Présenter en un début d’article et de manière exhaustive la carrière de Rolando Ray Rocha, aka DJ Rolando, est une tâche complètement infaisable. Ce serait déjà bafouer symboliquement son travail exceptionnel, de même que de passer pour un abruti à tout vouloir intellectualiser. Il faut bien s’en rendre compte : l’influence de Rolando sur la musique dance, surtout celle des années 2000, n’est pas quantifiable. Si vous êtes allé plus de cinq fois en club, ou mieux, en festival, alors vous avez déjà entendu son travail. Ses qualités de producteurs et son incroyable talent de DJ ont fait de lui un monstre sacré de la musique électronique, plus underground que Jeff Mills et plus festif que Mad Mike, ses partenaires des débuts. Vous l’avez donc compris, c’est un honneur que de le recevoir à notre table, à l’occasion de la soirée I’M au DV1 – qui lui est bien entendue exclusivement dédiée.

Nous le retrouvons dans le hall de son hôtel avant d’aller dîner dans notre, désormais habituelle, cantine des bords de Rhône, à quelques dizaines de mètres à peine du dancefloor qui l’accueillera le soir même. Détendu et souriant, la glace se brise dès la première poignée de main. Son humour fin mais bonne enfant ne semble jamais quitter ses mots, choisis avec soin et réflexion. La discussion coule naturellement, tantôt formelle, tantôt personnelle. Nous nous installons à une table calme, autour d’un grand verre de bière bien fraîche. Nous discutons de l’Ecosse, son pays de résidence, où il vit avec sa femme et son fils, de son amour pour ce pays et ses paysages. Avec un tel invité, impossible de louper une miette de notre rencontre. Nous avons deux bonnes heures à passer avec lui, et c’est une occasion immanquable de revenir sur l’histoire de la techno à Détroit, sur sa carrière et sur sa vision de la dance music moderne.

 

Cette ville si particulière du Middle West américain

Tout commence dans cette ville si particulière du Middle West américain, explosive au niveau musical mais sur la pente descendante au niveau économique. Rolando grandit dans les quartiers hispaniques de la ville du sud-ouest, éduquant son oreille aux nouvelles sonorités mécaniques et rapides qui commencent à poindre le bout de son nez entre les tours d’acier de la Motor City. Il écoute avec assiduité les émissions de radio barrées proposées par Jeff Mills, « The Wizard » à l’époque, qui distille avec entrain la nouvelle sonorité de Détroit, influencée par la science-fiction et par un rapport largement technolâtre entre l’homme et la machine. Rolando apprend l’art du Djing et se lie d’amitié avec les fondateurs du collectif et label, désormais mythique, Underground Resistance. Une relation amicale et professionnelle aux côtés d’artistes tels que Drexciya, Robert Hood ou Mad Mike, qui ne durera pas éternellement.

« Après un certain temps, j’ai du partir. Cela ne fonctionnait plus pour moi. Je n’aimais pas leur façon de fonctionner » nous dit-il. « Musicalement, nos chemins ont divergé. Financièrement aussi, il fallait bien que je paye les factures, que je mange, et je n’avais pas de quoi. Cela peut sonner cool d’être underground à l’époque, de se concentrer exclusivement sur la musique. Mais comme toujours, l’argent ne tombe pas du ciel ! ». Malheureusement, rien n’est plus vrai.

Rolando garde un souvenir mitigé de ses années chez UR ; des années qui, dans l’histoire de la musique électronique, font date. « A l’origine, les ambitions étaient simplement de produire de la bonne musique. On essayait de créer quelque chose de nouveau, qui n’avait jamais été fait avant, avec un équipement limité. Cela valait vraiment le coup. Après, cela s’est dégradé.». Alors que la musique de Détroit se mécanise, devient plus abrupte, notamment sous l’influence de Juan Atkins, celle de Rolando se tourne vers une conception plus mélodique de la dance, cherchant sans doute à renouer avec ses origines hispano-américaines, comme en témoigne son travail avec le producteur Gerald Mitchell. Le tout, à l’époque, était d’aller de l’avant ; une dynamique vivifiée par l’expansion soutenue de la scène locale.

« Il y avait beaucoup de compétition entre les DJs, pour le meilleur comme pour le pire. C’est comme pour tout. Cela permet de continuer à innover. Il fallait être à 100%, voire 200%, tout le temps. »

 

L’énigme de la cité-industrie

Une approche de la recherche musicale largement partagée par ses pairs, qui place l’innovation, le risque et la conceptualisation esthétique sur un piédestal, comme enjeu de tous les instants. La scène électronique se développe à Détroit sous l’impulsion de rendez-vous hebdomadaires qui rassemblèrent, au fil du temps, de plus en plus d’adeptes. Parallèlement à Chicago, les soirées de Détroit ne ressemblèrent à aucune autre.

