Impressionnés par leur précédente édition, on a retraversé cette année le col des Alpes pour le Club To Club de Turin, festival qui tend de plus en plus vers la frange novatrice et expérimentale de la force électronique.

Leur virage distinct vers l’expé s’était déjà senti les années précédentes, les artistes récurrents du line-up tenant plutôt du Andy Stott que du Ben Klock. Mais c’est quand même un créneau serré que les équipes du festival ont pris cette année, effaçant peu à peu les têtes d’affiches house et techno pour les remplacer par des figures de l’avant-garde. On y était, on vous raconte.

 

Jeudi

On débarque le jeudi dans une petite salle enchantée par les visuels chelous et le dub échotique de Forest Swords, premier acte d’une soirée où de grosss têtes ambiento-expérimentales sont attendues. Car ce n’est rien de moins que le maître de l’ambient Tim Hecker qui prend la suite du cortège, envoûtant la foule des vapes de fumée qui forment sa signature visuelle.

Tim Hecker délivre une performance impeccable dans une salle aux allures apocalyptiques. L’artiste est perdu dans d’importants nuages de vapeurs qui prennent les différentes couleurs de sa musique. Quand la sublime Love Instrumental de son dernier album Love Streams retentit, les pénombres pourpres et chaleureuses de la salle détonnent d’une présence mystique. Son live vibrant se termine dans un climax de sonorités encerclantes, et on se fait la réflexion que si Tim était un gourou, on rejoindrait sa secte en un battement de cils.

C’est Arca qui vient clôturer le triumvira de cette première soirée avec un show clairement destiné à marquer les esprits. La posture résolument punk du vénézuelien ne se pare pas d’atours plus doux sous prétexte de DJ set. Au contraire, le DJ set façon Arca se veut manifesto politique : le producteur prend sa foule de court en mixant et enchaînant des styles aux antipodes les uns des autres, sans se fatiguer des transitions.

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Après une première demi-heure expérimentale sous fond de visuels animaliers hallucinogènes, Arca annonce un break en sortant de son booth pour nous livrer deux secondes d’opéra érotique, avant de redémarrer sur de l’électro-cumbia. Pendant ce temps, son imperturbable acolyte Jesse Kanda assure les visuels de ce ballet loufoque. Cette première transition improbable donne le ton de la suite, où Arca continuera à enchaîner les styles les plus opposés, du gangsta rap américian à la drum & bass, pour virer vers la trance, avant de mieux repartir en quart d’heure disco qu’il enchaînera sur de l’IDM proche de l’inaudible. À ce stade, on ne sait plus trop où (ni qui) on est, mais on est certains que le message est passé : Arca vous emmerde avec théorie du genre électronique. Le cloisonnement des styles, les cases dans lesquelles on range sagement un artiste ou une mouvance sont messagers de la mort pour la créativité. Bref, le vénézuélien traine quelque chose d’un punk nouveau dans ses bagages.

 

Vendredi

Après avoir assisté à une interview incroyablement gênante de Gaika, plus destinée à de beaux shots d’aftermovie qu’à avoir un réel intérêt (on lit un étrange mélange d’ennui et de détresse dans les yeux de l’assistance et dans ceux de l’artiste), on repart pour le Lingotto où Chet Faker est en train de se faire la main sous son nouvel alias de DJ Nick Murphy. Exit la folktronica énamourée, Nick mixe désormais de l’électronique sans strates de tristesse au fond des yeux, et s’acquitte assez décemment d’une difficile tâche, faire la passerelle entre un Powell et un Laurent Garnier.

De l’autre côté du Lingotto, c’est le show à 160bpm de Koreless qui touche à sa fin, pour laisser place au donc très attendu Gaika, nouveauté dans le paysage électro-grime UK. Son auto-baptisé ghetto futurism est un mélange disparate de toutes les influences sonores des vingts dernières années anglaises, mais surtout un terme destiné à faire taire les médias sur les origines de ses influences. Mélangeant des titres très dancehall influences caribéennes et jamaïcaines avec d’autre beaucoup plus noirs, tendant vers le plus sombre de la grime et teintés d’industriel, Gaika est la quintessence du son british dans toute sa splendeur. Tout en nous balançant quelque chose de déroutant et complètement nouveau.

Sur des tracks revendicatrices (Security) comme d’autres plus hédonistes (Bhody Knows At 90), il dénonce les violences policières, les inégalités sociales et le néo-colonialisme anglais. Un cri qui fait très facilement écho le reste de l’Europe Occidentale. Si Gaika n’a pas l’ambition d’être le sauveur ni même le messager de sa génération, il accepte d’en être le relais et insère dans sa musique des fragments de la réalité d’un kid né du mauvais côté de Brixton.

De l’autre côté du site, Laurent Garnier livre trois heures d’un set destiné à contenter la foule italienne de fin de semaine. Repère identifiable et populaire d’une prog autrement plus élitiste, Garnier la joue plus dark qu’à l’habituelle, prévoyant le set à venir des revenants Autechre. Mais s’il fait de son mieux pour assurer la transition, on mettra un énorme hola aux organisateurs qui, par volonté de faire venir le public à une heure “consommable”, livre une incohérence de programme aberrante : imaginez, après 3h de Garnier, vous retrouver plongés dans l’obscurité la plus totale pour expérimenter la violence introspective d’Autechre.

