Le Japon est-il le nouvel eldorado du rap mondial ? Trop tôt pour le dire, mais les rappeurs locaux font de plus en plus parler d’eux.

Preuve de cet intérêt grandissant, ils attirent l’attention des grands médias internationaux. De Buzfeed qui propose un top 6 des nouveaux titres à écouter, au respecté Complex qui publie une liste des 25 artistes japonais à connaître absolument. Bien qu’incomplets, ces articles témoignent de la richesse et de la pertinence du mouvement au Japon.

La dernière sensation internet du rap game n’est autre que « It G Ma », qui affiche déjà plus d’un million de vues Youtube quelques semaines seulement après sa sortie. Le titre rassemble deux rappeurs Japonais (Kohh et Loota) et trois rappeurs Coréens (Keith Ape, JayAllday, Okasian). En plus d’être un vrai hit, It G Ma offre un bon aperçu de la qualité et de la richesse du rap asiatique, et particulièrement du J-rap. Le dernier couplet, celui de Kohh, en est le parfait exemple. Avec un flow implacable, il alterne punchlines et références assumées. Pour Kohh, et pour beaucoup d’autres, c’est certainement le début d’une reconnaissance nationale, voir mondiale. Retour sur la longue histoire du rap japonais, entre héritages et réinventions.

La culture hip-hop a débarqué sur les côtes nippones au début des années 80. Elle est d’abord exportée dans le quartier d’Harakuju par des visionnaires comme Toshi Nakanishi ou Hiroshi Fujiwara, figures légendaires de l’underground tokyoïte, puis popularisée par le film Wild Style. Ce documentaire retrace la naissance du hip-hop dans le Bronx des années 70. Il en reprend les reprend tous les éléments (danse, rap, graffiti et DJ) et fait appel à des artistes de l’époque (Rock Steady Crew, Grandmaster Flash, etc.). La diffusion du film dans quelques salles de cinéma d’Harakuju a provoqué un électro choc culturel pour une partie de la jeunesse japonaise. Quelques jours après sa sortie, les premiers groupes de break dance se forment et se réunissent au Yoyogi Park de Tokyo. Très vite, les DJ hip-hop (Crazy-A, DJ Krush) apparaissent et participent à la diffusion du mouvement. Le tout premier club hip-hop ouvre ses portes en 1986 dans le quartier de Shibuya.

Evolution naturelle, des rappeurs locaux commencent à faire leurs armes, fortement influencés par les sonorités old school et le style hédoniste du rap new-yorkais. Des groupes fondateurs se forment à cette époque : Buddha Brand, King Giddra, Scha Dara Parr… Avec eux les premiers labels et les petits succès commerciaux. Les années 90 voient un enrichissement spectaculaire de la scène locale. Le rap japonais trouve progressivement son identité et le style qui le caractérise encore aujourd’hui : un sens original de la mélodie, un mélange d’anglais et de nouvel argot, et des références empruntées à la culture japonaise. Assimilation des codes et réinvention. Ce mouvement donne lui ce sentiment particulier de familiarité et de d’originalité à l’écoute. Au delà, le J-rap va s’enrichir et se développer grâce aux interactions avec d’autres pans de la culture japonaise. Les pionniers du rap local ont été les génies de la mode (le parrain du street wear H. Fujiwara et Nigo le fondateur de A Bathing Ape), le rap s’est fait une place dans de nombreux foyers lorsqu’il était utilisé dans les bandes originales de mangas populaires, etc…

L’année 1996 marque un vrai tournant dans l’histoire du rap japonais. Hibiya Concert Hall, plus de trente artistes et groupes sont réunis pour la première édition du Thumpin Camp. A cette époque, et ce malgré l’apparition de plusieurs artistes talentueux, le rap reste marginal dans le paysage culturel du pays. Les principaux succès commerciaux sont des titres « mainstream », à la frontière entre la J-Pop et le rap. Le courant underground peine encore à trouver sa voix et à se faire reconnaître. Le Thumpin Camp Festival va lui offrir une tribune parfaite pour entamer sa révolution et trouver une véritable pertinence. « I killed J-Rap » seront les premiers mots prononcés par l’organisateur, en ouverture du festival. Une façon de s’opposer frontalement à la frange « mainstream » du hip-hop de l’époque, trop proche de la pop et donc déconnecté des valeurs fondamentales du genre. Cette volonté est symbolisée par le nom festival, « Thumpin » renvoyant à une classe antique de Samouraïs inférieure et méprisée par les castes supérieures. C’est dans ce rapport à l’histoire, et en réflexion par rapport aux thèmes de société que le rap japonais va enfin parvenir à retrouver une légitimité et à construire une véritable culture. Réflexion sur la fin de l’empire japonais, critiques de la société consumériste, scandales sanitaires, etc. Ce mouvement va avoir un impact considérable dans une société japonaise qui ne met pas en valeur l’individualité et ne connaît pas la culture du conflit.

Aujourd’hui la scène du rap japonais est jeune, prolifique et turbulente. Des jeunes artistes de tout l’archipel proposent des approches du hip-hop originales, enracinées dans le contexte local mais moderne en même temps. Ritto et Awich viennent d’Okinawa, une île d’à peine plus d’un million d’habitants. Le premier explique dans un entretien récent au prestigieux magazine Fader que l’histoire de son île est au cœur de sa vocation pour le rap. Awich est une jeune artiste de 27 ans qui a appris l’anglais en écoutant Tupac. Elle a trouvé, dans la violence exprimée par le rappeur, les mots pour parler de la condition de son peuple.

C’est finalement cette histoire riche et complexe qui fait du J-rap un mouvement intéressant à suivre et à apprécier. Sur It G Ma, Kohh, entre ses références au streetwear et à un groupe de punk rock japonais, fait appel aux thèmes du passé et de la nostalgie. Son message est révélateur : s’il est important de ne pas oublier, il est également nécessaire de ne pas ressasser pour continuer à créer. Le rap japonais est finalement le résultat de dynamiques profondes, entre le poids de la société japonaise et l’éternel débat sur la « légitimité » d’une culture hip-hop née aux antipodes de son berceau d’origine. Le travail de synthèse et le talent des artistes japonais leur ont permis d’assimiler une partie des codes classiques, tout en laissant assez de place à la réinterprétation et à l’originalité. Le hip-hop y joue finalement son rôle premier, celui de participer à la construction d’une identité urbaine, à l’écriture d’une histoire qui ne fait que commencer.

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Article écrit par Matthieu B