Il est 22h lorsqu’une dizaine de musiciens s’installent sur la scène d’un New Morning bondé pour l’occasion, foule d’un peuple attendant calmement l’heure, atmosphère détendue d’une salle plongée dans une attente tranquille. Apparaît enfin un petit gars blond à lunettes rondes, tout discret, entourés de grosses machines bourrées de fils électriques aux ramifications complexes.

Sam Sheperd aka Floating Points, s’installe, jette un coup d’oeil furtif à la salle et tape les premières touches sur ses machines. Un concert d’une heure, captivant, ponctué de moments de grâce – lorsque le saxophoniste se lève d’un coup pour entonner, dix minutes durant, un solo ravageur qui excite la foule de mille feux d’applaudissements et de sourires immenses. L’ambiance est celle des salles de jazz décrites par Kerouac dans l’Amérique des années 50 – une ambiance qui, ce soir, nous envoûte tous.

Ponctuée par de timides « merci » à la fin de chaque morceau, la prestation de Floating Points – invité par la Red Bull Music Academy pour présenter l’album « Eleania » sorti sur son propre label Pluto Records – fût un beau moment de grâce et d’apaisement.

Avec « Eleania », l’Anglais signe son tout premier album. Auparavant, il avait déjà sorti plusieurs EPs calibrés aux canons d’une musique électronique songeuse, paisible, parfois puissante, à l’instar de la bombe « Nuits Sonores » (composée quelques heures avant son set au festival lyonnais). Une musique souvent relaxante, et toujours inspirée par des arrangements subtils et l’idée d’improvisation qui caractérise le jazz ayant formé ses jeunes oreilles.

Ce premier essai intervient cinq années après la sortie de « Shadows » sur Eglo Records – premier label monté par le londonien -, une sorte de mini-album de cinq titres qui constitue les premiers balbutiements de la naissance de son long format.

Le projet a mis longtemps à se conceptualiser dans l’esprit de Sam Sheperd : le morceau Silhouette (I, II, III) par exemple, le plus long de l’album, a été commencé il y a six ans. C’est en partie la recherche d’une alchimie entre l’homme-machine à l’inspiration débordante et les instrumentistes qui l’accompagne tout au long de l’enregistrement de l’album, et qui fait trainer en longueur la sortie d’une version finale.

Mais, aussi, le travail de recherche scientifique de Sam Sheperd, titulaire d’un doctorat en neuroscience et épigénétique (qu’est-ce donc ?), une ligne en plus au CV de ce collectionneur chevronné de disques qui, à l’âge de 18 ans, prit des vacances à Chicago pour écouter des disques et se procurer un nombre important de vinyles. Et qui se fait une joie d’écouter la musique produite dans une région précise du globe, comme la chaude musique colorée des Brésiliens, à laquelle il rend hommage à travers quelques uns de ses mixes, notamment pour NTS Radio.

« Eleania » est un oiseau insaisissable qui survole la galaxie électronique avec élégance, puis qui pose son corps délicat au bord d’une rivière toute calme : chant de violons aériens et clapotis des batteries humides sur la surface d’une eau bleutée mais loin d’être froide, craquements subtils provoqués par le poids d’un piano dissimulé par le poids de textures délicates. Oiseau de nuit qui reprend enfin son envol, perturbé par un vent glacial le faisant dériver vers les foudroiements de plusieurs synthétiseurs qui, tout en force, font exploser la tension haletante accumulée tout au long de l’album, presque déroulé d’une seule traite.

Mélodies berçant l’oiseau solitaire qui, désormais, se repose sur la branche d’un chêne majestueux, avant de repartir vers un lieu incertain, poussé par un bruit progressant dans son esprit comme les dernières notes de l’album, explosives, nous laissant, nous, témoins du spectacle, dans une forme d’incompréhension. L’oiseau est-il mort, et si oui, va-t-il renaître ? Floating Points ne tranchera pas.

L’art du compositeur est d’une complexité magique, saisissante. Son disque nous tient en haleine jusqu’aux notes finales, brusques, encore incomprises parfois. Mais d’une tension puissamment électrique, jusqu’à l’achèvement du voyage, coupé net, seul demeurant un vide d’incompréhension et de sublimation mêlées.

Rares sont les disques qui impressionnent autant par leur richesse, à l’heure où l’on parle plus de “production” que de “morceaux”, et d’EP que d’album, mais Sam Sheperd a su prendre le temps de mûrir un projet génial et d’écrire une histoire que chacun peut s’approprier comme il le souhaite. Il nous transmet ici un disque de sagesse.

Victor Taranne