De passage à Paris pour un concert privé au Silencio, la crypte hype de David Lynch, on a rencontré Shura pour lui parler de son succès fulgurant qui, en quelques mois et quatre titres seulement, lui a valu une signature en major et des passages remarqués au Pitchfork Festival parisien ou plus récemment au très coté SXSW South by Southwest d’Austin.
Comment et à quel âge as-tu commencé à écrire et à mettre tes paroles en musique ?
J’ai commencé à jouer de la guitare quand j’avais 13 ans, et puis à écrire des chansons à proprement parler vers 16 ans. Enfin les chansons que j’écrivais à cet âge-là étaient.. expérimentales. C’est-à-dire carrément mauvaises (rires). Mais c’étaient des compositions originales au sens où elles avaient un refrain, un couplet, des paroles. Ça m’a pris un moment avant de trouver mon style, mais je n’ai jamais essayé de jouer les chansons de quelqu’un d’autre. J’adore écouter de la musique faite et écrite par d’autres, mais je n’ai jamais eu l’envie de la jouer ou de me l’approprier.
Ton succès a été plutôt fulgurant depuis la sortie de ton 1er single “Touch”. As-tu eu un sentiment de démesure, à voir les labels courir à ta rencontre après avoir seulement sorti quelques morceaux ?
Oui, tout est allé vraiment vite. Après la sortie de “Touch”, j’ai reçu beaucoup d’attention d’un peu partout. Il y a toujours eu des gens dans mon entourage qui s’intéressaient à ce que je faisais, mais je n’avais encore aucune idée de comment l’industrie ou même un label fonctionnait. Je n’avais jamais même pensé qu’un label ou qu’une major voudrait me signer ! Donc oui ça a été assez étrange de recevoir toute cette attention. Il faut apprendre vite comment tout fonctionne. C’est un monde tellement étrange !
Quand tu as 13 ans et que tu veux devenir artiste, tu rêves de jouer à Glastonbury mais tu ne penses pas un seul moment à tout l’envers du décor. Alors qu’aujourd’hui tu peux être un ado de 13 ans qui vient de Bruxelles, sortir un titre sur soundcloud et recevoir des coups de fil d’inconnus qui te proposent des déjeuners et te disent : “Tu as 13 ans ? Ok, ramène ta mère.” (rires)
Où en es-tu dans l’enregistrement de ton album ?
J’ai déjà une dizaine de chansons, inachevées. Je veux que mon album soit bon, donc j’aimerais arriver à en avoir entre seize et vingt, et choisir les meilleures parmi tout ça. Si je me retrouve à devoir jeter des chansons que j’aime beaucoup juste parce que les autres sont meilleures, je serais vraiment contente.
Il y a une grosse différence esthétique entre tes deux premiers morceaux “Touch” et “Just Once” qui sont plutôt instrospectifs, et le suivant “Indecision” qui est bien plus pop et dansant. Ton album va t-il aller dans l’une de ces deux directions ?
J’ai des goûts musicaux plutôt larges, donc je pense que les quatre titres qui sont sortis pour l’instant ne sont que des petites facettes de ce que je peux faire. En concert par exemple, certains morceaux sonnent plutôt rock, et partent même dans une veine assez psychédélique. Mes chansons représentent vraiment une mixture de tout ce que j’aime musicalement : d’un côté il y a True Blue (ndlr: 3ème album de Madonna, sorti en 1986) ou Elton John, mais de l‘autre j’adore aussi Led Zeppelin. J’espère que les gens qui écouteront les 10-12 tracks finals de l’album pourront entendre ces deux facettes, parce que je ne me vois pas faire juste “un album de pop”.
Par cela, tu cherches aussi à ne pas te faire cataloguée comme une pure “artiste de pop” , le genre d’étiquette dont on se débarrasse difficilement ?
Oui parce que justement, j’aurais peut-être envie de me mettre à écrire du rock psychédélique quand j’en arriverai à mon 3ème album. Et je pense que ça pourrait faire sens, parce qu’il y en a déjà des traces et des influences dans mes premiers titres. C’est pour ça que je veux que mon album brasse large, pour ensuite avoir la liberté de créer quelque chose d’autre, quelle que soit la phase que je traverse en termes de goûts musicaux.
