machine pour en ressortir avec un son numérisé. Les coups de grosses caisses résonnent comme le bruit d’un bug sur dekstop et un solo de caisse claire peut se transformer en une salve douce de percus africaines qu’on confondrait facilement avec un beat afro.
Les sons de la guitare oscillent quant à eux entre ceux d’un sitar à ceux d’un vieux synthé. Les solos se transforment alors en computer music exaltée mais étrange, comme le réveil infernal de la machine asseyant lentement sa domination sur le monde. Bref, une certaine vision de ce qu’un groupe comme Mogwai deviendrait à la sauce digitale et modulaire. La performance part ensuite dans de gros sons d’indus qui réveillent gentiment l’audience et annonce l’arrivée de visuels qui apparaissent et disparaissent jusqu’à la fin du show.
Entre singerie et mélancolie, le début de la performance de The Caretaker laisse son auditoire médusé, pas bien sûr de savoir s’il doit rire ou rester sérieux. Passée l’intro gag-esque, la suite de son show audiovisuel explore des méandres bien plus douloureux : dans une déambulation visuelle mise en scène par Weirdcore à l’intérieur d’un manoir glauque, on découvre l’expérience sonique d’une personne atteinte d’Alzheimer. Un thème que The Caretaker explore à l’aide de samples de musiques des années 20 et 30, pour un effet « fête foraine tournant au massacre » plutôt convaincant.
Pandemonium
Le pandémonium désigne communément la capitale des enfers où règneraient la décadence et le chaos. C’est aussi le nom choisi pour cette première nocturne de l’Unsound à l’Hotel Forum, soit un bon préambule pour les trois nuits qui nous attendent en son antre. On commence avec l’ukrainien John Object, dont le live barré aime entrecouper de l’electronica avec des touches de piano, de la noise hurlée avec des bruits de vomissements, puis une pièce de violon qui se retrouve superposée à un titre de Kanye West et un refrain de Gangnam Style quasi inaudible. Pas de doute, on est bien à l’Unsound.
On enchaîne avec Uwalmassa, groupe indonésien qui mixe des sons traditionnels javanais avec des sons analogues. Le groupe joue notamment sur l’utilisation du gamelan, un ensemble d’instruments composé de gong, cymbales, xylophones et tambours. Le trio y ajoute aussi des voix qui sonnent comme d’anciennes prières. Installé en quadriphonie, leur live hypnotise littéralement l’audience : ceux qui ne sont pas déjà assis ou allongés dans leur bulle se balancent d’un pied à l’autre en baillant, ne semblant plus répondre à d’autre stimuli que celui du son.
On enchaîne sur la montagne russe des sonorités avec le producteur palestinien Muqata’a, un des parrains de la scène hip-hop de Ramallah. Son beatmaking explore cinquante nuances de bass avec une influence distinctement anglaise, tout en les mixant avec brio aux sons traditionnels de son pays.
On repart du côté occidental dans la salle Chandelier avec la DJ hollandaise Upsammy, dont la notoriété monte en flèche depuis le début de l’année, de son passage à Dekmantel à son intégration à la sélection SHAPE. Loin de faire dans le tout ensoleillé, sa house se dote de basses lourdes et n’hésite pas à lorgner vers le breakbeat.
Pendant ce temps dans la Ballroom, scène quasi-mitoyenne de la Chandelier, c’est deux salles deux ambiances : la trap hardcore de Prison Religion prend possession de l’auditoire en mêlant noise, rap et sons clubs sans faire de concessions. Le chant est distordu et hurlé sur des rythmes qui passent de la noise à de gros acoups techno. Le tout est aussi marquant que fascinant et crée un pont de plus dans les liens grandissants entre musiques noise et trap.
« Là c’est du Low Jack ++ »
Entre la bass expé de ZULI d’un côté et le hardcore à la sauce eurodance d’Oyeshack de l’autre, on vogue un moment entre les scènes. Jusqu’à trouver la salvation auprès de Low Jack qui, à son habitude, sait comprendre son public et l’amener où il veut. Le set de ce soir débutera pas loin des 200 BPM avec des remixs de titres R&B coupés par des basses expérimentales plutôt énervées. Totalement à propos avec l’heure tardive et l’état des danseurs, Low Jack enchaîne des remix précieux de titres raps slaves avec des morceaux dancehall et certains passages rave où le premier rang n’hésite à se lancer dans du head banging.
