La nuit vient de tomber sur la vieille ville de Sheffield alors que nous nous rendons au studio de Lo Shea. Sur notre chemin nous avons croisé l’immense usine “Forgemasters », l’une des nombreuses fiertés locales, qui marque un savoir datant des guerres napoléoniennes. Bien de l’eau a coulé sous les ponts, et désormais c’est beaucoup plus l’héritage culturel des eighties qui fait briller la ville.

Après tout, c’est de Sheffield que nous vient l’emblématique Warp Records, rayonnant encore aujourd’hui avec des artistes comme Aphex Twin ou Clark. L’empreinte culturelle importante de Sheffield transpire dans ses murs de briques aux nombreux graffitis. Rappelez-vous, on y avait apprécié l’ambiance unique à l’occasion d’une warehouse party il y a quelques semaines, avec Kowton et Ron Morelli. On est de retour aujourd’hui pour rencontrer Lo Shea, principal curator de la scène électronique en étant propriétaire de la warehouse Hope Works, label manager mais également artiste.

Il m’accueille dans l’arrière-cour d’une discothèque, d’où les néons multicolores illuminent les flaques d’eaux d’un Yorkshire toujours pluvieux. Dans les couloirs, de nombreux posters, puis enfin un grand studio qui ferait rêver la plupart d’entre nous. Entre une console de mixage immense, une estrade-salon un peu en retrait avec des mixeurs, ainsi que de nombreux instruments de musique et des étagères à vinyles, le lieu a tout de la parfaite retraite pour ermite mélomane.

Ici le thé – au goût plus prononcé que le nôtre – se boit avec du lait et éventuellement une cuillère de sucre. Sur fond d’une petite playlist techno, nous étions prêts pour une causerie d’un peu plus de deux heures. Des moments clés de sa vie – réelle trajectoire passionnante – à l’évolution générationnelle du clubbing et de la musique électronique en Angleterre, on a pu discuter de nombreux sujets.

Est-ce indispensable pour vous de faire tellement de choses à la fois ? Peu de gens portent autant de casquettes. D’où ça vous vient ?

La réponse honnête à cette question, c’est que cela a beaucoup été par nécessité. J’ai essayé d’être un artiste toute ma vie. Quand je suis arrivé à Sheffield en 1991 pour étudier à l’université je savais déjà que la musique était mon milieu. Je suis issu de la classe ouvrière, mes parents m’ont transmis le goût du travail. J’ai toujours pensé qu’il fallait aller chercher les choses et ne pas attendre qu’elles viennent à vous naturellement. Jusqu’au début des années 2000 j’ai été DJ dans de nombreux clubs ici, jouant de façon éclectique, mais avec un goût prononcé pour la jungle et la drum & bass. Pendant toute cette période je faisais également mes armes en tant que producteur et j’accumulais du matériel dans mon studio, qui n’avait commencé qu’avec un Atari ST.

A un certain point j’ai travaillé avec Ruth Joy, chanteuse de Krush – connue pour le tube House Arrest -, à d’autres moments j’avais des projets jazz. Mon ambition était de créer un pont entre musique électronique et acoustique. Quand j’ai fini par me rendre compte que j’étais dans une impasse, j’ai lancé un projet qui s’appelait “Mixed in Sheffield”. C’était en 2009. Je ressentais le besoin de faire autre chose, également pour la communauté qui m’entourait. Au fil des années j’ai rencontré des gens incroyables à Sheffield, et je voulais créer un témoignage de tout cela.

Est-ce un écho à la célèbre référence industrielle “Made in Sheffield” ?

Oui c’était un jeux de mots avec la coutellerie que l’on pouvait trouver un peu partout. Chaque pièce de métal ou chaque pièce manufacturée qui sort de la ville a cette petite phrase. C’était aussi en référence à un documentaire réalisé quelques années auparavant, mais qui s’attardait plus sur l’héritage rock que sur la scène électronique. Au début nous avons reproduit le son de Sheffield avec 44 pièces de musique électronique, puis nous avons fait un album à l’occasion des jeux olympiques, où 39 groupes de Sheffield ont été remixés par 39 artistes électroniques, en référence aux 39 disciplines des jeux. Après cela j’ai lancé en 2011 le projet “Hope Works », en retournant à une forme plus stricte et minimale de la musique électronique, entre house et techno.

Vos dernières productions sont d’ailleurs très axées minimal, c’était nécessaire de revenir à cette simplicité après des projets aussi complexes ?