Par exemple, je pense que ce que Lana Del Rey a fait sur son second album est très intéressant, et que ça fait sens avec ses débuts pop. Une de mes autres artistes préférées est PJ Harvey, et elle ne fait jamais deux fois la même chose : si tu écoutes “Stories From The City” et “Uh Huh Her”, ce sont des ambiances totalement différentes. Madonna fonctionne de la même manière, elle trouve un collaborateur et un son qui lui plaît et puis construit un album autour de ce son. C’est exactement ce que je veux avoir la liberté de faire artistiquement.
Les paroles de tes chansons sont parfois très directes, notamment des phrases comme “If you get my name wrong, I won’t get pissed off ‘cause I wish I was somebody else”. Penses-tu que ces paroles ont au final plus d’impact que d’utiliser des grandes métaphores et parler des étoiles dans le ciel ?
Je pense que quand tu commences à écrire des paroles de chansons, tu es très conscient du fait que tu écris, et que tes paroles devraient avoir du sens. Tu veux qu’elles soient poétiques, grandioses, qu’elles sonnent “élaborées”. À un moment, j’ai laissé tomber cette envie de vouloir sonner profond et c’est peut-être pour ça que le résultat en est plus frappant. Maintenant dès qu’une idée passe, même si c’est quelque chose d’un peu con du style “tous les gens que je connais sur cette terre auront disparu d’ici 100 ans”, je l’écris quelque part, car ça peut être le début de quelque chose. Avant, quand j’écrivais quelque chose comme ça, je me demandais “Comment est-ce que je peux faire sonner ça comme une parole de chanson ?”, alors qu’aujourd’hui je me dis que si je l’ai pensé, ressenti et écrit comme ça, je n’ai pas nécessairement besoin de le modifier.
J’aime cette manière de faire assez antagoniste, écrire un album de “pop” avec des paroles qui ne le sont pas vraiment. J’adore tout ce qui est paradoxal, dans la musique comme dans la vie : j’aime les choses qui ne s’assemblent pas vraiment, les visages déroutants, les gens qui sont quelque chose mais s’habillent autrement. Je trouve ça passionnant, et je pense que ça se traduit quelque part dans ma musique.
Tes paroles ont en tout cas un écho très personnel, intime même. Comment arrives-tu transposer ça sur scène, devant une foule d’inconnus ?
On peut penser que c’est un moment difficile ou très émotionnel. Et quand tu enregistres la chanson, ça peut effectivement le devenir, tu peux avoir besoin d’un moment pour te reprendre. Mais une fois que tu partages cette chanson au monde entier, elle devient une entité à part entière. C’est comme si tu donnais naissance à un enfant, un être avec sa propre personnalité et ses émotions, qui au final ne sont plus vraiment à toi.
Pour moi, c’est la meilleure chose qui puisse arriver à un morceau. Par exemple lors du dernier concert qu’on a donné à Londres, tout le public a commencé à chanter en coeur quand on a joué “Touch”. À ce moment-là, je me suis dit que c’était tellement étrange de voir ce morceau qui parle d’une période difficile de ma vie provoquer cette réaction chez les gens. Mais comme le public s’est approprié la chanson et les paroles, c’est comme si elles ne m’appartenaient plus, qu’elles étaient à eux maintenant. Ça apaise le côté douloureux de certains titres.
Peux-tu me parler de ta collaboration avec le producteur Hiatus, comment avez-vous commencé à bosser ensemble ?
Il m’avait vu jouer en acoustique et il est venu me voir pour me dire qu’il voulait faire un remix d’un de mes titres. Il est revenu avec ce morceau appelé “River”, que j’adore encore aujourd’hui. J’avais toujours voulu faire de la musique électronique donc ça m’a beaucoup intéressée, et je lui ai dit que je voulais composer d’autres chansons avec lui. J’ai écrit plusieurs chansons et lui ai donné pour qu’il les réarrange, ce qui au final a donné lieu à un EP complet.
Vous collaborez toujours aujourd’hui ?
Non pas en ce moment, il bosse sur son troisième album et j’en suis encore à mon premier, donc j’ai un peu de retard sur lui ! Mais c’est cette première collab’ qui m’a donné envie d’apprendre à produire. Je passais deux ou trois jours à écrire une chanson et lui plusieurs semaines pour la produire, alors je lui ai dit : “C’est pas juste, tu passes plus de temps que moi avec les morceaux, et tu peux en faire ce que tu veux !”. Et comme j’ai l’esprit technique, en ayant bossé en tant qu’assistante éditrice à la télé, je profitais de mes services de nuit pour apprendre, en posant des questions à Cyrus (ndlr: Hiatus) à chaque fois que je bloquais.