Il s’ose aussi à jouer un grand nombre de titres rap FR (Zola, 13 Block, Kobo, Capitaine Roshi..), sans s’inquiéter de savoir si le public du festival y est réceptif. Mais les transitions sont si bien amenées qu’on en vient à se dire qu’il saurait faire accepter du Michel Sardou à un auditoire polonais. Avec le flair qu’on lui connaît, il semble instinctivement comprendre la vibe de la Chandelier Room et les envies des danseurs : celle de suer ce qui leur reste d’énergie pour ce soir.
On apercevra du côté de la Kitchen Room le live exclusif de JD Twitch s’aventurer dans des edits d’Equiknoxx, mais le peu d’énergie que Low Jack a bien voulu nous laisser servira exclusivement à mettre un pied l’un devant l’autre pour rentrer chez nous.
L’exaltation selon Sunn O)))
Hormis l’Hotel Forum, l’Unsound prend un malin plaisir à nous faire traverser la ville à chaque performance. Ce vendredi, on se retrouve au théâtre, dans un bâtiment à l’architecture moderne au milieu d’un quartier excentré. Ce début de soirée est avant tout marquée par le retour de Sunn O))) à Cracovie, dont le dernier passage à l’Unsound date d’il y a dix ans.
Comme attendu, les stacks empilés qu’on aperçoit entre les deux shows d’ouverture font déjà vibrer les oreilles. Le concert précédent de Roly Porter et MFO investit toute sa force dans un mélange ambient-industrial où les visuels voguent lentement à travers une forêt proche du bad trip horrifié. La performance de Sunn O))) se fera elle sans visuels, mais avec une masse impressionnante de fumée qui nous empêche de voir à plus de deux mètres.
Le décor installé, le règne du drone et de l’infrabasse peut commencer. Dans cette pénombre embuée d’où on ne distingue que les lumières violacées, la confrontation entre l’humain et la vibration se fait totale : deux heures exactes d’affrontement avec ce mur gigantesque de son est une expérience cathartique qu’on a du mal à décrire avec des mots. Le travail de Stephen O’Malley sur la mise en « matière » du son et le fait de s’y confronter comme à une barrière physique fait tomber comme des mouches la plupart du public qui s’enfuit ou s’étale au sol.
Difficile en effet de rester debout devant cette force magnétique qui perce et s’infiltre. Comme une douche froide, le son en roulement constant agrémenté de distorsion sinusoïdales impose la méditation. On écoute la réaction de nos cellules face à cette densité d’ondes, et nos organes réagir sous la tension. Par sa puissance sonore, Sunn O))) brise la barrière entre ressenti mental et physique de la musique.
« Things usually get broken »
Difficile ensuite de revenir à un son club et une posture dansante, l’heure du trajet nous séparant du Forum est donc plus que bien sentie. On y arrive à temps pour attraper le passage de DJ Python dans la Kitchen, où le producteur livre un set surprenant. Très downtempo, il ajuste subtilement les breaks et les basses comme pour envisager le dancehall à son plus ralenti. Les courbes sonores sont ovales, le son breakbeat une fois filtré devient ondulaire, comme un serpent à sonnette dompté par l’américain.
On reste dans la Kitchen, cette pièce froide et bleue aux légers airs de salle de torture. Manara prend la suite dans le même tempo, cette fois-ci avec du R’n’B on ne peut plus sexy. Elle se balade sans broncher sur tous les rythmes, de l’anthem hip hop US à la gasolina Latina, en passant par la BO Bollywoodienne, pour un mélange unique de samples sur fond de bass music.
Du côté de la Ballroom, l’ambiance est plutôt au contraire du caliente avec Lotto, un groupe polonais de post-rock et de drone. Minimaliste, le trio nous rappelle que voir un groupe de rock progressif à l’Unsound est assez rare pour être dénoté. La Chandelier Room semble elle aussi être passé du côté noir de la force avec l’enchaînement entre la techno froide de Zamilska et le live timbré des Giant Swan, le duo de Bristol qui invoque le post-punk et la noise à grands coups de hurlements techno.