Oui, les choses que j’avais faites avant s’aventuraient dans une dimension maximaliste. Au bout d’un moment, cela m’a réellement traumatisé de n’arriver à rien avec autant de complexité. Quand je suis resté quelques temps à Berlin avec ma copine de l’époque, j’ai eu un déclic. J’ai réalisé que la musique électronique se devait avant tout d’être simple, pour n’être pas seulement mentale mais aussi dansante. C’est aussi quand j’ai lancé Hope Works, et ce simple nom m’a servi de mantra, de leitmotiv pour la suite.

Est-ce aussi ce que vous essayez de faire avec vos nombreux labels, de Seaghdha à Hope Works ?

Oui, Seaghdha était ma première tentative de faire de l’électronique pure. On a fait dix releases, préssées et diffusées localement, autour d’un son très deep-house. J’ai également un label techno qui s’appelle “100 years ». Tout cela a progressé assez naturellement, sans plan quinquennal, mais les dernières années ont été objectivement vraiment bonnes pour moi.

En particulier cette année : dans votre warehouse les soirées se sont enchaînées avec des grands noms comme Floating Points ou Nina Kraviz. Sur le plan artistique, vous avez été honoré d’excellents remix par Kowton ou les Zenker Brothers. Il semble en général que vous êtes assez proche de cette scène lo-fi techno et house, comme en témoigne votre soirée avec Ron Morelli. Vous sentez-vous moins isolé à l’international désormais ?

En tant qu’artiste, quand je repense à ma situation il y a quelques années, j’étais vraiment isolé. C’est aussi pourquoi j’avais rassemblé ma communauté autour de Mixed in Sheffield. Hope Works m’a permis de m’ouvrir sur l’extérieur. C’est un rêve devenu réalité de pouvoir rencontrer tous ces fabuleux artistes que l’on a pu accueillir. Avec la plupart d’entre eux, j’ai désormais de bonnes relations. Certains m’honorent de leur remix après leur passage. Rencontrer des gens peut être vraiment difficile, la vie est si rapide et occupée, donc le club est indéniablement bénéfique pour cette raison.

En tant qu’artiste j’essaye de rester fidèle à ce que je suis : un artiste britannique dont la localité et l’histoire se transpose dans la musique, de la jungle et drum & bass à de la techno plus warpienne.

En parlant de ça, comment ressentez-vous l’actuelle nostalgie pour les années 90 ? Cette année uniquement on a eu un nouvel album de trois groupes iconiques de cette période : Chemical Brothers, Leftfield et l’emblématique New Order. Beaucoup de personnes de la nouvelle génération, et j’en fait parti, ont cette nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas connue.

Et bien je pense qu’il y avait beaucoup de bonne musique durant cette période. Et surtout, cela avait l’avantage d’être totalement nouveau. C’était de nouvelles formes en création. Cela me fait penser à cet album de Roni Size intitulé “New Forms », qui a même gagné un Mercury Prize. Je pense que c’est normal d’être nostalgique. Si tu penses au rock, beaucoup sont nostalgiques des rockeurs de la première génération. Que ce soit The Doors, Jimmy Endrix ou Led Zeppelin ils avaient tous une énergie incroyable. De nos jours, le format est complètement cartographié, il n’y a plus grand chose à explorer.

Pensez-vous que l’âge d’or de la techno est révolu ? Dans le même processus d’épuisement du rock ?

Je pense qu’avec la house et la techno, le format 4/4 étant tellement une constante, un peu comme les battements de coeur, que cela ne peut jamais vraiment être dépassé. En tout cas je ne le vois pas s’en aller prochainement. De là où je suis, je peux dire que j’aime vraiment toutes les fusions de genres et les directions qui sont explorées en ce moment. Je suis dans la techno depuis les années 1990, et pourtant j’aime particulièrement ce qui se fait aujourd’hui. Je peux comprendre que les vieilles années aient un certain charme, mais ce qui se fait aujourd’hui est tellement bien que je ne crois pas à ce concept d’âge d’or.

Mais ne pensez-vous pas que c’est un peu envahissant cette nostalgie ? Par exemple Jamie XX qui est dans les canaux mainstream désormais, a construit un album entier où cette nostalgie est ouvertement assumée. Même en France on a de très bons groupes comme The Shoes qui font des albums hommage aux Chemical Brothers, à cette scène électronique anglaise des années 90.

C’est fou. Connais-tu ce groupe qui s’appelle “Pop will eat itself” ? Jette un coup d’oeuil. The Designers Republic, qui est une agence de Sheffield à réputation mondiale, et qui est responsable des visuels de Warp Records, a réalisé la plupart de leurs artworks. Leur nom en dit long.