Comme on pouvait s’y attendre, le live d’Autechre tranche donc net avec le set endiablé de Laurent Garnier. Plongée dans une pénombre quasi-totale, la musique beatless du duo anglais remplit l’énorme Lingotto qui prend des airs de cathédrale. Le brouhaha ambient s’élève aussi, et l’image mentale pure et noire de leur musique vient s’éclaircir d’un barouf désagréable. En dehors du lieu, le public n’est pas forcément idéal. Au bout d’une trentaine de minutes, le premier rythme compréhensible qui vient envahir la salle provoque la jouissance d’un public qui veut danser. La fin se fait donc plus énergique, mais Autechre n’était pas particulièrement en phase avec une audience qui s’attendait logiquement à accueillir des bêtes de scène pour cette plage de 4h du matin.

Quand même bien le live se fait dans des conditions toutes sauf idéales, l’immersif à fleur de peau du duo nous touche de l’intérieur, s’infuse insidieusement dans nos fibres et créent une introspection auditive qui ne ressemble à rien qu’on ait pu expérimenter auparavant. L’auditeur attentif devient sensible aux vibrations et aux sons ambiants d’une manière nouvelle, et on en vient à se sentir dérangé par le battement de cils de notre voisin – on exagère à peine. On s’étonne d’ailleurs de ne pas voir de bastons éclater dans cette foule déjà chauffée à blanc, tant la musique d’Autechre réveille une colère, un grondement intérieur difficile à taire.

Heureusement, la soirée ne s’achève pas ainsi : Andy Stott est là pour assurer le dernier acte, et s’adonne à la dure tâche de construire des ponts entre l’expérimental audible et la techno dansante, tentant de contenter les élitistes comme les fêtards. Il s’en sort avec brio et enchante ce public qui n’a pas peur du noir et n’a pas fui les lieux durant le live difficile d’Autechre. Influences industrielles mancuniennes disséminées sur fond d’une techno très abstraite, Andy sait s’adapter à son heure et son public, et c’est bien pour ça qu’il ne déçoit jamais.

 

Samedi

Dernier retour sur les lieux du crime en ce samedi, où on débarque alors que s’éteignent les dernières notes de Junun, le projet qui mêle influences indiennes et membre mineur de Radiohead. Cause de notre désorganisation : le programme compte les changements de plateaux comme partie intégrante des sets des artistes, provoquant ainsi de nombreux loupés – comme celui de One Circle, groupe rassemblant le meilleur de l’italian new-wave ou Ghali, curiosité rap et sorte de PNL à l’italienne.

Tant pis pour notre soif de découverte locale ou indienne, on enchaîne avec le retour tout en suspens de DJ Shadow. Particulièrement attendu ce soir-là car en pleine tournée de son dernier album The Mountain Will Fall, Shadow propose un live orienté sur son célèbre Endtroducing d’il y a presque 20 ans. Les allers-retours temporels sont fréquents, à tel point que l’excellente Suicidal Pact de 2016 se retrouve mélangée avec la voix de Thom Yorke dans A Rabbit In Your Headlight, sorti 20 ans plus tôt. Le tout navigue entre mélodies cultes – Organ Donor et Midnight In a Perfect World en tête – et les rythmes puissants et envahissants.

Jon Hopkins arrive ensuite pour délivrer un DJ set à son image : d’une noirceur impressionnante et sans égard pour les genres traversés. Parfois dans une ambiance electronica mélodique – à l’image de ses productions ou de certains morceaux de Daniel Avery -, le set prend par la suite un virage techno-tunnel puissant et agressif. Les basses arrachent les oreilles, et la puissance cathartique de l’énergie d’Hopkins est à son plein.

En même temps, à quelques mètres de là, certains d’entre nous ont fui le niveau sonore pour se réfugier vers une valeur sûre : Daphni et son set endiablé qui fait danser la foule sans concession, peut-être pour la première fois du festival. Lui feront suite Clams Casino et son beatmaking imparable, avant de céder place aux beats destructurés de M.E.S.H., Kablam et Total Freedom, performances toutes exclusives sur le territoire italien.

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Côté grande salle, c’est déjà le tour de MCDE de venir clore les festivités. Le DJ disco king nous emballe pas mal au début, calmant le côté mielleux de sa boule à facettes pour livrer un set dansant mais qui ne tombe pas dans la facilité. C’était malheureusement trop beau pour être vrai car après une bonne heure, Danilo vire du côté tech house de la force et tombe dans un set prévisible qui a bien du mal à faire bouger nos pieds endoloris. On en restera là pour cette année, tout aussi impressionnés par la puissance du line-up de Club To Club que déçus par ses défauts d’organisations, qui empêchent de porter à terme les ambitions du projet.

Article écrit par Bastien Perroy et Lélia Loison

Crédits Photos : Kimberley Ross