Petit à petit, le Terraforma Festival s’installe comme précurseur d’une nouvelle ère dans l’expérience festivalière, et restera sans doute l’un des événements qui nous aura le plus marqué cette année. Caché dans les jardins de la Villa Arconati près de Milan, c’est un événement encore secret et mystérieux, bien qu’il a vu ses pass campings sold out pour la première fois cette année. Malgré la hausse de fréquentation, le festival a conservé sa volonté de préserver sa mentalité artistique et environnementale, respectant un certain code de conduite libertaire mais écoconscient.
La nouveauté cette année est une grande scène spécialement montée pour la performance de Laurie Anderson devant la Villa Arconati, une place de choix pour une artiste rare et inspirante. La canicule est toujours présente, les journées sont donc chaudes mais les nombreux arbres tricentenaires du parc permettaient de profiter de la programmation plus ou moins au frais. Ce cocon de fraîcheur était prisé de tous les festivaliers qui n’hésitaient pas à faire la sieste dans leur hamac ou sur une futa, comme à la maison. Car c’est bien le mot d’ordre du Terraforma festival, se sentir bien et comme chez soi.
Des lives saisissants et inspirants
Le festival est essentiellement composé de performances live, que ce soit des musiciens électroniques, acoustiques ou hybrides. Caterina Barbieri ouvre le festival avec un live modulaire puissant. Une grande séquence évolutive d’une heure, un enchaînement fou où elle prend d’un coup le micro et entonne un chant de sirène aigu. Le public est assis, captivé, comme hypnotisé. La fumée qui souffle lui cache le visage, et brouille le peu de paroles intelligibles qui restent dans cette atmosphère mystérieuse. Une très belle entrée en matière pour le programme, qui place la barre très haut.
La pièce maîtresse du festival est donc la performance de Laurie Anderson, qu’elle a spécialement conçue pour Terraforma. « The Language of the Future » résonne comme une évidence auprès du public. Déjà sensibilisé par les questions écologiques et environnementales, il semble évident qu’une nouvelle ère est en chemin, une ère où l’homme connecterait avec la nature, et lui inculquerait un nouveau langage, pour mieux la comprendre. Dans sa performance, Laurie Anderson fait ainsi écho au travail de Nathalie Du Pasquier et Daniel Sansavini, qui ont créé un alphabet de symboles à l’occasion de Terraforma..
Anderson nous confronte aux dérives de l’homme face à la technologie et à son impact sur la nature. Tout d’abord, on peut lire la liste exhaustive de toutes les espèces d’animaux éteintes ces dernières années, leurs noms défilant sur un écran derrière elle et son violoniste, tandis qu’elle les citent un par un. Elle parle beaucoup, parfois d’anecdotes de sa vie, d’un crash en avion, de l’influence de la technologie sur l’homme. Elle utilise de nombreux filtres pour sa voix, qui lui permettent de changer de personnage dans son récit. Et face à l’impossible casse-tête d’une planète à sauver et de l’impuissance de l’homme, elle semble s’en référer à ses influences et mentors :
“What would Phillip Glass do? What would John Cage do? What would James Brown do?”
Et d’un coup, c’est une reprise de James Brown “get up” qui se déclenche, et tout le monde se lève pour chanter avec elle. Comme si les réponses étaient déjà écrites, mais qu’on ne les voit plus, coincé dans le progrès et le regard tourné vers le futur. Laurie Anderson tient un discours en totale cohésion avec le Terraforma, qu’elle arme de ses réflexions les plus personnelles. Ainsi, elle nous confie admirer les étoiles car on les voit mais on ne peut pas les atteindre, ni les modifier, contrairement à tout ce qu’il y a sur Terre. En dehors de son discours à la fois déroutant et terriblement pertinent, il s’agit aussi de musique. Rubin Kodheli au violoncelle l’accompagne, avec une écoute et une technique incroyable au travers de ses improvisations, tandis qu’elle alterne entre violon électrique, ordinateur, effets, lecture et vdjing.