La pop se recycle avec elle-même, elle regarde constamment en arrière pour faire de nouvelles choses, et ceci particulièrement dans les périodes où aucune nouvelle forme ne s’impose.

C’est aussi dû au fait qu’à l’époque les gens avec des positions de pouvoir dans les labels étaient beaucoup plus jeunes. Notre génération a un peu du mal à passer le relais, et forcément ça joue. Après je pense que c’est aussi un phénomène constant. Quand j’étais jeune je regardais en arrière, vers ce que faisait Hendrix ou le rock originel. Dans une volonté d’être rebelles, les jeunes ne veulent pas ce qui a juste devant eux mais des choses encore plus vieilles. C’est le message derrière “Pop will eat itself”. Il y aura toujours une nouvelle génération pour regarder en arrière.

pop will eat itself

Une cover de Pop Will Eat Itself réalisée par The Designers Republic. Mention spéciale aux covers d’Aphex Twin qui sont aussi d’eux.

Qui plus est, l’écart entre ma génération et la vôtre est beaucoup plus important qu’entre la vôtre et celle qui la précédait. L’internet a tout bouleversé. Même dans la production musicale, on est passé d’une production de studio à une production DIY à un seul logiciel dans des chambres d’étudiants.

Ouais, et il y a un océan d’arguments positifs et négatifs à propos de cela. Quand tout a commencé, lors de la révolution MIDI, cela a énormement démocratisé la production. Je peux te dire que cela a énervé un tas de musiciens durant les années 80. De la même manière, la révolution internet ainsi que les outils de production modernes ont suivi la même trajectoire. Désormais, tu as juste besoin d’un ordinateur et d’une connexion internet, n’est-ce pas ?

Tu n’as même pas à acheter les logiciels, tu peux les pirater facilement sur les sites de torrent. Et tu as tout ce qu’il te faut.

Oui, et tu n’as plus qu’à suivre des cours sur internet. C’est fantastique, cela a accéléré le progrès d’une certaine manière. Mais c’est aussi en train d’envoyer plus de merdes dans les canaux, car tout le monde est un producteur et un DJ, tout le monde fait tout, partout, tout le temps.

Et ne pensez-vous pas que paradoxalement, les contacts sont plus durs à réaliser qu’auparavant, à cause de ce trop plein d’un peu tout ?

Définitivement, et c’est pourquoi j’aime avoir des vinyles, pour l’aspect artefact. J’aime cette connexion physique et je pense qu’elle est très importante.

Avez-vous ressenti ce changement dans la culture clubbing britannique également ? A t-elle vraiment évolué au fil des années ?

Oh oui. Quelqu’un a écrit un article excellent à ce sujet, dans le magazine The Wire, sous le nom de “The Hardcore Continuum“. C’est une bonne description de comment la culture dance a évolué, des rockers à l’ère actuelle de la musique par ordinateur. De la putain de jungle bass partout, à la dictature Funky House, en passant par une période plus électro avant de revenir aujourd’hui aux fondements de la house et techno. De nombreuses choses changent, mais d’autres demeurent identique : les gens ont envie de sortir et de s’amuser. En ce moment, les gens ont toujours envie de sortir mais ont moins d’argent, du coup est apparue l’hégémonie des festivals qui a tout changé. C’est un passage obligatoire durant l’été. La dynamique du clubbing et de comment les gens vivent la musique a changé, et c’est notamment beaucoup plus réglementé avec ces grands festivals. La plupart sont fantastiques, mais ils ont aussi l’effet de trop désinfecter et édulcorer cet esprit de fête. C’est une des choses sur lequel j’essaye d’agir personnellement, en proposant des choses avec un esprit plus libre.

C’est aussi dû au fait que les nouvelles générations ne connaissent plus rien des vrais raves. Quand tu parles des summer of love dans les associations de musique électronique dans les universités, on te répond avec des yeux écarquillés. Ici au Royaume-Uni, la culture rave a totalement disparu du paysage.

C’est vrai. Je me rappelle du nombre massif de raves à l’époque, avec des milliers de personnes. Tu suivais cette ligne téléphonique peu importe où elle te menait. J’ai récemment discuté avec un ami de Nottingham, il m’a raconté qu’il se rappelle avoir roulé de Nottingham à l’Ecosse juste parce que cette ligne lui indiquait vaguement une rave. C’était tellement excitant, tu cherchais vraiment pour trouver des fêtes. Et la police n’avait rien pour contrer cela, jusqu’à ce qu’ils introduisent une nouvelle loi.