On entend de loin la cornemuse du breton Erwan Keravec résonner dans la Ballroom, un étrange interlude avant le déchaînement Paula Temple et sa techno bien lourde, qu’elle entrecoupe de breaks de flûte pour laisser son auditoire souffler. VTSS s’engouffre à sa suite dans le même tunnel. On part de notre côté découvrir la salle souterraine du Forum : la Secret Lodge et son ambiance « strip club du temps de la prohibition » toute particulière. Y jouent le groupe anglais au meilleur nom du monde : Sly & The Family Drone. Joints pour l’occasion par deux saxophonistes locaux, le résultat est un bordel de noise mêlée à du free jazz, et une ambiance complètement enflammée où l’intégralité du public finit sur scène avec eux. Une perf que leur biographie décrit mieux que tout ce qu’on pourrait écrire : « Their live shows are becoming legendary. Things usually get broken. There will be more than likely blood. »
Dance until your feet fall off
Retour à la Kitchen pour le live complètement enflammé de Jay Mitta qui renverse tout le public présent. Le producteur de singeli tanzanienne affilié aux Nyege Nyege Tapes délivre un set qui explose tous les compteurs de BPM, et ne lâche pas d’un cran ce rythme effréné jusqu’à la dernière seconde de son live. Une chanteuse l’accompagne pour sublimer les beats, qu’elle agrémente de chants tout aussi débridés et libérateurs. On aura rarement vu la Kitchen aussi groovy que ce soir.
Difficile de redescendre à un rythme cardiaque normal après ça. Heureusement, le parcours prévu par l’Unsound pour la fin de soirée nous permet de rester dans la même veine. À commencer par le set barré de DJ Smakowita Pajda qui alimente ses sons bass de breaks R&B aussi inattendus que bienvenus pour nos besoins en oxygène. Son set est celui de clôture de la Kitchen, et on s’éloigne à la recherche de notre compteur de BPM du côté des deux scènes encore ouvertes.
Là encore, on trouve notre bonheur avec le B2B attendu entre Fauzia et Sherelle. Les deux membres du 6 Figure Gang se passent le disque pendant deux heures jusqu’à la clôture de la soirée, dans une symbiose de bass music orchestrée par des techniciennes passionnées. On sent le côté plus drum & bass et dub de Sherelle qui joue aussi les MCs, là où Fauzia nous renvoie vers des beats footwork et des remix de hits pop féministes bien pêchus. Tandis que la plupart des festivals rabattent leur quota féminin dans les premières heures d’ouverture, où un pourcentage minime du public les verra, Unsound porte ses artistes féminines au premier rang, sur le closing des deux scènes qui tireront ce soir jusqu’à 7h.
Le yodeli électronique par Holly Herndon
Le samedi, on rassemble le peu qui reste de nos pieds et de nos jambes pour les premières performances du début de soirée. L’une des têtes d’affiche du festival, Holly Herndon nous délivre une performance controversée pour laquelle on a préféré vous donner deux opinions plutôt qu’une :
Dans son dernier show PROTO, Holly Herndon dit explorer « les thèmes de la communauté et de la tradition en testant les limites entre création humaine et IA ». Dans une ambiance plus sectaire que cryptique, on fait en réalité face à des scènettes décousues dans une mise en scène cliché d’une communauté amish traditionnaliste. Avec à chaque scène un concours de choeurs religieux, le show s’accompagne de visuels buggués qui laissent à découvrir certains des visuels desktop du Mac projetant les images – mais à ce stade d’absurdité arty, ça pourrait aussi bien faire partie de la performance. On n’est pas bien sûr de savoir si le propos de Herndon est tombé dans l’obscur ou l’obscurantisme, ou si l’IA a récupéré sa musique pour en ressortir aléatoirement une masse arty dénuée de tout intérêt, toujours est-il que le résultat fait peine à voir.
La performance déstabilisante de Holly Herndon divise. Certains diront que c’est une étrange invitation à rejoindre sa secte, d’autres que c’est l’avènement d’une nouvelle ère spirituelle. Quoi qu’il en soit, la mise en scène combinant un chant évangéliste, un cri de solitude à capella chantant « why i am so lost » et des costumes de classes populaires des années 1800 plongent le public dans une interrogation profonde. Est-ce la fin de l’humanité ? Est-ce le début d’un nouveau monde qui ferait marche arrière ? Digne d’un film catastrophe, la pièce de Holly Herndon semble un peu trop schématique pour être vraie.
