À Phnom Penh, au milieu du 20éme siècle, un mouvement hybride entre musique traditionnelle et rock’n’roll s’affirme. Puis se perd. Voici son histoire :

Les oldies au Cambodge

La musique au Cambodge, c’est toute une histoire. En marchant dans le quartier d’artistes Boeung Kak aux murs ornés du travail de tagueurs provenant des quatre coins du globe, je suis passé devant une grande oeuvre noire et blanche sur fond rouge, représentant un Cambodgien étriqué dans un tuxedo des années 60. Ce personnage au sourire énigmatique c’est Sinn Sisamouth, l’icône de la musique Khmer de l’époque.

Dans les années 50, il monte à Phnom Penh pour faire des études de médecine. Déjà remarquée à l’école élémentaire, sa voix enchante ses proches et il est rapidement engagé à la radio nationale. À cette époque, la capitale cambodgienne est le point de rencontre de groupes venant de tout le pays. La reverbe naturelle du micro, l’absence de sustain dans les guitares, le rock cambodgien se fait entendre.

 

La scène Phnom Penhoise accueille bientôt Ros Sereysothea, qui se joint au maître pour des duos. La voix peu ordinaire de la chanteuse Khmer, emprunte de nostalgie, se lie à la voix vibrante de Sinn. Gaies ou tristes, les chansons khmères restent encore sages, loin de toute la charge sexuelle du King et autres Chuck Berry.

En parallèle, ne scène plus underground se développe. En 1967 se forment les Drakkar : là ça déménage pour de bon. Le groupe puise ses inspirations dans la pop anglaise et le rock américain ainsi que dans le répertoire des premiers musiciens rock cambodgien. Mais le succès commercial de Sisamouth laisse peu de place aux groupes émergents et les Drakkar restent dans l’ombre. Faute de moyens, ils mettent un certain temps à enregistrer leurs propres chansons. Jusqu’à courant 1970, où leur manager est employé pour créer un nouveau programme d’art pour le gouvernement et la radio militaire. Il enregistre deux cassettes sur lesquelles figurent 40 chansons jouées par les musiciens présents à Phnom Penh à ce moment, dont les Drakkar. Les deux cassettes sont en tête des ventes en 1971.

Le contexte s’intensifie et la musique aussi. En débarquant au Vietnam, les Américains ramènent dans leurs valises des disques de Santana qui ne manquent pas d’influencer la musique locale. Après une tournée dans les camps militaires américains, Drakkar enregistre un album entre 1972 et 1973 dans les studios de Basey Cham Krong, l’un des premiers groupes de surf-rock cambodgien. 20 000 cassettes sont rapidement écoulées, soit le plus gros succès musical enregistré au Cambodge.

En 1975, une troisième production de cassettes est prévue. Alors que le rock’n’roll se popularise pour de bon, les Khmer rouges prennent le pouvoir. L’histoire se floute. Sinn Sisamouth, qui d’après son fils pouvait composer jusqu’à une chanson par jour, disparaît mystérieusement. La légende voudrait qu’il ait demandé à ses bourreaux de chanter une dernière fois avant d’être exécuté. La star brille encore aujourd’hui au firmament de la musique khmère.

Après l’extermination menée par les Khmers rouges, le mouvement musical rock’n’roll est anéanti. Quelques musiciens réussissent à s’en sortir, certains se faisant passer pour des vendeurs de bananes pour échapper à la mort. Mal Kagnol, fondateur des Baksey Cham Krong, réussi à trouver asile au Etats-Unis. En 2011, deux de ses anciens musiciens l’ont rejoint et ont reformé avec lui le groupe, après cinquante ans de silence. Malheureusement, la plupart n’ont pas cette chance : l’artiste Pan Ron disparaît après avoir laissé derrière elle un très bon « Sva Rom Monkee ».