Le “Public Order Act” de 1994 n’est-ce pas ?

Ouais. Et tu as un album de Prodigy qui s’appelle “Music for the Jilted Generation” dont la cover est un beau témoignage de ça. Ajouté au fait que toute cette musique était nouvelle, avec tous ces soundsystems. Il y avait également ce mouvement en Belgique, aux Etats-Unis, tandis que nous on était dans des choses un peu plus hardcore, avec la jungle et la drum & bass.

L’ayant vécu, je me rappelle m’être dit “Putain c’est notre génération“. C’est marrant quand tu regardes en arrière, parce que tu te rends compte que chaque génération a pensé cela à un moment, a pensé qu’elle allait changer le monde.

Mais je ne sais pas, j’ai l’impression que les jeunes n’ont plus rien qui ressemble à cela désormais, comme si tout avait été fait.

Cover Prodigiy Music for the Jilted Generation

Oui, ils ne savent même plus que ça a été fait. Clubber de nos jours, c’est aller dans un endroit ultra-sécurisé  et écouter des heures de Tech-House répétitives. Comparé aux récits de cette période, c’est comme si l’esprit d’aventure nous faisait défaut.

C’est d’ailleurs de là que nous vient cette idée d’organiser des “secret warehouse parties” de temps à autres. On croit au fait qu’il y a encore des gens qui recherchent ça, que c’est toujours là dehors quelque part. Mais cela ne ramène plus des masses comme autre fois. Les gens veulent de la sécurité, de l’assurance, de savoir que tout va être encadré et sûr. Les gens ne réfléchissaient pas en ces termes avant.

Beaucoup d’espaces ont fermé dans les alentours à cause d’un manque de sécurité, comme la warehouse “Victoria Works” à Leeds en 2009. A Manchester, deux morts au Warehouse Project ont fait du projet ce qu’il est devenu aujourd’hui. C’est toujours excellent quand tu es dedans, mais tu dois traverser un éventail de sécurité impressionnant avec même des chiens à l’entrée, et tu ne peux même plus aller prendre l’air par la suite. La liberté en paie le prix.

C’est dommage quand les choses prennent cette dimension. Dans le monde dans lequel nous vivons, tout a besoin d’être édulcoré. Les autorités ont un oeil sur tout, et tout est lié aux risques éventuels. Tout le monde a peur d’être traîné en justice pour n’importe quoi, car on vit dans une période où tout peut se finir en procès. A l’époque, ce n’était pas autant le cas.

En tant qu’organisateur d’événements vous avez déjà eu des problèmes avec les autorités ?

Non, car j’ai eu de nombreuses occasions d’apprendre comment tout cela fonctionne. Du coup quand j’ai démarré Hope Works, j’ai impliqué les autorités dès le début. À partir du moment où tu ne les prends pas à la légère, tout va bien. Je fais ce que je peux pour avoir de bonnes relations avec eux. Mais tu dois faire tout ce qu’ils te demandent, notamment en ce qui concerne les réglementations des sorties de secours.

En même temps, en Roumanie récemment, un incident dans un club a fait de nombreux morts, et a poussé le premier ministre à la démission. Ils ont eu la mauvaise idée de faire de la pyrotechnique dans une salle avec peu de sorties de secours et décorée entièrement de polystyrène inflammable.

Wow, tu ne veux vraiment pas que ça arrive ça ! Mais tu sais quand je repense à la période acid-house, je suis surpris qu’il n’y ait pas eu plus de personnes qui soient mortes.

Y avait-il moins de morts ou alors on ne les remarquait tout simplement pas ? Parce que de nos jours une mort provoque immédiatement un buzz. C’était le cas à l’époque ?

Tu sais, ça arrivait d’avoir quelques overdoses. Mais je n’ai jamais réellement entendu parler de grandes catastrophes. Cela arrivait de temps en temps, et au final c’est sûrement ce qui a poussé la police à s’en mêler. On occupait des entrepôts délabrés avec du verre pilé un peu partout, et sans sortie incendie. J’ai été à des endroits comme ça, réellement mortels en fait, même si je n’ai jamais vu personne mourir. J’en suis sorti vivant (rires), et de nombreuses autres personnes également.

Est-ce un prix que l’on ne peut ou veut plus payer, ce risque ?