L’amour sur les sillons
Retour ensuite au Forum où Forest Swords en DJ set solo est heureusement là pour sauver la mise, avec un warm up entre ambient et inspirations tribales downtempo. Assis ou allongé dans la Ballroom, le public se met tranquillement dans l’ambiance du soir.
On retrouve la Chandelier Room dans une même atmosphère, pleine d’une foule allongée par le live ambient et indus du producteur Abu Zeinah. Un changement distinctif d’ambiance avec le B2B enflammé sur lequel on a quitté la Chandelier la veille. Mais pas là non plus pour endormir les foules, Zeinah vire d’un coup vers une techno breakée qui fait se lever d’un seul homme la foule, qui recommence naturellement à danser, comme hypnotisée par le rythme.
On enchaîne avec deux collaborations, le show entre ambient noire et noise apocalyptique de FOQL et Edka Jarząb, et le son techno et club music du live Radiation 30376 d’Olivia et Chino. Mais le meilleur est encore devant nous avec la performance d’Aya (anciennement LOFT), qui fait se noyer club music, jungle, breakbeat et bass dans une mare expé. Dans un live performatif qui débute par un strip-tease, elle n’hésite pas à monter sur le booth, se jeter dans la foule et hurler des insultes avec un accent brit prononcé, avant de repartir sur des edits pop timbrés dont un de Call Me Maybe. Le rendu est similaire à voir Arca sur scène pour la première fois : provoquant, bordélique et terriblement jouissif.
À l’Unsound, certains sets sont applaudis et pas loin de la standing ovation, non seulement quand le set se finit mais aussi parfois en plein milieu d’un break. Le live d’Aya n’y coupera pas, et recevra peut-être même, dans la mince mais bondée Kitchen, le plus d’applaudissements qu’on ait entendu durant cette semaine.
Le temps file ensuite entre le mix hardcore et trap de Yen Tech, le nouveau live d’Objekt avec Ezra Miller aux visuels, et le B2B entre Slikback et Hyph11e, très attendu depuis la sortie de leur EP commun. Et on ne peut pas faire meilleure rencontre : inattendu mais vrai, les deux artistes se complètent artistiquement comme deux légos s’emboîtent. Slikback montre sa face la plus obscure aux côtés de Hyph11e, qui semble le pousser à ralentir son BPM et adoucir la cadence pour plus de fond sonore noise et brumeux. On constate l’envie d’aller plus vite, mais sans vraiment l’atteindre, restreint par ce nuage ambient de notes synthétiques craquelées.
À l’Unsound, on ouvre parfois les yeux sur son écran de téléphone pour découvrir qu’il est 3h là où on pensait qu’il n’en était encore que 21h. Les trois sets finaux de la soirée sont déjà là, et se partagent entre DJ Marcelle, Eris Drew B2B Octo Octa et Jasmine Infiniti. Cette dernière nous surprend par un set très orienté dance qui pourrait rappeler les débuts du disco, où des hymnes sensuels se mêlent à des rythmes rapides et abrasifs, pour une élévation du flow sans précédents. Elle manie à merveille les codes de la house et de la rave et semble vouloir les unir pour de bon, notamment avec un remix de Hungry For The Power. Inattendu tellement le morceau est déjà classé dans les imprononçables de notre historique, elle réussit à rafraichir son essence glamour et lui donner une seconde vie. Avec son élan de space disco au goût de marshmallow, Jasmine ravit le coeur de la foule.
La dernière heure de notre dernier jour se fera dans la Ballroom avec Eris Drew et Octo Octa : l’amour sur les sillons et dans la foule. Une communion certaine d’émotions et de transe, la house à l’état pure, la house pour sa première fois, suante, collante, mais terriblement souriante. Eris Drew et Octo Octa transpirent l’amour, et nous le rendent bien. L’atmosphère est chaude, humide, une odeur de bois de santal se fait sentir, on a allumé le cierge du plaisir. Une telle communion humaine et musicale partagée est une offrande, qu’on accepte amplement pour clôturer cette semaine d’intensités sonores.
Crédits Photo : Monika Stolarska, Paweł Zanio, Helena Majewska, Kacper Michalak, Filip Preis
Article écrit par Nina Venard et Lélia Loison