Autour de notre table aujourd’hui, nous avons le plaisir de recevoir Sherard Ingram, aka DJ Stingray. Notre hôte est l’invité des 15 ans du DV1 et a hâte d’en découdre. À peine arrivé à Lyon, il se réjouit de la vue dégagée que les pentes de la Croix-Rousse découvrent à lui. La nuit est tiède et calme à cette heure, mais l’on sent déjà un fourmillement entre les rues étroites de la cité lyonnaise qui annonce les célébrations à venir. Nous nous rendons dans le restaurant habituel, une gargote des quais du Rhône, qui a l’air de bien lui plaire. La vin est bon, la conversation amicale et sa curiosité à propos de la culture locale fait plaisir à voir.
Stingray, c’est trente années de l’histoire de la musique électronique vécues à travers les yeux d’un homme. Des percussions hésitantes du début de la dance music aux sonorités amples et deep de la fin des années 90, il sera passé par tous les spectres du genre et concentre finalement en lui une part essentielle de ce que Détroit incarne pour la musique moderne. Proche de James Stinson et de Gerald Donald du duo Drexciya, cofondateur de la mythique Urban Tribe, compagnon éternel de Kenny Dixon Jr, fer de lance de la révolution analogique, trait d’union entre Europe et Amérique… Stingray se place parmi les expérimentateurs les plus innovants de ces dernières décennies électroniques. Sa musique puise à la fois dans le groove dur des raves anglaises et dans le lyrisme des premières années américaines, lui ouvrant un vaste spectre sonore qu’il ne s’est, tout au long de sa carrière, pas privé de largement visiter.
Une expérience et un savoir-faire qui l’accompagnent désormais partout où il avance, comme un joyaux caché au plus profond de sa créativité. La discussion se déroule, amicale et tranquille, et nous sommes marqués par le rapport très particulier qu’il entretient avec la musique qu’il crée.
« Il faut concevoir sa musique de façon à ce que cela fasse sens. En tant qu’êtres humains, on analyse, on essaye continuellement de donner du sens. Il faut parvenir à projeter de façon abstraite des mécanismes neuronaux et des expériences sensorielles dans de la musique, la matérialiser. Les limites techniques doivent êtres repoussées dans la bonne direction ».
Alors que l’essentiel des artistes de Détroit se focalisent dans un première temps sur un rapport brut de l’homme à la machine en tant qu’outil de création, Stingray conceptualise une relation plus organique à la musique électronique. Cette idée est également portée par les productions de Drexciya, largement inspirées par les sonorités sub-aquatiques.
Cet état d’esprit s’est pourtant construit au fil des années et de la maturité artistique agglomérée par Stingray.
« J’ai produit ma première track quand je travaillais dans un record store. Avec les vendeurs, on trippait sur les machines qui étaient là. Ils ont décidé de sortir un morceau, il a été mixé et il est sorti, comme ça. C’était ma première track ! Il n’y avait rien de sérieux là dedans, je n’envisageais même pas de faire de l’argent avec tout ça ».
Une triste réalité de l’époque, où les artistes, faute de soutien financier et culturel, ne peuvent véritablement espérer vivre de leurs œuvres. Toujours est-il que la chance finira par sourire aux producteurs du nord-ouest américain, lorsque la techno viendra accoster sur les bords de l’Europe promise.
Alors que la dance music bat son plein dans les fêtes du Vieux continent, Stingray met de côté le Djing et cherche à se concentrer sur la production. Ces petites passerelles jetées par-delà l’océan Atlantique sont autant d’occasions pour lui d’acquérir de nouvelles connaissances techniques et de se soumettre à des influences émergentes. Cette volonté de dynamiser et de développer son art se cristallise à cet instant.
«L’apprentissage est un processus. On peut toujours devenir meilleur dans ce que l’on fait, c’est en développement constant. Il n’y a pas de mix parfait, cela n’existe pas, comme aucun artiste n’est parfait. Cela reste une chose à laquelle il faut aspirer, un objectif. »
Cette perspective lui permet de s’approprier les innovations conduites par les musiciens européens : « J’aime les capitales européennes car la foule est plus éduquée, les gens viennent pour chercher du plaisir et pour focaliser leur esprit sur la musique. Cela invite les artistes à prendre plus de risques. Il faut trouver le bon équilibre entre innover et maintenir l’attention du public.» Et dans sa neutralité américaine, il déclare que toutes les villes européennes sont égales sur ce point.
Stingray habite pourtant toujours dans la Motor City, refusant de céder à la tentation européenne comme beaucoup d’autres l’ont fait. C’est l’occasion pour nous de lui demander comment se porte la scène locale. Sa réponse rejoint celle de DJ Rolando, invité de notre dernier rendez-vous.
« L’une des figures majeures de Détroit à l’heure actuelle est clairement Kyle Hall. Mais c’est vraiment dur, l’attention est portée sur la vieille génération. Sur les gars qui ont commencé tout ça : Derrick May, Carl Craig, Jeff Mills, etc. Cela rend la tâche plus difficile pour les jeunes artistes ».
L’omniprésence de ces stars de la musique techno, adulées depuis une dizaine d’années maintenant, semble effectivement faire de l’ombre aux jeunes pousses qui souhaiteraient dépasser l’héritage titanesque de leurs prédécesseurs. « Les jeunes doivent créer quelque chose à eux, qui leur soit propre, de sorte à respecter cette tradition de l’innovation. La musique électronique ne mourra pas, elle va muter, évoluer », nous dit-il, optimiste.
À l’heure de la fulgurance permise par Internet et de la démocratisation des moyens matériels de la production musicale, Stingray se demande comment cette culture va se développer dans les prochaines années.
« Ce qui a changé maintenant, c’est l’utilisation de la vidéo. Cela a crée un imaginaire abstrait et aléatoire qui n’aide pas les gens à se concentrer sur la musique mais à se concentrer sur ce qu’elle représente. On vit dans un environnement sur-médiatisé. Je pense qu’il est nécessaire de changer cela, de trouver un autre moyen de diffuser sa créativité ».
Partisan de la proximité et de l’expérience sonore live, il nous exprime ensuite son amour pour le club en tant que lieu de désinhibition, d’oubli de soi et de son paraître. Une conception qui replace véritablement ce style musical dans sa substance originelle : « Le club est un endroit particulier Vous créez un environnement dans lequel les gens peuvent se concentrer sur la musique et non pas sur leur socialisation, sur leur défonce ou sur leur prochain verre. C’est un lieu de liberté ». On ne le contredira pas là-dessus.
Le pot de rouge nous verse ses dernières larmes tandis que nous terminons notre copieux repas. Dans quelques heures, Stingray posera ses disques derrière le DJ booth du DV1 pour une nuit qui s’annonce une nouvelle fois furieuse. Merci à eux pour leur travail, et bien entendu merci à Sherard Ingram de bien avoir voulu casser la croûte avec nous avant sa performance. On vous laisse avec sa Boiler Room réalisée à Londres, ainsi qu’avec son podcast pour Resident Advisor, les deux nécessitant réellement que vous y jetiez une oreille. Et si vous appréciez ce que vous entendez, allez farfouiller dans sa discographie : vous en avez pour quelques mois.