Peut être. On vit désormais sous un radar constant. À l’époque il était surement beaucoup plus facile de mettre ces choses-là sous le tapis, moyennant finance. De nos jours ce n’est plus possible, dès que quelque chose arrive c’est directement sur twitter. Et les autorités veulent être vues en train de faire les bonnes choses. Mais au final c’est bien qu’elles s’impliquent un peu dans la sphère publique. Sheffield est marqué par de grandes catastrophes industrielles, comme les grandes inondations de 1864 (un barrage mal construit s’effondre et tue des centaines de personnes, il s’agit de la pire catastrophe industrielle de l’Angleterre victorienne).

Peuvent-elles être d’une grande aide ? De là où je viens, à Lyon, le principal festival de musique – les Nuits Sonores – est très lié avec les pouvoirs publiques, qui supportent les initiatives dans ce domaine.

On en est pas encore à ce stade non. La municipalité a constaté le fait que le secteur nocturne apporte beaucoup à l’économie de la ville, mais ça ne va pas plus loin. On a pas eu de conflits depuis des années, on a réussi à développer une vraie relation de confiance et c’est déjà pas mal.

Aucune chance de vous voir dans le comité de réélection du maire ? (rires)

Non non non, pas du tout (rires). Mais réellement je pense qu’on a plutôt de la chance ici à Sheffield. D’autres comtés sont beaucoup plus strictes en ce qui concerne les permis nocturnes. Je pense qu’il y a un cœur plus libéral ici, d’autant plus qu’on essaye de mettre en avant toute une communauté et cela contribue au rayonnement de la ville.

En parlant de la mentalité de Sheffield, la ville a évolué en étroite relation avec sa grande soeur Manchester, avec parfois un sens de rivalité. D’un coté on avait le “Madchester” et de l’autre on avait une culture skin rouge. Sheffield est beaucoup plus radicale que Manchester, en étant un des vrais bastions de la mentalité ouvrière de gauche.

Cela me fait penser qu’on avait un nom assez tendance il y a quelques années, grâce à The Designers Republic. On était “The Socialist Republic of Sheffield ». Cette indépendance coule dans nos veines. Les principales industries métallurgiques étaient ici et représentaient la ville jusqu’à ce que Thatcher arrive. Tout s’est effondré très rapidement dans les années 80 et l’on a fini sur la paille. Manchester s’en est toujours mieux sorti, avec beaucoup plus d’argent. Même les groupes commencaient à éviter Sheffield pour aller directement à Leeds ou Manchester, où les salles de concerts étaient de meilleures qualité. En réaction à tout ça, on a développé une attitude un peu stoïque qui fait que les gens essayent peut-être plus durement ici. C’est une cité dure pour faire éclore des projets car il y a peu d’argent. Comme tu l’as dit, on a une façon très indépendante de faire les choses, à cause de notre inclinaison à gauche, et avec un passé ouvrier. C’est aussi le tempérament en général dans le yorkshire, à la fois direct et amical. Les artistes avec qui je parle me disent qu’ils sont toujours surpris de la chaleur du public de Sheffield.

Sheffield Protests 1984

Thatcher employant la manière douce en 1984 pour faire comprendre aux mineurs de Sheffield que c’était la fin.

De nos jours, certains journaux londoniens considèrent Sheffield comme le mouton noir de l’Angleterre, et d’une certaine façon on peut le sentir dans la culture de la ville.

Oui totalement, Cabaret Voltaire (groupe électronique majeur) vient de Sheffield et l’on peut ressentir ça dans leur musique. Manchester avait Factory Records, nous c’était Warp.

Et il y a cette esthétique unique autour de tout l’art qui vient de Sheffield, autour de ces grands usinages. Même dans vos travaux, il y a par exemple cette track “Furnace” qui est la représentation parfaite de la techno industrielle. Cela va jusqu’aux paysages, qui sont crus et un peu dur dans la région.

Définitivement, ce son industriel a notament été lancé par Cabaret Voltaire, et c’est une parfaite représentation des paysages et de la culture locale. Cette track dont tu parle, sur le label 100 years, c’est une référence directe à cela.

Comment c’est de mobiliser cet héritage industriel pour organiser des événements ? J’ai l’impression qu’il y a tellement de warehouse utilisables par ici.

En fait il y n’y en a plus tant que ça. La ville s’est beaucoup développée selon un processus de gentrification ces dernières années. Des logements se sont construits de partout. J’ai eu de la chance de pouvoir m’installer dans un quartier encore très industriel. C’est un endroit parfait, car nous avons aucune plaintes pour le bruit, du coup on peut faire des soirées qui vont jusqu’au petit matin (Hope Works ferme régulièrement autour de 7h, ce qui est tout à fait exceptionnel au Royaume-Uni).

