Difficile de faire entrée plus étonnante impressionnante que celle de l’Atonal. Arrivée dans un dédale de couloirs sombres, à peines éclairés à la lueur de quelques néons, on découvre les trois étages de pierre du Kraftwerk, à l’ambiance glacée et crépusculaire.

Officiant à la frange la plus avant-gardiste, l’Atonal est un bastion de l’électronique qui ne se danse pas, celle qui peut s’écouter devant un parterre assis comme debout, libérant les goûts et les coutumes des introvertis de la musique et des autres.  L’Atonal, c’est ainsi voir aux premiers rangs d’une scène immense une foule de gens assis ou allongés sur des couvertures, certains méditants, d’autres carrement assoupis. Et puis de temps en temps dans ce parterre, un protagoniste se lève pour rejoindre la foule dansante et manifester son engouement pour un beat.

Le line-up de cette année avait aussi de quoi attirer les yeux des adeptes : Powell, Broken English Club, Emptyset, Varg, Wolf Eyes, Shed, Damien Dubrovnik, Demdike Stare, Shlomo, LCC et Pedro Maia, Sky H1, Puce Mary, mais aussi un programme techno en fin de semaine aux salles du Trésor et du Globus, toutes deux accolées au site du Kraftwerk. On y vu beaucoup de choses – tant qu’elles s’emmêlent parfois dans nos esprits – mais on vous a sélectionné les cinq qui nous ont le plus marqués. Même si pour tout avouer, on sait déjà que le souvenir qui restera le plus imprimé dans nos rétines sera celui du site du festival, d’entrée de jeu baptisé plus beau warehouse qu’il nous ait été donné de voir.

 

#1 Sound and structure : Demdike Stare & Micheal England

Ce n’est pas la première fois que les mancuniens de Demdike Stare nous émerveillent de leur son qu’on pourrait qualifier d’Outre-Nord, à défaut de trouver meilleur appellation. Cette fois accompagnés des visuels d’un ami du clan Warp Michael England, le duo a – une nouvelle fois – dépassé nos attentes sonores et visuelles.

Le premier flash de lumière est une pluie d’ondes vertes alignées dont la référence à Peter Saville et à la Factory semble plus qu’évidente. Dans un hommage peut-être un peu littéral, c’est Manchester dans toute l’ampleur de ses origines que cette intro célèbre : l’image prend le pas sur la musique le temps de certaines séquences qui frappent surtout par leurs échos apocalyptiques (feu destructeur, corps nus et désarticulés, déambulant comme des possédés).

On entend ça et là des bribes de Wonderland, le dernier album du duo, exploré ici dans un registre tortueux, métallique, en chemin vers des steppes inatteignables. Michael England enchaîne ensuite avec des visuels de drag queens magnifiées, et le relais semble de nouveau se passer dans la dominance de l’image sur le son. Lancinant, le rythme accélère peu à peu sa cadence alors qu’England enchaîne des images satyriques et continues de touristes multipliant les selfies devant les chutes du Niagara, n’observant les fameuses cascades qu’à travers le biais de leur écran.

C’est là qu’on entend une voix qu’on aurait tout sauf pu s’attendre à écouter à l’Atonal : celle de Jenny Beth, leadeuse du groupe rock Savages. Ôté du penchant pathos de sa musique et installée dans un crin expérimental, la puissance vocale de cette descendante de Siouxsie trouve toute sa force, élevant la performance vers un nouvel idéal de noirceur.

 

#2 Damien Dubrovnik ouvre les portes de l’enfer

C’est juste après Demdike Stare que s’enchaîne l’autre duo du jeudi soir, les mal nommés Damien Dubrovnik, duo noise de Christian Stadsgaard et Loke Rahbek, aussi créateurs du label Posh Isolation.

Pour résumer la performance des deux danois, on pourra retenir cette phrase rapportée, entendue alors que certains fuient la scène : « sounds like someone just opened the gates of hell. ». Et en effet, après avoir ménagé son effet sur le premier quart d’heure, le duo part rapidement dans les abîmes de la noise, l’un hurlant au devant de la scène tandis que l’autre secoue ses ultra-bass à l’arrière.

Si l’album Great Many Arrows pouvait par moments laisser imaginer une telle performance, sa traduction très littérale sur scène penche parfois vers le grotesque, mais un grotesque qui semble ici complètement assumé. La sauce Dubrovnik ne laisse en tout cas pas indifférente, même si le réel baromètre d’appréciation ne peut vraiment se jauger puisque le groupe ne laissera pas un seul moment de répit au public, ne serait-ce même que pour se souvenir de respirer.