Les enregistrements et les photos sont brûlés. Alors que l’on pense que les seuls témoignages de cette période résident uniquement dans les histoires des survivants, John Pirozzi nous prouve le contraire. Si vous n’avez pas encore entendu parler de lui, vous connaissez certainement certaines de ses œuvres. Il a été derrière la caméra pour le documentaire « Dream of Life » sur Patti Smith et directeur de photographie pour le long métrage « Boy’s don’t Cry ». Il n’en est donc pas à son coup d’essai, la liste de ses participations étant presque aussi longue que la filmographie de Robert De Niro.

Pirozzi produit en 2014 un film inespéré, « Don’t think I’ve forgotten : Cambodia’s lost rock & roll ». Dans une interview, il raconte qu’il s’est installé à Phnom Penh après avoir entendu parler de l’histoire du rock cambodgien. Alors qu’il allait baisser les bras faute de matière, une première personne est venue le trouver pour lui remettre quelques photos de l’époque. Puis une deuxième possédant des bobines. Ce jusqu’à avoir assez d’éléments pour faire un documentaire d’une heure quarante cinq sur le sujet.

Ce film documentaire s’avère brillant, et fournit une nouvelle perspective sur un pays d’habitude seulement associé à la guerre et au génocide. Si une grande partie de la culture cambodgienne a été détruite par le régime Khmer rouge, Pirozzi part à la recherche de cette culture disparue et tente de la reconstituer, pièce par pièce. Il ne s’agit pas ici de recueillir des témoignages des atrocités commises. Le réalisateur peut donc se permettre l’usage d’un montage assez rythmé, entrelaçant interviews des protagonistes de l’époque, des images d’archives et de la mise en scène illustrative.

 

L’état du rock cambodgien actuel

Les marques de ce passé meurtrier sont partout. La majorité de la population khmère souhaite fermer les yeux et aller de l’avant. Très peu de procès ont été intentés contre les dirigeants du régime Khmer rouge. Les anciens prisonniers pêchent avec les anciens soldats. Le pays tente d’oublier, mais le traumatisme demeure. Près de 1,7 million de personnes, soit 20% de la population de l’époque, ont été assassinées.

La chute du régime totalitaire intervient en 1979 mais c’est uniquement en 1999 que le mouvement cesse d’exister. Jusque là, Phnom Penh demeure une ville dangereuse. Comment s’est reconstruit le Cambodge après 24 ans où le simple fait de porter des lunettes était passible de mort ? Où en sont les arts, où en est la musique, où en est le rock ?

On a beau sillonner Phnom Penh, les traces d’un mouvement rock au Cambodge sont maigres. Il n’y a guère que le SharkyBar qui passe encore des reprises des Beatles par Sinn Sisamouth, et le Zeppelin, un bar aux murs tapissés d’affiches de hard rock jaunis par le graillon, où un quinquagénaire chinois a ramené ses vinyles de Kiss et AC/DC (il y propose des « cocktails » à 2$, parfait pour se chauffer à headbanger sur un « Back in Black »). J’ai fréquemment croisé le leader du groupe de métal maintenant dissous Sliten6ix au ShowBox, un bar qui accueillait anciennement la scène underground locale. Selon lui, grâce à Internet, les jeunes commencent à réaliser que l’originalité veut dire quelque chose :

« Il y a un mouvement, il est petit mais, selon moi, un petit impact reste un impact ».

Cependant les derniers concerts auxquels on peut assister laissent peu de place aux cambodgiens. Le rock est plutôt une affaire d’expat’ et les groupes se font et se défont, laissant les gérants de salles de concerts dans l’incertitude quant aux formations actuelles. À Siem Reap, je fais la rencontre d’un groupe de hard rock philippin qui singe les attitudes du genre. Le chanteur m’explique que c’est un mouvement musical joyeux et me déblatère quelques banalités sur le mode de vie rock. Je constate avec déception que si la ville offre de nombreuses scènes sur lesquelles se produisent des groupes, ceux-ci sont loin de revendiquer des appartenances aux oldies.