En comparaison, les soirées à Glasgow se termine le plus souvent à 3h du matin.

Oui, car c’est un éco-systeme totalement différent. À Sheffield on a eu la chance de pouvoir développer une autre façon de sortir et de faire la fête. Je suis assez fier que les nouvelles générations aient ces warehouse comme alternative à l’hégémonie des clubs. Cela fait écho à tout ce que l’on a dit sur la nostalgie de la vieille époque. Certains comtés ne le permettraient pas, nous, nous pouvons.

Quels sont vos projets pour les années qui arrivent ?

J’aimerai vraiment mettre en avant d’autres artistes dans mes activités. Il y a cet artiste, Joy Davis, qui réalise de l’art graphique dans notre warehouse. Chaque année j’invite un nouvel artiste à prendre résidence chez nous pour créer un lieu unique. L’année prochaine nous avons déjà un calendrier de soirées chargé et ambitieux. On essaye d’utiliser un peu plus ce petit local, qui s’appelle “Little Mesters”, dans l’arrière-cour. C’est celui dans lequel vous avez pu voir Ron Morelli et Kowton. On peut y faire des soirées avec un esprit légèrement différent, vraiment relax, avec une proximité inégalable. Enfin, en tant qu’artiste, j’ai une nouvelle release qui sera publiée d’ici fin janvier.

Justement, cet aspect club-manager, ça vous influence dans votre façon d’écrire ?

Pas particulièrement, pas dans l’esprit où je serai influencé de faire certaines choses car je saurai qu’elles marchent en club. Je ne peux être bon qu’en étant moi-même. Ma musique ne peut pas correspondre à de nombreux labels, je suis donc content d’être dans ma position.

Cette position d’indépendance en fait ?

(Prend le temps de réfléchir) C’est une route beaucoup plus longue en fait, mais je suis là pour la durée de toute façon. Je n’aime pas suivre les tendances, j’essaye juste d’être le meilleur que je puisse être, et retranscrire mes idées de la meilleure façon possible. Au fur et à mesure que je m’enfonce de plus en plus profondément dans cet univers de la musique électronique, et que je le découvre plus à l’échelle globale, cela me donne naturellement plus d’idées. De la même manière que se balader dans une galerie d’art peut donner plus d’idées. Tout est une question d’inputs, et car j’essaye de les multiplier, cela m’aide à formuler de nouvelles idées. Je me rappelle d’une citation à propos de Miles Davis qui m’avait beaucoup touché : “Surround yourself with greatness ».

Pour lui, cela faisait référence à de grands musiciens, des gens auprès de qui tu peux apprendre. Je pense que c’est une façon très intelligente de conduire sa vie. Je n’ai pas toutes les réponses, donc quel meilleur moyen de progresser que de s’inspirer des gens qui sont plus évolués que moi dans ce milieu, des idées que je respecte car elles ont plus de connaissances que ce que je peux avoir. Ou peut-être, des gens pas forcément meilleurs mais avec un angle d’approche différent. Devant leurs travaux tu peux finir par te retrouver à simplement te dire “C’est incroyable, quel est le processus intellectuel derrière cela ?“. Je vois ça comme une façon de croître, de progresser, d’évoluer.

Je veux continuer à aller de l’avant, je suis une personne très curieuse. Si tu perds cette curiosité, tu perds cette capacité de t’imposer des défis qui te font explorer des nouveaux territoires, et formuler de nouvelles idées.

C’est pourquoi j’essaye de ne pas tout le temps faire de la musique en 4/4 avec une 909. Je veux explorer bien au delà de ça, même si je peux apprécier des choses simples. Je veux explorer plus librement, et de façon moins habitée par les marqueurs.

Est-ce plus facile d’explorer musicalement quand on n’a plus la pression du succès ? Je suis sûr que durant de nombreuses années vous l’aviez, quand vous me parliez d’une volonté résiduelle d’être artiste. Est-ce moins présent désormais ?

Je dirai que je suis toujours passionné. Et cette chose à propos de “Surround yourself with greatness », cela veut dire qu’il y a toujours quelqu’un auprès de qui on peut aller chercher plus. Il y aura toujours quelqu’un qui saura plus que soi. Il y a toujours quelque chose à apprendre, c’est sans fin. Le plus j’avance dans la vie, le moins je connais, c’est quelque chose que je réalise, et c’est putain d’excitant. Je ne le vois pas comme quelque chose d’effrayant. C’est une raison de se lever le matin, il y a tellement à apprendre. Comment tu avais formulé cette question ?

