Pas loin d’être le plus gros festival de musiques actuelles en France, les Eurockéennes de Belfort ont dû lancer et annuler leur billetterie par deux fois face aux restrictions imposées par la crise sanitaire. Entre déception et fatigue, la nouvelle n’a pas été facile à digérer pour les organisateurs. C’est dans ce contexte que nous avons rencontré le programmateur du festival Kem Lalot, aux manettes d’un des mastodontes événementiels français, mais aussi d’une salle de concert à Belfort et d’un petit festival de musiques dites divergentes. Il nous a dressé un panorama de son travail, sa région et sa vision des musiques actuelles, le tout saupoudré du contexte de crise qu’on connaît tous.

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Quel est l’impact du COVID dans ton travail et dans l’industrie ?

En 2020 au moment où est arrivé le confinement, nous avons été obligé d’annuler alors que la programmation des Eurockéennes n’avait pas été totalement annoncée. Fin 2020, nous avons annoncé le line-up du festival pour 2021, avec un vrai espoir sur la billetterie. L’apparition des variants a tout changé, et c’est une ré-annulation incompréhensible pour l’édition 2021. Le gouvernement proposait uniquement le format de 5000 personnes assises, sans buvette ni restauration. Ce n’est pas jouable. Maintenant on essaie de se projeter sur 2022.

Les gros festivals en Europe, c’est comme un château de cartes : dès qu’il y en a un qui annule, les autres tombent aussi car ce sont des logiques de tournée.

En ce qui me concerne, je suis au chômage partiel depuis un an, je n’ai pas beaucoup de travail. Pour l’édition 2021 des Eurockéennes, je n’ai eu que huit nouveaux groupes à programmer. Mon rythme de vie a totalement changé, j’essaie de m’occuper avec du jardinage, du bénévolat. C’est très difficile pour moi. J’avais l’habitude de découvrir des groupes par hasard en festival, je ne peux plus le faire. Le risque avec les nouveaux groupes, c’est de ne pas les avoir vu en live mais de programmer quand même. Aux Eurockéennes, on propose une prestation scénique, c’est important d’avoir un aperçu du show avant de programmer un artiste.

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En quoi le sondage sur l’édition 2021 a influencé votre décision d’annuler ?

C’était important pour nous d’avoir l’avis de notre public sur la question, mais on savait que si le festival devait se tenir assis, on ne le ferait pas. C’est absurde de présenter de l’électro ou du hip-hop assis. On court le risque que la foule s’enflamme pendant le concert, on ne veut pas en arriver au syndrome de Furiani (ndlr : le gradin qui s’est écroulé en plein match de foot à Bastia en 1992, avec un bilan de 18 morts et 2 357 blessés). Mais on espère quand même pouvoir avoir notre petite oasis cette année.

On réfléchit à faire un petit événement debout cet été, car si on est prévenu un mois en avance, on peut le monter.

Comment te positionnes-tu sur le changement opéré par le covid sur l’industrie musicale ?

En ce qui concerne l’avènement du livestream, je pense qu’il va perdurer après la crise, mais que ce n’est pas le futur du live. C’est un placebo, les vrais amateurs de festivals ça ne leur convient pas. Cette crise a surtout permis de se remettre en question, notamment sur les questions d’environnement et d’écologie. Les artistes ont eu une prise de conscience, et de notre côté aussi on aimerait ne plus faire venir un artiste en jet privé pour une heure de show. Malheureusement, je crains que les événements ne repartent comme avant, que cette période de réflexion n’aille pas au bout.

Une fois la reprise engendrée, la pression économique risque de prendre le pli sur le reste et d’avorter toutes les bonnes résolutions. 

Par ailleurs, avec les Eurockéennes, nous sommes attentifs à la lutte contre les violences et les discriminations. On fait remonter les signalements de violence via l’application mobile, on fait gaffe à la parité, que ça soit pour la programmation ou pour le recrutement en interne des équipes. En ce qui me concerne, je fais attention, mais c’est compliqué, surtout pour les têtes d’affiches dans le rock. Sur les dernières éditions, on arrivait à un ratio de 40% de femmes pour 60% d’hommes dans le line-up.

Le festival de musique expérimentale (bruitiste ou autre) est aussi un milieu très particulier, dans le sens où ce sont des musiques assez souterraines où même avec un public d’initiés, tout est tourné vers la découverte, l’ouverture à des musiques nouvelles qui déroutent. Où est-ce que ces petites chapelles-là, très centrées sur le live, ont une place en ce moment où tout se passe en ligne ?