Enfin, le dernier live qui nous a fortement marqué est celui de Monolake. Il s’opère à la tombée du jour, dans la brume encore chaude du crépuscule, entre les mailles d’un labyrinthe de verdure. C’est le moment de transformation de la musique et des festivaliers, dont les comportements deviennent plus agressifs et énergiques lorsque la nuit s’installe. Et la performance de Monolake fait figure de transition parfaite. La scène, spécialement conçue pour ce live, arbore un sound system en surround. Il n’y a aucune visibilité ni même une scène pour l’artiste, qui serait au coeur du labyrinthe, inaccessible. Les lumières aveuglantes clignotent sans arrêt, il fait nuit, on ne voit pas grand chose, la musique nous transperce sans qu’on sache d’où elle vienne, on est désorienté à l’image du labyrinthe dans lequel nous dansons. Cette métaphore poussée du labyrinthe en 3D (son, lumière, structure) est une expérience sublime. Les nappes profondes de Monolake complètent à merveille cet effet d’angoisse et d’insécurité, pas moins séduisant pour autant.
De DJ sets en communion avec la nature et le temps
Les journées et les nuits ne se ressemblent pas à Terraforma, la musique s’adapte au soleil et à la lune, elle accompagne chaque heure avec les notes qui lui conviennent le mieux. Ainsi, on a pu entendre sous les arbres et les oiseaux chantants la sélection deep de Vladimir Ivkovic. Tel un chaman hypnotisant son rang, il enchaîne mouvement de basses presque dub et mélodie ensorcelantes, le tout dans un écrin de musique tribale. La communion avec la nature environnante est réussie.
Dans un registre plus ambient, Donato Dozzy signe en maitre local l’un des meilleurs sets du festival. La maestro italien acclamé par le public a une fois de plus montré son talent de digger invétéré d’ambient. Son set vinyle est d’une douceur et volupté unique, les forces de la nature ont réagi avec quelques gouttes de pluies, comme un remerciement. Sur les formats de nuit, on retient tout d’abord la réunion solide de Marco Shuttle B2B Efdemin. Leur complicité et leur précision amène une fusion réussie de leurs deux univers, de la deep mentale avec de la techno industrielle. C’était aussi notre premier moment de danse et de laisser aller du festival, un lâcher prise attendu et terriblement réconfortant.
La nuit du samedi est tumultueuse, avec un orage violent, mêlant pluie et grêle, soit une transition radicale dans l’ambiance du festival. Stargate et Juliana Huxtable accompagnent l’ambiance avec leur musique brutale et noire, d’une violence aussi supportable que les conditions météo. Comme si la timetable suivait réellement le cours du temps, une fois les nuages dégagés, Butttechno éclaircit les esprits avec un set plus allégé.
Celui qui finira de nous convaincre de revenir, c’est Bambounou. Arrivant comme un sauveur en maître, il imprègne toute forme humaine d’un bout de terre, avec son set tribe digne des premières raves des années 90. Son talent incroyable de mix, introduisant chaque morceau de façon fluide et pertinente nous emporte. Il jongle avec improvisation, temporisation, et anticipation. Un voyage à travers les plus fines branches de la forêt qui nous entoure. Sa last track, l’hymne dancehall Drogba (Joanna) d’Afro B fera le lien avec un des premiers artistes du lendemain, Kelman Duran.
Plus qu’un festival, un lieu de ressources
Lorsque votre cerveau est encore en phase d’essorage ou que votre corps perd toute forme de tonicité avec la canicule milanaise, le Terraforma Festival a de nombreuses solutions. Du yoga le matin, des espaces de chill nombreux et cachés, (on a découvert le spot des balançoires en pneu, le kiff) un kiosque à musique où s’enchainent des talks sur de nouveaux modèles de société, de langage, et même une visite guidée de la villa. Des activités qui ancrent encore plus le décor dans l’expérience, pour qu’ils ne fassent plus qu’un, et que chaque recoin devienne un nouveau terrain de jeu de communion avec la nature.
Crédit Photos : Francesco Margaroli, Riccardo Fantoni et Nina Venard