La pression du succès.

Exactement. Quand j’étais plus jeune, et que j’avais cette obsession “maximaliste” dont je t’ai parlé, j’essayais de façon trop insistante. (Pause) Tu sais quoi ? Il y a eu un moment dans ma vie où j’ai juste laissé aller les choses. Ça a été un changement massif. J’ai laissé tombé la musique pendant quelques temps, et je pensais immigrer et faire quelque chose de totalement différent. C’était bizarre et douloureux à la fois, car ça avait été ma vie durant tellement d’années. Je me suis dit : “tu n’a pas besoin d’être un musicien à succès, parce que cela ne veut pas forcément dire que tu fais en sorte d’avoir une vie heureuse, il y a plus dans la vie que cela“.

Même si je me définissais par la musique et que je m’étais dit que c’était ma raison de vivre. C’est la réponse à ta question. À un certain point je pensais vraiment explorer la créativité par d’autres chemins. Parce que ça ne marchait pas, et que j’avais besoin de quelque chose de différent dans ma vie. Bizarrement après cela, beaucoup de choses sont arrivées, et j’ai commencé à être Lo Shea, puis Hope Works s’est crée.

Étiez-vous dans un état où vous exigiez de vous-même d’obtenir le succès par une musique particulièrement ambitieuse ?

Oui, je vois ce que tu veux dire. Comme chercher le succès pour les mauvaises raisons ? C’est ce que tu essayes de dire ?

D’une certaine façon, d’y arriver avec de la musique complexe et pas de tubes simples. C’était votre état d’esprit ?

Je pense que oui… Oui, définitivement, même si c’est assez compliqué à définir. J’essayais tellement dur, au dépit de tout le reste dans ma vie, je pense qu’à un certain point je n’appréciais tout simplement plus la vie. Je passais mes journées dans le studio, et c’est tout ce que je faisais. Aujourd’hui encore, c’est ce qui m’occupe la majeure partie du temps, mais à l’époque je me cramais à essayer d’aller quelque part, que je réalise aujourd’hui comme étant la mauvaise direction (rire sarcastique). Je n’allais nulle part car je n’avais pas suffisamment de connaissances pour réellement comprendre mon instinct, je le noyais littéralement. Le jour où j’ai lâché du lest, ça a été un vrai moment clé pour moi. C’est aussi pour ça que je me suis rapproché de ma communauté avec Mixed in Sheffield, pour faire des projets qui n’étaient pas uniquement centrés sur moi.

Et d’une certaine façon c’était encore très ambitieux.

Oui, et c’était surtout appliquer mon énergie mais pas pour mon propre égo. Même si, soyons honnête, on fait tous les choses pour nos propres raisons également. Mais j’ai senti que c’était d’une manière plus équilibrée, avec notamment ce déclic.

Tu sais quand quelque chose comme une simple loop est simplement parfaite, tu n’as pas besoin d’autre chose. Avoir la connaissance de soi suffisante pour s’avouer qu’elle est comme il faut, cela m’a pris une bonne partie de ma vie pour l’apprendre. Une bonne partie, avant de pouvoir réellement prendre confiance dans cette petite loop.

D’arrêter à ce moment où, tu es sur ta track, tu as cette boucle, ton cerveau est en connexion avec ce que tu fais, et se dire simplement stop : c’est bon maintenant. Ne la sur-complexifie pas.

Oui, exactement. À ce niveau-là, je pense que j’ai été lent à retenir les leçons. Ce principe-là est en fait à la base de la production, et cela m’a pris un temps fou pour y arriver. J’ai dû passer par toute cette phase maximaliste juste pour arriver à prendre confiance en moi. Ce qui est sûr c’est que je suis plus serein désormais. J’ai réalisé ces expérimentations, une par une, pour juste arriver ici. C’est totalement naturel et instinctif pour certains gamins, ça ne l’était pas pour moi.

Finalement, était-ce juste à propos d’arriver à trouver son instinct ? Trouver un moyen de se faire confiance ?

Je pense oui. Être assez confortable, pour pouvoir être sûr que c’est ce qu’il faut. Cela m’a entièrement construit, on a tous nos expériences de vie que l’on met dans le pot et qui affectent notre musique. J’ai les miennes, et ma musique en est un reflet.

C’est ce qui est prévalent dans le domaine des arts en général, n’est-ce pas ?

