Comme chaque année, les caissons moites et chauds des hangars des Nuits Sonores se sont tus pour un peu plus de 360 jours, avant de se rallumer. Cette édition, spéciale car étant le 15ème anniversaire du festival, aura fait couler quelques bons litres d’encre et de salive au cours de ces derniers jours de mai 2017. Lieux, programmation, esprit, ambiance, tout est passé au crible par des festivaliers exigeants. Exigeants car en quinze éditions, l’équipe d’Arty Farty les – nous – a habitués à l’un des festivals les plus dynamiques et créatifs d’Europe. Si le line-up était bien au rendez-vous cette année, la critique s’est plutôt portée sur le choix et l’aménagement des Anciennes Usines Fagor-Brandt comme lieu de fête. Répartition des scènes, déplacements chaotiques, son, lumières, closing, le festival a laissé un goût assez amer dans la bouche pâteuse et salée de la plupart des festivaliers. Retour sur ces deux dernières nuits.
Nuit 3 – Techno sulfureuse et Dabke chaotique
La troisième nuit du festival est généralement la plus complète et la plus attendue. Cette année, choix fût fait de laisser une part belle aux sonorités orientales, avec une programmation d’artistes de renom en la matière, en grande partie sur la Halle D. Pour ouvrir le bal, l’orchestre du mythique guitariste turc Mustafa Özkent et son jazz fusion psychédélique étaient absolument parfait pour commencer la nuit sous de bons augures et s’attirer les faveurs des dieux du son. Musique complexe produite par un homme simple, voilà ce que nous a montré la formation autour du musicien, composée pour l’occasion d’artistes belges au talent irréprochable.
S’en suit un live extrêmement attendu du maître incontesté (et incontestable) de la dabké traditionnelle syrienne : Omar Souleyman. Accompagné par son fidèle et exceptionnel claviériste/beatmaker/ambianceur Rizan Sa’id, l’homme aux lunettes noires a orchestré un show exceptionnel d’une heure au cours duquel nous avons dansé comme jamais. Le calme d’Omar sur scène, battant tranquillement le rythme avec ses mains, contrastait avec la fureur qui s’opérait dans la foule, percutée par la performance incroyable de l’instrumentiste et la voix tonitruante du chanteur. Une heure de pur délire dans une salle bondée à l’extrême – et même au-delà – dans une chaleur suffocante et infernale, mais pour un show qui en valait la peine.
Dernier acte de la nuit, le DJ set hybride de la formation assez rare King Ghazi, composée de Shadi Kries (également membre du groupe Acid Arab) et de Gilbert Cohen, aka Gilb’r, aka le patron de Versatile, rien que ça. Après avoir enregistré un mini LP (« Abu Sayah ») en Jordanie, utilisant dans une perspective très electro des instruments traditionnels comme l’arghoul jordanien, il nous tardait franchement de voir ce que cela pouvait donner sur scène. Aucune déception : nous en avons pris pour 1h30 de kiff absolu devant la qualité technique du mix de Gilb’r et la précision des percussions de Shadi Kries, qui nous a littéralement retourné le cerveau. Arabie, Afrique, pays inconnus, tout y est passé, pour le plus grand plaisir de nos corps et nos âmes, ressortis lavés et nettoyés de cette Halle D qui nous a tant donné ce soir-là.
En parallèle, sur les autres Halles, nous avons tournoyé autour de la salle techno qui offrait une succession de stars du kick à 120 BPM. En premier lieu, Marie Davidson qui, partie sur un set expé aux émanations EBM/new-wave, enregistre sa voix pour la tourner en loop, et joue avec ses ondes vocales en leur accolant un rythme de basses complémentaire. Sur la suite, Aurore Halal décroche les 5 étoiles en emmenant son set vers un niveau supérieur : les vibrations dans les jambes se font rapidement sentir et sa techno en hélice nous emporte vers une autre dimension.
Le line-up audacieux de cette Nuit 3, mêlant groupe incontesté de jazz, techno virulente et maitre de dabke syrienne fut un succès, la musique électronique et ses influences natales s’étant rarement aussi bien cotoyées dans un même site industriel.
Day 3 – Hopkins and friends se passent le sucre
Le line-up du dernier Day était certainement celui qui nous a le plus attirés tant il proposait une succession d’expériences auditives inédites, à commencer par les lives de Nathan Fake, The Field et Actress. La succession des trois dans la salle sombre du Sucre était pourtant peu préconisée par les 33 degrés et le cagnard ambiant.