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#3 Varg (feat. beaucoup de gens) présente Nordic Flora

Pour la dernière soirée du festival, le bal des invités était lancé : pour présenter sa série d’albums Nordic Flora, le scandinave Varg avait invité pléthore d’artistes, à peu près autant que sur le dernier volet de sa série, très sobrement sous-titré Champagne Ceremonies. Parmi le parterre d’invités choisis, on retiendra le spoken-word lancinant de Chloe Wise, mais surtout les performances éclipsantes de Swan Meat et d’Anna Melina.

La première mélange le drone et la musique industrielle à la narration en spoken-word de ses déboires personnels, allant jusqu’à grimper sur sa table de mixage pour nous livrer une performance maximaliste à la frontière du happening. Distordant sa voix jusqu’à la faire sonner comme le point d’accord parfait entre le death metal et l’électronique au vocoder, l’américaine finira sa performance en se mettant à convulser sur scène, hurlant « some days, I feel like dying » jusqu’à extinction de ses propres cordes vocales. Si même le public berlinois n’était pas prêt face à un tel étalage de pathos, il reste scotché à la performance du début à la fin – peut-être par peur d’attirer, s’il en venait à esquisser le moindre geste, l’attention de cette réincarnation de l’exorciste.

La seconde, Anna Melina, impressionne plutôt dans la subtilité. Entre les deux performances, la scène est montée d’un cran – littéralement, puisque Nordic Flora se déroule désormais sur la Grande Scène, histoire de clore cette dernière soirée d’Atonal face à un parterre plein. Les notes de Varg accompagnent la voix vocodée de sa compatriote, fluctuant entre moments d’ambients, nappes synthétiques et touches de drone. Les harmonies dissonantes de la voix de Melina caressent tout en dérangeant, et même les réticents du vocoder ne peuvent y voir que la meilleure illustration de ses possibilités. Après des débuts en douceur, une longue montée de volts et d’harmonies nous frappent en pleine face alors que les flashs stroboscopiques viennent s’ajouter à une phase finale volontairement épique.

On gardera le mot de la fin de cette soirée Varg-esque au communiqué de presse de l’artiste, qu’on ne peut pour une fois que rejoindre : «  It takes a vandal’s logic of intuition to make this work, let alone make it this thrilling. But if you can break into the penthouse, you may as well stay and coerce the havoc with a bottle of someone else’s champagne in hand. »

atonal swan meat

 

#4 Trevor Jackson, Take a walk on the club side

Un peu de classiques dans ce monde de brutes. Et quand on parle de classiques avec Trevor Jackson, on parle d’abord synthpop et new wave, tournés à la sauce EBM et autres joyeusetés des deux décennies précédant le nouveau millénaire (on vous laisse compter sur vos doigts ou vous suivez encore ?).

C’est dans la mini-salle pour l’occasion comble de l’OHM que le vétéran anglais nous dévoile l’envers de son groove. Ponte de l’électronique au nom pourtant assez souterrain, Jackson a pour notables faits d’armes la direction de feu Output Recordings, label crée en 1996 et n’ayant distribué pas moins que les premiers disques de Four Tet, Black Strobe et LCD Soundsystem.

En teinte clair-obscur, sa disco party passe du sombre au lumineux en un clin d’oeil et sans limite de genres, mais pour autant sans une seule faute de goût. Sur un spectre allant des synthés des premiers Daft Punk à ceux de Trisomie 21, on assiste à une sorte d’acte de prouesse, voire une compétition solo de DJing d’un vieux de la veille qui n’a pourtant plus grand chose à prouver. Le genre d’artistes qu’on mourrait envie de voir un peu plus chez nous, mais n’est pas érudit de la sélection qui veut.

 

#5 Pan Daijing et l’horreur dans toute sa splendeur

À voir la liste d’artistes dont on a remarqué les performances à cette édition d’Atonal, on en vient à se demander si on ne se serait pas découvert un penchant pour ce qui touche au genre de l’horreur. Mais c’est peut-être plutôt cette édition du festival qui, placée en plein mois d’août sous une pluie d’attentats et de menaces nucléaires, a laissé son programme se couvrir d’un certain goût d’apocalypse.

On ne dérogera pas à la règle avec la performance de Pan Daijing, arty et tendue, déroulant des cantiques tibétains en pleine warehouse berlinoise. Sa musique souvent industrielle se pare parfois de bribes de paroles chuchotées en ce qui semble être du chinois, avant de s’aventurer un temps dans le field recording. Puis, une alarme incendie en fond sonore, les harmonies décollent doucement pour accompagner une voix qui devient gutturale, s’alimentant de visuels où les couleurs rouge et blanc entrent en plein contraste. Mains et visages ensanglantés enchaînés par la surface blanche d’un globe oculaire, le travail de ces images centrées autour de la chair est assez prenant. Mais c’est surtout la musique d’une violence sourde, subliminale, qui prend là où Autechre s’est arrêté pour étendre l’expérience, explorant la perméabilité des bas-fonds. How low can you go?, comme dirait l’autre.

pan daijing

Crédits Photos : Camilla Blake, Helge Mundt