Oui. Tout tourne autour de la communication, et dans cela, la communication avec soi-même, le vrai soi, et arriver à se comprendre. C’est mon voyage, c’est mon inspiration. La chose dont je suis sûr, c’est que je n’ai jamais fait ça que pour les filles ou les drogues. Même si j’ai pu en profiter et que je me suis bien amusé, je ne serai pas ici si ce n’était pas pour la musique. Peut-être qu’un jour je ferai de la peinture, j’aime toute les formes d’art. Si je devenais sourd c’est sûrement ce que je ferai. J’aimerai faire des projets qui soient plus transdisciplinaires.

Vous avez une track, qui s’appelle “This moment right here“, avec une vidéo d’ombres de filles dansant sur un mur, qui est dans cette veine-là.

Exactement. À un certain point, j’essayais de faire des vidéos pour chacune de mes releases. On a fait ça avec un réalisateur de Sheffield, ça a été tourné dans le club où j’officiais avant. Il avait cette vidéo de femmes des années vingt en train de danser, on a eu l’idée de la projeter par dessus nos amies en train de danser. Les ombres de chacun apparaissent, c’était l’idée. C’est de l’art conceptuel, cela a un sens.

Utiliser des champs très différents pour les faire converger dans une pièce d’art unique.

Ouais, et les vocales sont tirées d’une interview que j’ai réalisée de Flying Lotus. Je l’ai utilisée pour de nombreuses tracks, mais je pense que celle-là est l’une des meilleures que j’ai réalisée. On peut la ressentir comme une oeuvre complète. J’adorerai être dans une position où je pourrai bosser avec des grands cinéastes et faire des choses vraiment interactives.

Cette chose à propos de la musique électronique, j’ai l’impression que c’est beaucoup plus à propos de ressentir les choses, plutôt que les intellectualiser comme dans la musique classique. Comme si on courait derrière une certaine énergie, que l’on pourrait perdre.

Oui la musique électronique utilise un langage très différent de celui utilisé par Bach par exemple. Et la recherche de cette énergie comme tu dis, c’est ce qui me captivait quand j’étais plus jeune. Cette sensation quand tu prends la guitare, que tu jam, et que c’est juste bon. C’est pour cela que j’aime cette forme d’écriture un peu plus pure, même si moins complexe.

Et les frissons que ça peut donner, quand tu traverses ce à quoi tu ne t’attends pas, sont fantastiques.

Cette sensation, quand quelque chose est juste bon, c’est le nirvana. Je n’ai jamais été dans les jeux vidéos, car ça c’est le meilleur jeu que je connaisse, et depuis 20 ans maintenant. Il y a tellement à apprendre de ce simple jeu.

Peut-être aussi que les textures désormais sont beaucoup plus complexes, et que c’est la vraie force de la musique électronique : la complexité des textures, la spatialisation.

C’est ce que j’adore dans la musique électronique, c’est un terrain où l’on explore de nouvelles choses. On passe au travers de nouvelles façons de manipuler le son. C’est ce que j’aime dans l’époque actuelle, le niveau de Sound Design que l’on peut appliquer. La techno des années 90 n’avait pas cette profondeur de création, et c’est ce qui donne à notre époque un vrai cachet je trouve. Ironiquement, de nombreuses personnes enregistrent toujours des orchestres de violons. Car on a rien inventé qui sonne aussi bien que cela.

Même dans la musique classique, il y a un brouillage des frontières. Par exemple il y a le guitariste de Radiohead, Jonny Greenwood, qui est désormais résident au London Contemporary Orchestra, et qui vient de sortir un album cross-genre avec un collectif indien. Est-ce que le 21ème siècle est le siècle des fusions ?

Je le pense, vraiment. Car on vit dans une époque du voyage de masse. Que ce soit de notre propre chef ou par internet. On a accès à tout super facilement. On a passé un point de non-retour.

Peut-être que le défaut derrière tout ça, c’est que ma génération ne pourra plus revendiquer une identité sonore locale. On entendra plus “Tiens, c’est le son de telle ville“, alors que Sheffield et Manchester étaient des exemples parfaits d’identités sonores locales.

Oui, tu avais des gens qui suivaient des modes de vies aux marqueurs culturels très importants, comme les mods face aux rockers dans les années 50. Et tu suivais les codes de ton groupe. C’est cette chose à propos du choix, n’est-ce pas ? On se noie dans les choix désormais. Le choix peut être effrayant comme il peut être salvateur, en fonction de comment tu es. Cela s’équilibrera avec le progrès je pense. On a plus de choix et c’est une bonne chose pour les gens qui peuvent en faire profit.