On l’avait rencontrée sur Haunter Records sous son premier alias Petit Singe, pour lequel elle signait une musique sans concession, chaotique, drapée de nappes sombres sous influences dub. En 2019, Hazina Francia décide de changer de trajectoire et de se présenter sous le nom de scène Tadleeh. De ce nouveau nom lié à la notion de chaos en arabe, on retient plutôt un virage vers des productions moins tourmentées que son précédent alias, et une attraction pour des mélodies un poil plus douces. 

Toujours en 2019, ce nouveau projet se formate avec l’EP Ego Will Collapse sorti chez les berlinois de Yegorka, label tous azimuths mené par le DJ et producteur Why Be et l’organisateur des soirées berlinoises Janus Dan Denorch. Toujours assez brut et expérimental pour être remixé par les prolifiques Slikback et Crystallmess, Tadleeh y développe un son intimiste et torturé, où c’est souvent son propre égo qu’elle a l’air d’interroger, voir d’attaquer à coup de pelles (percussives).

On est parti à sa rencontre virtuelle pour l’interroger sur ses projets et sur la situation des artistes et organisateurs.trice de soirées comme elle qui, à Milan et ailleurs en Italie, se retrouvent forts dépourvus par la crise survenue. En complément, elle nous a aussi offert une playlist de ses titres les plus écoutés récemment, qu’elle décrit comme une succession de titres mélangeant inspiration et relaxation.

Salut Tadleeh, comment vas-tu ? Quel impact a eu le coronavirus sur ta vie professionelle et créative ?

Le coronavirus m’a affectée comme tout le monde en m’enfermant chez moi. C’était le tout début de ma tournée, je n’ai pu faire que trois lives avant que tout soit annulé. Je suis partie me confiner dans ma ville natale avec ma famille, et créativement parlant il y a eu beaucoup de moments difficiles, où j’ai remis en cause ma carrière dans ce milieu en me demandant si j’avais choisi la bonne voie. Tadleeh est un projet tout nouveau, je l’ai commencé pendant l’été 2019 et j’avais encore plein de choses à montrer dessus. Et puis au delà de ma carrière artistique, je suis aussi curatrice et organisatrice d’événements, donc j’ai été affectée par la pandémie des deux côtés du spectre.

Peux-tu me parler de ces événements que tu organisais à Milan ?

Les lieux varient beaucoup car j’organise différents formats d’événement, parfois ce sont des projections accompagnées d’un live, parfois c’est une soirée club plus classique. Le projet s’appelle Sine Confine, ce qui est un mix entre le latin et l’italien qui signifie « Sans Frontières ». C’est d’ailleurs via ces soirées que j’ai rencontré Tobias le fondateur de Yegorka, quand je l’ai booké sous son projet Why Be en 2018.

Sine Confine Tadleeh

Source: Instagram de Sine Confine

Dans tes performances lives, est-ce que tu préfères montrer de ta musique son aspect expérimental ou quelque chose de plus « club-ready » ?

Généralement je préfère garder un aspect performatif mais plus expérimental. Lorsque je vais dans des soirées où je joue en DJ set et pas en live, là je l’envisage plus comme une session club, mais dans mes lives la performance se base beaucoup sur mon dernier EP qui assez expé. Tout dépend aussi de la taille des événements. Personnellement j’aime les deux, j’adore les grandes foules comme les événements plus intimistes. Mais je préfère faire peu de dates, quelque chose comme deux ou trois par saison, en pouvant choisir des événements qui ont une programmation pointue et développée.

Dans ton EP Ego Will Collapse, il y a quelque chose d’assez tendu et dramatique, par exemple dans un titre comme Love Comes To Its Conclusion. La structure du titre fait presque penser à celle d’un soundtrack de film, est-ce que le cinéma fait partie de tes influences ?

Oui je suis très proche du cinéma car j’ai fait des études cinématographiques à la fac. Et effectivement j’aime beaucoup les effets dramatiques, le fait d’avoir un impact un peu massif sur l’auditeur. Je pourrais décrire ma musique comme ayant un « big drama effect ». Le projet Tadleeh est assez différent de mon précédent, même s’il y a des similitudes. Il y a plus de lignes plus mélodiques dans Tadleeh, c’est un peu plus « doux » peut-être, j’utilise beaucoup de percussions, de voix. Avec Petit Singe, j’étais arrivée au bout du projet et je ne savais plus comment le faire continuer. C’est à ce moment-là que Why Be m’a contactée pour qu’on collabore ensemble sur son label, et c’est là que j’ai décidé de commencer un nouveau chapitre.

Une nouveauté dans ce projet par rapport à tes sorties précédentes sous l’alias Petit Singe est que tu utilises des samples de ta voix dans certains titres, souvent avec des paroles inintelligibles, qui résonnent au loin. Est-ce qu’il y a une forme de « message cachée » dans ces paroles ?

En fait j’utilise ma voix comme si c’était une piste comme les autres, le but n’est pas forcément que les mots soient compréhensibles. Donc il n’y a pas de message ni de discours caché derrière les voix, le but est vraiment mélodique. Pour marquer cette intention symbolique qu’il peut y avoir dans un morceau, j’utilise plutôt les titres que je leur donne.

Cet été est sorti un deux titres de ton EP remixé, avec Slikback et Crystallmess qui reprennent chacun un des morceaux. Comment est née l’idée de voir ton EP remixé ?