« Les soirées a Détroit étaient particulières. Il y avait les soirées « housing », avec Theo Parrish et ces mecs là. De petites soirées avec une très bonne atmosphère dégagée par la foule, majoritairement noire avec quelques blancs quand même (rires). La musique était plutôt house et funk. Les soirées techno, c’était plutôt l’inverse, avec une majorité de gamins blancs. C’était de grosses warehouse parties, avec des types qui venaient de toute la région, un peu sur le modèle des raves à l’anglaise, avec parfois jusqu’à dix DJs sur le plateau. C’est le modèle des soirées organisées par Richie Hawtin par exemple, elles étaient vraiment très bonnes, les danceurs affluaient de tout le middle west. »

Un esprit de la fête qui apparaît comme essentiel au vue des difficultés économiques que rencontre, depuis longtemps déjà, la ville ultra-industrialisée de Détroit. Aussi, la rivalité naissante entre les organisateurs et les artistes, issue de la popularité croissante du mouvement, entraîne quelque fois de petites jalousies. «  Ça fait partie de l’histoire. Certaines personnes n’aimaient pas que Richie vienne organiser ses soirées à Détroit (ndlr : Richie Hawtin habitait, à l’époque, de l’autre côté de la ville, côté canadien». On aurait aimé voir ça.

Cela nous permet d’enchaîner avec une question qui taraude les journalistes musicaux depuis de longues décennies maintenant, sans que quiconque puisse fournir une réponse complète et définitive : pourquoi Détroit est-elle si particulière ? Pourquoi cette ville, à l’origine cité-industrie, est-elle à l’origine de tant de styles musicaux incroyables, de la soul de la Motown à, précisément, la techno dite de Détroit ?

« J’aimerais connaître le secret ! (rires). C’est étrange cette fascination pour Détroit. Je dirais simplement que les choses avancent, que les jeunes continuent de créer de nouvelles choses chaque jour. Détroit est certes la ville de la Motown et des débuts de la musique techno, mais il y a aussi des scènes rock et hip-hop très productives, souvent moins connues par rapport aux deux styles principaux qui composent désormais le rayonnement culturel de la ville ».

Une vision simple et éthérée qui en dit pourtant long sur le dynamisme musical de la ville. Une fois de plus, Détroit reste imperméable à nos questions sur sa magie et sur ses magiciens.

 

La musique comme porte de sortie ?

Et qu’en est-il aujourd’hui ? Y’a-t-il toujours une scène active à Détroit, qui continue d’évoluer, perpétuant cette dynamique symbolique de recherche de la nouveauté musicale ? La question se devait, elle aussi, d’être posée.

« Je ne passe pas beaucoup de temps à Détroit. Les gars « nouveaux » ne sont pas vraiment nouveaux pour moi. Il y a Kyle Hall par exemple. Il est sur la scène depuis quelques années déjà, il a commencé jeune, aux alentours 17 ans. Il est plein d’énergie et fait de la bonne musique. Mais je ne sais pas qui sera le prochain Kyle. Tout ce que je sais, c’est qu’il y en aura un (rires). C’est Détroit, il y a toujours un talent caché quelque part ! ».

Un optimisme qui fait plaisir à entendre, alors que les villes du Middle West nord-américain subissent des regains de tensions sociales ces dernières années, finissant d’enterrer le pessimisme des populations les moins favorisées quant aux perspectives d’avenir se trouvant en face d’elles. La musique continue-t-elle d’être une porte de sortie pour les petits gars des banlieues de Chicago ou de Détroit ?

C’est l’occasion pour nous de demander à Rolando si les musiciens locaux s’impliquent localement pour promouvoir la créativité, dans une perspective de réchauffement du climal social. « Celui qui s’implique vraiment localement, c’est Mike Huckaby. Il va dans les écoles, apprend aux jeunes comment utiliser les machines et faire de la musique. C’est comme ça que Kyle Hall a commencé. Cela permet aux jeunes de trouver une activité, et de ne pas seulement zoner dans les rues, et donc de potentiellement se mettre en danger ou mettre en danger les autres. Cela leur donne d’autres alternatives, cela leur ouvre l’esprit. Sur ce coup-là, Mike est au dessus, très clairement ». Dommage qu’une telle volonté ne soit pas mise en œuvre par plus de monde.

 

De l’Amérique à l’Europe

Toujours est-il que la musique fût généreuse avec Rolando, comme peut en témoigner l’ensemble de sa discographie ainsi que son talent de DJ. L’influence européenne qui a peu à peu gagné cette musique – avec à l’origine une patte américaine très prononcée – a joué un rôle déterminant dans sa carrière. « Je n’avais jamais réalisé avant de venir en Europe l’impact réel de cette musique, c’était incroyable. Je ne me doutais pas que cette musique, produite par les gars de Détroit dans leurs petits studios, allait voyager si loin, se répandre partout. C’était incroyable de faire partie de tout ça » nous dit-il en buvant une bonne gorgée de bière, avant d’enchaîner sur sa rencontre avec notre Pape de la musique électronique nationale, Laurent Garnier :