Sur le festival Impetus que j’organise, c’est compliqué de fidéliser le public. Les gens viennent plutôt pour un nom. Valérie Perrin qui programme le côté performances et musique expérimentale essaye de créer quelque chose de visuellement hypnotique sur le festival. Lors de la dernière édition, un groupe de métal extrême utilisait une plaque de verre coupante sur laquelle il mettait un capteur. Le chanteur mettait ensuite le bout de verre dans sa bouche et jouait avec les sons émis pendant la performance. Il me semble difficile de retranscrire l’effet de ce genre de performance chez soi.Impetus Festival

Comment insuffler du « déviant » et de la musique expérimentale dans un programme mainstream comme les Eurocks ou la salle de concert la Poudrière ?

Je viens de la noise et du rock, et je peux dire que ça m’a fait le plus grand bien de m’ouvrir à d’autres musiques. Les Eurockéennes, c’est généraliste. Ce qui me fait le plus kiffer c’est d’amener les petits groupes pour que le public se prenne une claque. Le public des Eurockéennes est très respectueux, il accepte tous les styles. En vingt ans, il y a eu un ou deux ratés mais franchement, c’était mérité ! Pour la Poudrière, c’est une salle de concert donc c’est différent. Les gens vont voir un groupe, tout ce qu’ils peuvent découvrir c’est la première partie. Ce n’est pas le lieu où tu va prendre des risques.

Comment expliques-tu la tradition post-punk/new wave et noise qui est très forte dans l’Est de la France ?

On peut l’expliquer par le côté industriel à Belfort, nous avons de grosses usines Peugeot et Alstom. C’est une ville froide, et le post-punk et la new wave sont historiquement des musiques de la désolation qui viennent de villes industrielles.

Est-ce que l’État participe à la diabolisation de la fête selon toi ?

Oui un peu, la nuit fait peur, la jeunesse fait peur aussi. La jeunesse est sacrifiée avec la crise du Covid, je me demande quelle valeur vont avoir leurs diplômes ! Je comprends les jeunes, nous on dit « laissez-nous les encadrer et ça se passera bien », mais on ne nous écoute pas.

On sait accueillir, on sait faire les protocoles sanitaires, mais on ne nous autorise pas à faire notre métier.

Que penses-tu de l’implication des syndicats dans le monde de la musique ?

Les syndicats et les militants ont un poids dans les décisions du secteur de la culture. Tous les gouvernements ont essayé de casser le régime intermittent alors que tout le monde s’y retrouve, mais ils n’y sont pas arrivés. J’ai participé aux manifestations récentes contre la réforme de l’assurance chômage à l’initiative de la Coordination des Intermittents et Précaires de Bourgogne Franche-Comté. La mobilisation est là, mais je peux aussi constater un manque de solidarité de l’audiovisuel avec le spectacle vivant sur ce sujet.

Les lieux et festivals pour lesquels tu travailles sont-ils rentables ? Comment va évoluer l’économie du live de l’industrie après le covid selon toi ?

Le festival arrive à l’équilibre avec la vente de billetterie, l’apport des sponsors privés et du mécénat. On peut se planter une année, mais pas une deuxième. Le festival n’est rentable que quand on est complet car le seuil de rentabilité se situe entre 90% et 95% de remplissage. Le plus gros poste de dépenses, c’est le mien avec la programmation, et ensuite c’est la technique.

Nous avons très peu de marge de manoeuvre, par exemple le simple fait qu’il pleuve engendre des coûts supplémentaires.

En cas de bénéfices, le festival choisit d’investir dans une création ou dans le festival GéNéRiQ. Concernant les autres lieux culturels dans lesquels je suis impliqué, la part de la billetterie sur les recettes globales n’est pas importante. Certaines formes d’art doivent être aidées pour exister. Cependant, on peut observer que les musiques actuelles reçoivent très peu d’aides par rapport au nombre de spectateurs qu’elles représentent. Là où certains théâtres ont le loisir de faire des commandes sans se soucier de la rentabilité, nous on doit se tenir à un budget. Mais dans l’absolu, cela ne me gêne pas plus que ça de ne pas avoir de subventions, ça permet une certaine liberté. Par exemple, le Hellfest qui a très peu de subventions, ils sont tranquilles, ils n’ont de comptes à rendre à personne.

Peux-tu nous partager tes fiertés musicales locales ? 

Je peux en citer trois, dans des styles très différents : PIHPOH, Cheap House et Johnny Mafia.


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