C’est une idée que j’ai eu pendant le premier confinement, de célébrer les un an de la sortie de mon EP tout en m’occupant pendant que j’étais coincée chez moi. J’ai contacté Slikback et Crystallmess qui étaient tous les deux partants, ce qui m’a rendue super heureuse. Tout s’est fait très vite, entre le moment où j’ai eu l’idée et le jour de la sortie, il a dû se passer un mois seulement.

L’aspect visuel a un rôle important dans ta musique. Est-ce que tu associes mentalement tes productions à des images ou du contenu audiovisuel lorsque tu les produis ?

J’aime travailler avec des images et des vidéos, ce qui vient peut-être de mon passif de directrice artistique. Je pense que c’est aussi lié à ma performance live où j’utilise beaucoup de jeux de lumières assez frappants, dans les tons blancs/rouges. J’avais besoin de trouver un contenu audiovisuel qui pouvait accompagner ça. À la fin de mon live, pendant les deux dernières minutes, j’utilise la projection derrière moi pour expliquer la signification de mon nom. En arabe, Tadleeh signifie « chaos, désordre ». Le terme vient d’un très vieux texte arabe qui en résumé décrit les onzes étapes de l’amour et de ses évolutions. Tadleeh est la dixième étape, celle du chaos, juste avant celle de la folie.

Je pense que le fait d’explorer le chaos vient de quelque chose de très personnel et cathartique, d’une envie d’externaliser mon chaos interne par la création. C’est une forme de dialogue au monde.

En parlant de visuels, tu as participé à un projet du festival Rokolectiv et de SHAPE pour lesquels tu as crée un titre et une vidéo associée,  « Terra Halitus – God’s Mistake ». Est-ce que tu peux nous en parler ?

On m’a demandé de participer à ce projet avec d’autres artistes, le but était de produire un projet audio et vidéo tiré d’une inspiration « non-humaine », soit quelque chose qui ne serait pas associé à l’humain de quelque manière que ce soit. Je discutais avec ma mère de ce projet et c’est elle qui m’a parlé du volcan Dallol, où aucune forme de vie n’existe autour à cause des conditions climatiques qui sont extrêmes là-bas. L’existence du volcan empêche toute forme de vie subsister autour de lui. C’est un concept qui m’a beaucoup inspirée et interrogée.

Tu as aussi produit un titre pour l’association caritative Almanac l’été dernier, avec ce titre un peu cryptique « Everything we know about life is wrong / Everything we know about death is real ».

J’ai décidé dès le début de ce projet d’aborder le sujet des violences policières et des inégalités raciales. Le titre vient du fait d’observer la violence ambiante qui ressortait de toutes les injustices décrites à ce moment-là. Il m’a été inspiré par un livre de philosophie, Reflections On The Art Of Living de Joseph Campbell. La notion de justice et d’injustice raciale était mon focus à ce moment-là, et j’ai choisi ce titre un peu cryptique justement pour que les gens s’interrogent. La photo qui l’accompagne est tirée d’un screen que j’ai fait d’une vidéo d’interpellation violente et rend les choses on ne peut plus claires.

La scène italienne a l’air de déborder d’initiatives et d’acteurs portés sur la frange expérimentale de la musique électronique, que ce soit du côté des artistes ou des événements. D’où vient cet attrait à ton avis ?

Oui c’est vrai que la scène italienne est assez portée sur ces styles de musique électroniques expérimentales, avec Milan comme épicentre de la scène. Il y a beaucoup de passionnés qui sont très actifs, qui vont des fois jusqu’à travailler gratuitement pour faire vivre un lieu ou un projet.

À Milan, il y a cette volonté globale de faire venir des artistes de qualité même s’ils sont inconnus du public, plutôt que de capitaliser sur des gros noms rentables.

Il y a un peu de tout sur la scène milanaise, certains événements sont un peu plus guindés et d’autres beaucoup plus libertaires. Je ne saurais pas dire d’où vient cette appétence particulière mais le nord de l’Italie est très tourné vers ça. Et puis il y a aussi cette idée dans la scène de vouloir faire de Milan une ville connue internationalement pour la musique électronique.

Et pourtant il y a très peu de soutien public pour les arts en Italie, et d’autant moins pour la musique. Comment la scène arrive t-elle à s’organiser, et comment les gens arrivent à s’en sortir en tant qu’artiste ou organisateurs ?

Les gens ne s’en sortent pas. En Italie, le gouvernement ne vient en aide qu’au patrimoine, donc toutes les initiatives musicales de concerts ou de festivals sont auto-financées ou doivent se reposer sur des sponsors privés. La situation ici est très différente d’autres pays d’Europe où des aides existent. C’est à cause de ça que j’aimerais partir à Amsterdam, j’aime la manière donc cette ville fonctionne et le fait qu’ils respectent les artistes là-bas.

En Italie quand tu dis que tu es artiste, on te répond : « D’accord mais qu’est-ce que tu fais vraiment dans la vie ? »

Être artiste, DJ, producteur, n’est pas considéré comme une profession ici, tout est trop précaire. J’ai beaucoup d’amis artistes qui préfèrent partir vivre à Berlin, Amsterdam, Londres, Bruxelles ou même Paris pour ces raisons.


Vous pouvez retrouver Tadleeh tous les mois sur Noods Radio pour sa résidence mensuelle. Derniers invités : Umfang, Nkisi, Fella Gucci et Why Be.