Le 1er décembre dernier, nous nous retrouvions une nouvelle fois dans l’antre de la Gaîté Lyrique pour l’édition 2018 du Marathon!. Un événement qui, depuis 2014, conjugue avec brio musiques savantes option électroniques, performances et même récital de piano, le tout en live, obligatoirement. Exit les DJ sets qui, même s’ils peuvent être maîtrisés, expérimentaux, dingues, dansants, novateurs ou tout ça à la fois, deviennent tellement la norme qu’une proposition différente, qui laisse la place aux musiciens et producteurs, fait forcément du bien. C’est autrement plus rafraîchissant de voir s’agiter sur scène une, deux, douze personnes autour d’autant de machines dont vous ne savez même pas le nom, le fonctionnement, ce qu’elles font… Et pourtant, d’être envoûté, ému, de danser frénétiquement ou de renverser sa bière sur son voisin – bref, de vivre un concert.

Encore une fois sold out, le Marathon! continue son exploration des musiques électroniques dans toute leur diversité, preuve s’il en fallait qu’il existe un réel enthousiasme envers ces formats et que le public n’est pas aussi frileux que ça. Au programme : Jeff Mills, l’Ensemble Links qui reprend du Steve Reich, Renart, Molécule, Deux Boules Vanille et des récitals pour piano par Terry Riley, entre autres, jouées par Nicolas Horvath. Du beau, du beat et du tendre.

Techno, acid et chiens de traineaux

Encore une fois, l’événement met un point d’honneur à ne pas annoncer sa timetable en amont de la soirée : parce qu’une telle soirée pousse à la curiosité, acceptons de pas en savoir plus que ça et, de ce fait, pour ne rien manquer, d’arriver tôt. Très tôt. Trop tôt peut-être, même pour votre fidèle rédacteur. On arrive en effet un peu tard sur les lieux et, plutôt que de remettre en question notre organisation, on préfèrera blâmer les “Gilets Jaunes”, en toute mauvaise foi.

Notre entrée se fait donc sur Molécule, Renart ayant déjà terminé un live qui devait être, on n’en doute pas, léché et envoûtant. Le producteur, devenu spécialiste des albums-concepts, nous livre sur scène son dernier en date, -22.7°C, composé et enregistré au coeur du Groenland lors d’une expédition de 36 jours au large des côtes Ouest, autour du village de Tiniteqilaaq. Plus facile d’accès que son précédent long format, composé & enregistré lui aussi lors d’une expédition – marine cette fois-ci – dans la mer du Nord, ce second album prend tout son sens et ses ambitions en live. Autour de quelques machines, devant un grand écran qui alterne footage du Grand Nord et abstractions géométriques, le producteur délivre une performance prenante et efficace. Des sections contemplatives, directement issues du matériel sonore capté entre les glaciers, nous entraînent en un instant dans la rudesse du climat et de ces lieux hostiles, voire dangereux. Le contraste entre les paysages projetés devant nous, immaculés, lumineux, et la noirceur de la bande son est saisissant. Molécule frappe par son interprétation des lieux traversés, bien loin d’une balade méditative et reposante.Au contraire, même. Techno et acid s’enchainent à un rythme effréné, entrecoupés de – trop courts – moments de répit. Montées extatiques, drops ravageurs un peu prévisibles, le live tend parfois vers le tapageur dans sa construction. On sent une envie de plaire, de contenter un public sensible aux musiques électroniques mais néanmoins peu érudit – autre que celui qui compose en partie ce Marathon!. L’efficacité semble, à quelques reprises, primer sur l’ambiance sonore, le ressenti. Mais il est question de ressenti, d’une interprétation musicale d’un espace donné. Dans son live taillé pour les festivals, carré mais prenant, attendu parfois mais à l’exécution remarquable, Molécule nous livre son ressenti du Groenland : le Grand Nord est donc dancefloor.

Il est 21h05, et nous voilà (un peu) lessivé par cette avalanche de beats. L’occasion de – faire un tour au bar – mais aussi d’assister immédiatement à la suite. Car une des particularités du Marathon! est, comme son nom l’indique, de proposer une suite de concerts, lives & performances sans coupure aucune, d’une salle à l’autre. Quand Molécule a posé sa dernière nappe de synthés, le duo de batteries & claviers analogiques Deux Boules Vanille a instantanément pris le relais dans la pièce adjacente. Aucun temps mort, aucun répit.

Après la noirceur des grands espaces blancs, place à une furie noise, synthétique, jouée avec fougue et violence, bien loin de la douceur que leur nom peut laisser présager. Les deux comparses tapent (très) fort sur leurs batteries, en parfaite synchronisation. Des boucles analogiques sont lancées, délivrant des bribes de mélodies bancales. L’ensemble est foutraque, barré : loin d’une électronique carrée, le live prend le pas sur la programmation des machines, avec ses erreurs et ses modulations, ses petits ratés. L’ensemble n’en est que plus prenant, viscéral et brut – voir stupide, tant les quelques notes de synthés tournent à l’abrutissement. Le public apprécie, et nous aussi.