C’est finalement en dehors des frontières du pays qu’on en retrouve les racines. Si la population locale n’est plus si friande du genre, celle qui s’est expatriée aux Etats-Unis renoue avec ses origines. Dans un style assez commercial, Laura Mam & the like me’s reprend la chanson de Pan Ron « Sva Rom Monkiss » (on notera le subtil jeux de mot). On est loin du grain d’époque, mais on y retrouve les claviers et les guitares de la chanson originale.

Mais c’est surement chez Dengue Fever que l’esprit est le mieux retranscrit. Les membres du groupe américain se sont rencontrés à Los Angeles. La célébrité de la chanteuse Chhom Nimol est assez amusante puisque c’est en pratiquant le sport national, le karaoké, qu’elle se fait connaître au Cambodge. La suite est un peu moins folklorique. Alors qu’elle rend visite à sa sœur, elle fait la rencontre des frères Holtzmann dans une boîte de nuit de Long Beach et ils décident de former les Dengue Fever. Si certaines chansons se rapprochent de la world music, l’instrumentale ne trompe pas. On retrouve les sonorités 60’s dans l’orgue farfisa d’Ethan, les guitares sans sustain de « Ocean of venus » ou la basse tendue de « Lake of Dolores » parlent d’elles-mêmes.

Attention, Dengue Fever ce n’est pas qu’un groupe américain. Si un seul des membres peut revendiquer son appartenance au sol Cambodgien, ils sont proche de sa musique dont ils empruntent les codes, ainsi que de sa population. En 2005, le groupe renoue pour de bon avec ses origines dans tous les sens du terme. Il se produit au Water Festival, l’un des évènements musicaux majeurs au Cambodge, et fait revivre le rock aux influences garage-surf et psychédélique des musiciens des 60’s et 70’s.

Sur place ils filment leurs déplacements, leurs découvertes, leurs balades en motobikes et leurs fouilles dans des magasins de disques. Tout est là. Ils vont réunir les images dans un documentaire sincère bien qu’assez rudimentaire « Sleepwalking Through the Mekong », derrière lequel se cache également l’ami Pirozzi, qui nous immerge dans la vie cambodgienne quotidienne évoquée dans leurs chansons.

On assiste entre autres à un moment génial alors que les Dengue Fever visitent une école de musique. Après avoir fait une démonstration de ce qu’ils savent faire, professeurs et élèves reprennent au chant un titre de leur répertoire. Les timbres de voix mêlés à l’écho du bâtiment donnent une émotion toute particulière à la chanson. Le voyage inspire également au groupe un album, sur lequel figure des collaborations avec des artistes locaux ainsi que des titres de grands musiciens de l’époque.

Si le Cambodge a bel et bien connu un âge d’or du rock & roll, il est aujourd’hui le témoin des années noires qu’a vécu le pays. Il faut se détacher de l’histoire pour réutiliser les codes du genre, c’est certainement pour cette raison que les expatriés venus au Cambodge ou ayant quitté le pays ont plus de facilités à se réapproprier cette musique, que les locaux ne pratiquent plus. Difficile de faire perdurer un mouvement lorsque certains se sont efforcés d’en faire disparaître les fondements.

Les principaux acteurs du mouvement restent présents dans la mémoire collective, on n’oublie pas le rock cambodgien, tout en regrettant qu’il n’y ait pas plus de groupes pour en faire perdurer l’essence. Oui, des bars aux allures rock ouvrent et certaines structures tentent d’émerger, et c’est super. Mais on a l’impression que c’est plus un moyen pour les voyageurs longue durée de se sentir chez eux qu’autre chose. Heureusement que les Dengue Fever sont là, et comptent parmi les derniers groupes à jouer une musique faisant résolument référence au rock cambodgien.  Alors il n’y a pas de raison, on va réécouter un de leur titre et tenter de retrouver ce qu’on peut de ce rock « perdu ».

Article écrit par Maxime Retropicalls