Le slammeur/rappeur de Strasbourg Abd Al Malik vient de sortir son cinquième album solo « Scarifications », produit par le respecté Laurent Garnier, compositeur électronique génial et artificier des platines. Cette collaboration entre l’incontesté patron de la musique électronique française et le virtuose des mots est intéressante à plusieurs points de vue.

Déjà par l’évolution de l’influence instrumentale d’Abd Al Malik, qui, a s’il commencé à produire des disques en puisant allègrement dans les canons d’une variété française teintée de hip-hop, embrasse avec « Scarifications » les territoires sombres et froids de la musique électronique produite par Garnier. Certes, son précédent album, « Dante », s’était paré de touches électroniques, mais jamais avec la radicalité insufflée sur « Scarifications » : basses imposantes, scintillements légers de synthés dissimulés, rythmiques fournies made in Detroit et mélodies épurées.

Ce virage artistique opéré par Abd Al Malik permet de libérer les frontières entre deux mondes a priori opposés, le rap et la musique électronique. Mais n’oublions pas que ces frontières sont artificielles, tant le mariage des deux genres a déjà été fécond, à l’image d’un groupe comme Mantronix ou, plus proche de nous, les parisiens de TTC. Teki Latex et DJ Orgasmic ont d’ailleurs fondés Sound Pellegrino, l’un des laboratoires de la musique électronique francilienne, tandis que Para One évolue avec l’écurie Ed Banger.

Néanmoins, une question demeure sur cette collaboration musicale – qui suit celle de la bande originale du film réalisé par Abd Al Malik, « Qu’Allah Bénisse La
France ». A l’heure où la musique électronique se répand à vitesse grand V et qu’elle apparaît de plus en plus comme un phénomène de mode qui réoriente la ligne artistique des clubs et mobilise les énergies de certaines marques, la nature de cette collaboration entre le chouchou du « rap » français autorisé (comme le fût un certain MC Solaar à l’époque…) et la tête de gondole de l’électronique française pose la question de l’opportunisme.

Abd Al Malik aurait-il, par pur volonté d’exposition médiatique, choisi Laurent Garnier pour conquérir un marché sans cesse croissant ? La question, posée par les critiques Olivier Lamm et Véronique Mortaigne lors de l’émission « La Dispute » sur France Culture, est légitime. Mais elle est aussi celle de critiques musicaux qui n’ont pas grand chose à dire sur « Scarifications », si ce n’est la suspicion et le scepticisme érigés en posture intellectuelle.

Car le disque d’Abd Al Malik a des choses à dire, même si la manière frôle parfois le simplisme. Mais n’est-ce pas une forme de sagesse que d’exprimer avec peu de mots des idées intemporelles ? Du point de vue de la production, avec Laurent Garnier aux manettes, c’est propre. On aime ou on n’aime pas, mais sa patte de producteur techno laisse à l’album un goût d’innovation et une nette volonté de servir l’expression du rappeur plutôt que de l’étouffer.

Le morceau-phare de l’album, « Allogène (j’suis un stremon) », se structure sur la puissance des grésillements, avec en toile de fond une nappe mélodique confidentielle. Progressant lentement, elle laisse l’instrumentation se dévoiler après la fin du couplet d’Abd Al Malik, entre egotrip et dénonciation (un peu pauvre) des inégalités sociales.

Les thèmes de l’album sont ceux que les précédents avaient développés : la difficulté de l’amour (« Jamais Je T’aime », avec Wallen, sa femme) même si, au final, Abd Al Malik le clame haut et fort (« Love U »), le racisme et les inégalités sociales (« Tout de noir vêtu », « Redskin »). Mais avec « À Contretemps », lui et Matteo Falcone affirment que seul l’individu est responsable de son « blocage » – encore une fois, la prose est paradoxale.

Entre considérations sur l’addiction (« Stupéfiant ») et textes d’hommage à deux figures qui ont compté pour lui (« Daniel Darc » et « Juliette Gréco »), le rappeur explore quelques thèmes déjà évoqués, sans pour autant que sa manière de les exprimer n’ait changé. La rime est épurée, les figures de style aussi – même si les idées parfois se contredisent.

Cet album n’est pas révolutionnaire, c’est certain. C’est pourtant une oeuvre construire par deux grands de la musique française, aux carrières respectives déjà riches, qui livrent ici un disque intéressant par sa nature hybride (et ses excellents clips) mais aussi sa facilité d’expression.

Victor Taranne