Tu as habité plusieurs années à Manchester avant de bouger à Londres. Quelle est l’atmosphère de la scène là-bas ces temps-ci ?
Oui j’ai habité à Manchester toute mon enfance, de 6 à 18 ans. Je n’y suis pas retournée depuis un moment, mais il y a une très bonne scène électronique là-bas. De manière générale, la ville a une histoire musicale impressionnante, que ce soit avec les Smiths ou les années The Haçienda.
Et puis il y a toujours eu beaucoup d’open-mics à Manchester. En tant que chanteur ou musicien, c’est génial parce que tu peux te pointer dans à peu près n’importe quel bar un mercredi ou un jeudi soir et chanter trois ou quatre chansons aux gens. Ça a été le meilleur entraînement pour moi: être une ado de seize ans et jouer devant des hommes de quarante qui buvaient de la Guinness. Tu apprends à faire taire une salle. Et à la fin de la soirée, tu sais toujours si tu as réussi à capter l’attention des gens ou pas.
En définitive, je pense que c’est là que j’ai appris le plus de choses en tant qu’artiste live : mes trois années à faire des open-mics à Manchester, plutôt que tous les shows à l’étranger que j’ai pu faire dans les six derniers mois. Parce que monter sur scène en essayant de te convaincre que les gens en auront quelque chose à faire de toi, c’est une étape importante. Avoir cette audace de te dire : “Mais oui bien sûr, je vais monter sur scène, raconter ma vie à ces gens, et ça va les intéresser à coup sûr !” (rires)
J’ai aussi vu qu’on te demande souvent si tu es russe ?
Oui comme je suis à moitié russe d’origine, tout le monde pense que je suis née à Moscou, alors que pas du tout ! C’est sûr que que ça sonne plus mystique que Londres. Ça ne me dérange pas que les gens apportent un peu d’exotisme à mon histoire, jusqu’à une certaine limite.
Le seul remix qu’on a pu entendre de toi pour l’instant est celui de “Say You Love Me” de Jessie Ware. Ça t’a plu, tu te verrais en faire d’autres ?
J’adore remixer. J’ai fait quelques remixes et je suis en train d’en préparer d’autres. Ça m’aère l’esprit par rapport à mes propres compos, parce qu’il y a moins de pression et que tu peux te permettre beaucoup plus de choses avec le morceau. Tu peux prendre les vocals de quelqu’un d’autre et laisser ton imagination faire le reste. Jessie Ware est une chanteuse géniale, avec un timbre de voix impressionnant. Ça peut sonner un peu flippant, mais c’était plutôt cool de m’asseoir dans mon appart avec mon casque et d’écouter la voix de Jessie Ware en boucle, rien d’autre. Et à un moment je me suis dit que je pourrais en faire quelque chose, plutôt que passer des heures à simplement l’écouter en boucle !
C’est aussi marrant de voir la manière dont une chanson a été “assemblée”, parce qu’il y a tellement de couches, de strates différentes. À l’écoute, tu ne perçois pas forcément tout cet éventail de choses qui reposent entre la voix et la rythmique. Ça m’évoque un peu les dessins d’architectes, que je trouve géniaux. Enfin je n’ai absolument aucune intention de bâtir un immeuble, mais en les regardant je me dis toujours: “Wow, c’est vraiment impressionnant que quelqu’un sache faire ça.”
On peut donc s’attendre à d’autres remix bientôt ? Tu peux nous en annoncer un officiellement ?
Il y en a un que je fais pour le fun et puis un autre qui est en route.. Je ne peux pas vraiment lâcher de noms parce qu’ils peuvent sortir dans un mois comme ils peuvent très bien ne jamais sortir. On ne peut jamais savoir, les labels sont compliqués, bien plus compliqués que ce que tu peux imaginer quand tu rêves d’être signé. Mais bon, ça reste un avantage génial de sortir un album et de pouvoir atteindre plus de personnes que les 3000 fans que tu as sur soundcloud.