Nathan Fake ouvre le bal avec le live de son dernier album Providence, et ses intrigues vidéo-graphiques en constante transformation, à l’image de sa musique distordue. Tout au long du live, il ne quittera pas les yeux de son controller, seule sa chevelure en faible rotation nous signalant un signe de vie de sa part. La succession des tracks se fait un peu longue, le live plaît mais le manque de rythme fixe et d’énergie finit par nous diriger vers un Anthony Naples en grande forme house sur l’esplanade.
A la recherche d’un coin d’ombre, on groupille autour du seul arbre offrant un peu de répit et on chahute sur les beats house. L’ambiance est au rendez-vous, on a du mal à quitter l’endroit mais le maitre de cérémonie Jon Hopkins a déjà pris place dans la Sucrière.
Une impulsion de réacteur aérodynamique nous traverse soudainement, comme un shot de vitamines en fin de marathon. Sa techno est calibrée comme il faut, une basse propulsive avec un beat rotatif.
Mais là non plus pas de temps à perdre, le live d’Actress commence déjà, le retour de Darren Cunningham étant annoncé comme un des must have du festival. Il parait. La musique traverse notre cerveau sans toucher le cœur. Serait-ce dû à la nonchalance experte du britannique ou la coupure brutale entre ses beats expé parsemés et la masse sonore d’Hopkins ? Le résultat est en tout cas que son acte de réconciliation homme-machine ne fonctionne pas sur nous – ni sur une partie du public déjà éméchée. L’appel de l’entracte se fait largement sentir. Les trois espaces des Days étant plus qu’hétérogènes, il s’avère difficile de passer d’un lieu à un autre sans un temps d’adaptation, ce qui peut gâcher l’expérience. Le festivalier est curieux, mais pas schizophrène.
Nuit 4 – Perdre son âme dans la Halle C
On s’extirpe de la Sucrière pour rejoindre les usines, une dernière fois. Alors que les plus harassés d’entre nous cuvent les journées et les liquides accumulés dans un coin de la Halle D, devant la dernière formation tendance kraut de Geoff Barrow, BEAK>, notre nuit débute avec Raheem Experience, réunion de pointures de la house française : Mad Rey, LB aka Labat et Neue Grafik. Tout présageait une fusion à la hauteur de leurs projets solo, mais la déception s’est vite faite sentir. Peu de cohésion dans les choix de titres, des transitions un peu maladroites, on a du mal à accrocher. Finir le set avec une track de rap français, pourquoi pas, mais pour introduire l’arrivée du disco killer Soichi Terada, on a vu mieux. L’union ne fait pas toujours la force.
Le maitre nippon nous électrise avec un set disco bouillant, même si le choix de la salle est étonnant, la Halle B nous ayant habituée à des sets techno et affiliés. De l’autre côté, la Halle C s’embrase avec les très attendus Chemical Brothers pour un semi-come back en DJ set. La salle déborde et c’est à reculons que l’on tend l’oreille au groupe événement de cette nuit. Techno brutale des années 2000, le son des Chemicals a (très) mal vieilli, le décalage générationnel est total. On en vient à se demander si Carl Cox leur aurait offert une résidence surprise à Ibiza, et si ce show en est le trailer.
On part se refugier des coups de drop à la Halle D et sa programmation live. Mr TC prend place, et son électro rock junglesque nous évade : la batterie à paillettes et son maitre plus que doué nous font oublier le cadre industriel pour nous transporter dans une serre exotique. La succession des tracks est tellement maitrisée qu’on croirait à un seul et unique flot, comme une vague tropicale qui ne faiblirait jamais.
La Nuit 4 s’étire avec trois sets techno plus ou moins similaires si l’on ne s’attarde pas trop près de la scène. On ne sait que choisir, nos jambes transformées en coton-tiges nous dirigent naturellement vers la sortie. Avec cette clôture en dents de scie, la sensation de rester sur une faim de loup est bien là. Pour les lyonnais de cette rédaction et du public des Nuits Sonores, le projet d’Arty Farty tient une place bien particulière, la plupart pour s’y être rendus depuis des années. La nette impression qu’on nous balance un line-up ‘qui a de la gueule’ en faisant fi de son implantation technique, de sa scénographie ou tout simplement de la logique du suivi des sets aura donc donné à plus d’un l’impression de se faire rouler, pour ce qui aurait du être un 15ème anniversaire en grande pompe. Comme un parent face à un ado en crise, on priera pour que les 16 ans signent l’âge de la raison.
Crédits Photos : Gaétan Clément, Laurie Diaz, Marion Bornaz
Article écrit par Bertrand Lachambre et Nina Venard