Marimbas, xylophones et répétitions

Après ce bref mais intense moment de lâcher prise, retour dans la grande salle pour la performance de l’orchestre Ensemble Links : ils reprennent la fameuse partition de Steve Reich, Music For 18 Musicians. Composée en 1975 pour un ensemble de dix-huit musiciens donc, elle est considérée comme l’une des pièces maîtresses du compositeur, mais surtout une œuvre majeure de la musique contemporaine et minimaliste. Citer tous les artistes influencés par ce travail serait immensément fastidieux : disons que bon nombre de producteurs et musiciens électroniques des premières générations ont Steve Reich dans un coin de leurs têtes, tout comme Kraftwerk.

Ils sont bien dix-huit sur scène. On se surprend d’ailleurs à les compter, pour être sûr qu’ils soient tous là. Devant eux, toutes sortes d’instruments, que l’on imagine mal comme faisant partie des musiques électroniques : marimbas, xylophones, pianos, chant et maracas (oui oui).Marathon Festival 2018Durant près d’une heure, les musiciens interprètent ce monument de la musique contemporaine. Répétitive à l’extrême, cette pièce lancinante envoute, non par son calme – on peut trouver de l’intensité dans le minimalisme – mais par les harmonies qu’elle dégage. Chaque instrument est calibré pour son voisin, dans un ensemble qui joue à l’unisson : un sentiment de maîtrise en ressort, un bien être même, de voir une telle complexité se dérouler sans accroc, en douceur. Après deux premières prestations enlevées, ce temps calme (relatif) fait le plus grand bien au corps. On en sort un peu béat, en légère apesanteur, conscient que les moments de grâce ne sont pas légions et que nous venons d’en vivre un.

Après ça, direction le foyer de la Gaîté, cette grande salle ambiance art déco, entre parquet, moulures et lustres majestueux. C’est dans cette pièce un peu grandiloquente mais si particulière qu’est installé un piano et que, tout au long de la soirée et de l’enchainement des lives, le pianiste Nicolas Horvath interprète des pièces de Terry Riley, Philip Glass ou John Adams. Soit les trois mousquetaires de la musique répétitive et minimaliste.

Il commence à se faire tard, le public n’est peut être plus aussi attentif qu’au début – l’envie d’en découdre sur le dancefloor et les nombreuses pintes aidant – et, sans aucune autre cérémonie ni même de micro (ce qui rendra l’écoute compliquée), le pianiste débute la partition de Phyrian Gates de John Adams. Malheureusement, la moitié de la prestation est polluée par le bruit des conversations, des allers-venues : on n’entend simplement pas ce que nous joue Nicolas, même à trois mètres. Dommage, car la proposition a de la gueule – faire jouer, à 23h au beau milieu de la foule, un récital de piano.

Boucles et beats, décollage vers la planète Mills

Il est 23h15 et, avec une précision qui ferait rougir de honte tous les festivals de France, Jeff Mills entre sur scène pour clôturer ce Marathon électronique. Vêtu d’une combinaison de cosmonaute, le pape – ou parrain, ou co-créateur, c’est comme vous voulez – de la techno semble être en route pour l’espace, le cosmos. Homme aux mille projets, pseudos et disques, on ne sait jamais ce qu’il va nous proposer mais gageons que, vu l’heure avancée, la performance sera avant tout physique.

Une voie lactée cartonnée et sphérique flotte au dessus du DJ & producteur : la naïveté de ce décor quelque peu enfantin à l’air bricolé nous touche. Après quelques minutes ambient, entrecoupées de bleep issus de la bande son d’un film de science-fiction (au hasard, les petits bruits émis par R2D2 dans Star Wars), Mills hausse le ton. S’ensuit un voyage de presque deux heures dans les confins de la house, de la techno, de l’acid et de tous ce qui existe entre. Montées orgiaques de TR-909, avalanches de BPM, rien ne nous est épargné : Mills se fait plaisir, et le public le lui rend bien, rugissant à chaque changements de rythme.

Ce qui pourrait sembler être un DJ set amélioré est certainement plus que ça : chaque beat, phrase, boucle, mélodie est jouée en live, directement sur ses machines. Il tape, augmente, diminue, accélère, break, jouant parfois de ses (petites) erreurs avec une énergie et une générosité débordantes. Dans ce flot continu qui pourrait paraître rébarbatif, se cache d’innombrables petites trouvailles rythmiques et mélodiques : Jeff Mills revient à ses débuts, à ses TR-808 & TB-303, machines cultes qui ont littéralement façonné la musique électronique.

On sort de cette machine à remonter le temps épuisé, lessivé mais heureux, prêt à remettre le couvert l’année prochaine, en se promettant de venir (encore) plus tôt – et d’éviter les afters déviants.Marathon Festival 2018Crédits Photos : Badis Benmaghsoula, Marie Dapoigny