« Je me souviens avoir joué avec Garnier au Rex Club, à l’époque où il organisait ses soirées le mercredi soir. C’était de grosses soirées, avec un son très marqué à la fois Détroit et Chicago. Je ne l’avais jamais rencontré avant, alors qu’il connaît bien la plupart des mecs de Detroit. Je me souviens du premier morceau que j’ai joué, il ne le connaissait pas, alors qu’il était clairement à la pointe de ce style de musique. Il m’a dit : « Mec, c’est quoi ce truc ?! » (rires). C’était un white label de Jeff Mills ou quelque chose du genre, je ne me souviens plus. Je lui ai dis en riant « Tu ne peux pas tout avoir man » (rires). Il était cool et il réagissait super bien aux tracks que je passais, genre « Woaw ça tue, et ça aussi, et ça ! ». C’est le genre de choses qu’on n’oublie jamais. Un ou deux jours après, il est venu me chercher, avec une amie, et nous a emmené faire un tour de Paris, puis il nous a emmené chez lui pour nous montrer sa collection de disques. Impressionnante je dois dire ! ». Et Dieu sait qu’on aurait aimé, nous aussi, en être.

 

La propulsion au sommet

En 1999, un morceau d’anthologie le propulse brutalement au sommet des scènes européennes et américaines. C’est bien entendu avec son alias The Aztec Mystic qu’il sort « Knights Of The Jaguar », 49ème titre de la discographie d’Underground Resistance, et dire que c’est un méga carton serait un euphémisme. Et il y a de quoi. Cette techno mélodique, deep et pour ainsi dire mystique, rend complètement fous les raves anglaises sauvages, les techno parades amoureuses de Berlin et les clubs parisiens débauchés.

« Tout allait bien jusque là, mais ensuite cela a explosé. Quand je l’ai joué pour la première fois, cela a crée un choc. Les danseurs étaient curieux face à ces nouvelles sonorités, les réactions étaient très bonnes. Les gens me parlent souvent de la première fois qu’ils ont entendu ce morceau ».

Il enchaîne les collaborations avec des labels européens (Delsin Records ou Ostgut Ton, rien que ça), et co-fonde le projet Los Hermanos avec son compagnon de route Gerald Mitchel, bien entourés par quelques autres artistes dont Santiago Salazar et Dan Caballero, pour ne citer qu’eux. Sa réputation s’accroît exponentiellement, autant pour ses qualités de producteur que pour son sens du mix irréprochable.

 

Le secret de la réussite ?

Notre avis, c’est que le secret de Rolando réside dans sa zénitude et dans son hédonisme flagrants. Un amour de la musique et une philosophie de vie qui lui ont permit de faire de sa passion un métier. En effet, il nous confie avoir commencé sa vie comme ouvrier sur les chemins de fer, « par nécessité plus que par envie ». Il a depuis quitté Détroit pour s’installer à Edimbourg, un endroit plus calme et plus sain selon lui. Il produit sa musique chez lui la semaine, et sillonne le globe le week-end, lorsque sonne l’heure pour le monde de célébrer. Et ce, depuis une bonne trentaine d’années. Naturellement, on lui demande comment il entretient sa créativité et quelles sont ses sources d’inspiration :

« Je travaille exclusivement le jour, sauf lorsque je suis en retard sur un projet. Cela me permet d’avoir un rythme de vie assez sain. J’écoute de la musique pour me mettre dans de bonnes conditions, puis je me mets au boulot. Le temps que je passe au studio est aléatoire, cela vient par vagues. Si rien de bon ne me vient, je ne perds pas mon temps et je fais autre chose. Aussi, je trouve beaucoup d’inspiration lors de mes dates, lorsque j’écoute les sets des autres artistes. Entendre de nouvelles choses me pousse à continuer d’innover et de faire vivre cette musique ».

Et cette recette fonctionne plutôt bien, comme l’agenda chargé à bloc pour 2016 de Rolando peut en témoigner. « J’ai beaucoup de remixes prévus pour de bons amis, comme Marcel Dettmann, Ben Sims, D’Julz ou Ken Ishii. Je pense aussi travailler avec Jonas Kopp et Markus Suckut. Ces mecs m’ont déjà remixé et j’ai envie de leur rendre la pareille ! (rires) ». Allez, fais-toi plaisir, on attend que ça !

Le repas touchant à sa fin et la bière se faisant rare, nous tenons à lui poser une dernière question avant de le laisser souffler un peu. On lui demande (et oui, c’est une forme de tradition obscure), comment il envisage le futur de la musique.

«  On ne sait pas de quoi demain sera fait, je ne sais pas ce que mon fils écoutera dans dix ans ! Il y a tellement de gens qui se basent sur ce qui a été fait avant, avec le sampling par exemple, cela évoluera peut-être moins vite que maintenant. Il y a tellement de jeunes motivés qui cherchent à se lancer, et à créer. Il faut les encourager. Mais ils doivent être patients, les jeunes artistes cherchent trop à tout avoir, tout de suite. La musique, c’est une question de temps et de travail ».

On en était tout galvanisés. Le repas se termine sur quelques notes de jazz et il est temps pour nous de nous retirer. On vous laisse avec ces belles paroles et une belle soirée de musique dans nos mémoires. Un grand merci à Rolando Rocha pour son temps, ses précieuses paroles et sa bonne humeur, ainsi qu’au DV1 Club ! Ci-dessous, un de ses reworks monstrueux, pour le titre Expo 2000 de Kraftwerk. Enjoy !