Pour peu que vous vous intéressiez à l’électronique émergente et aux jeunes artistes, il se peut que vous ayez déjà entendu ou lu le mot SHAPE quelque part. Tous les ans, la plateforme tenue par certains des festivals les plus en vue d’Europe (Unsound, CTM) sélectionne une cinquantaine d’artistes pour les adouber de son logo, comme un gage de qualité.
Les heureux élus se voient offrir ce label prestige comme tremplin d’émergence, en plus de quelques facilités pour tourner à l’international. Il n’y a d’ailleurs qu’à regarder le cru 2018 pour voir que bon nombre des artistes présents sur la liste SHAPE (JASSS, Caterina Barbieri, Pan Daijing, Giant Swan, Oklou, Deena Abdewahed) ont rapidement vu le lettrage de leur nom grossir sur les affiches.

Les artistes SHAPE au festival marseillais RIAM en 2018
Rihards est l’actuel organisateur du festival letton Skaņu Mežs, et se charge autrement de gérer la plateforme dont les membres coordinateurs sont dispersés entre Prague et Riga. Soit dit en passant, des destinations pas forcément évidentes pour une plateforme dont tout le monde parle aussi du côté occidental de l’électronique. Mais c’est bien là le coeur du projet SHAPE : trouver des artistes qui bousculent les codes, tout en dérangeant eux-mêmes nos habitudes avec une sélection d’artistes qui n’habitent pas tous Paris, Londres ou Berlin. Bref une vision assez particulière de l’émergence, qu’on a voulu rencontrer et interroger.
D’abord, parlons de la naissance de SHAPE en tant que plateforme. De ce que j’ai vu, c’est une initiative qui est née du réseau de festivals ICAS. Comment êtes vous passés de ce réseau à une plateforme d’émergence d’artistes ?
Il y a beaucoup de festivals parmi les membres d’ICAS, mais neuf d’entre eux était précédemment impliqués dans un autre projet nommé ECAS, qui a duré cinq ans. Le projet était soutenu par l’Union Européenne et son précédent programme d’aide à la culture, « Culture 2007 – 2013 ». Quand ce soutien s’est terminé, ça nous a semblé naturel de commencer à penser à de nouvelles manières de créer ce type d’initiatives, mais dans un cadre qui engloberait plus de monde.
Et quand avez-vous décidé d’organiser cette sélection d’artistes ?
Cela s’est passé pendant un meeting entre les partenaires d’ICAS en 2014, pendant le festival CTM. Nous parlions avec les autres membres d’un appel projet de Creative Europe (ndlr: le programme europééen d’aide à la culture) qui concernait les plateformes. Avec Viestarts, qui co-organise avec moi le festival Skaņu Mežs, il nous est venu l’idée de postuler à ce projet. Nous avons rapidement été rejoints par Michal Brenner du MeetFactory, et le comité de candidature s’est formé comme ça.
Etonnamment pour nous, il a été très facile de recruter d’autres membres d’ICAS pour former SHAPE, mais le fait que tout le monde se connaissait et avait déjà un peu ou beaucoup collaboré au préalable a beaucoup aidé à former ce conglomérat. On s’est tous fait confiance, car le projet lui-même s’est formé avant qu’on en ait réellement défini les contours.
Contrairement à ICAS qui est plutôt tourné vers l’industrie et les réseaux, SHAPE se concentre avant tout sur les artistes. Ç’a été là une grosse opportunité pour tous les festivals participants : découvrir les niches de chaque autre pays, et ce qu’elles peuvent contenir en artistes ou en genres musicaux nouveaux, défricheurs.
On pourrait dire qu’à l’heure actuelle, le plus grand défaut du marché musical européen est que la musique qui réussit à s’étendre à toute l’Europe vient très souvent de l’Angleterre et de l’Allemagne – parfois aussi de France et des pays scandinaves.
Dans les membres de SHAPE, on retrouve plutôt des festivals qui viennent de Roumanie, de Hongrie, des Etats Baltes. C’est important de faire attention aux scènes de ces pays, qui sont sous-représentées ou mal comprises. D’ailleurs, c’est à la fois marrant et très appréciable de voir que beaucoup de médias occidentaux se tournent vers les scènes d’Europes de l’Est et semblent penser qu’elles forment le nouveau nid créatif des musiques électroniques et expérimentales.
Qui gère SHAPE au quotidien ? Vous avez des équipes spécifiques, ou est-ce que tout se base sur l’effort collectif de chaque festival ?
SHAPE est très démocratique, mais avec seize festivals membres, il doit y avoir des personnes qui coordonnent le tout. Pour l’instant nous sommes cinq, partagés entre Riga et Prague. Nous avons un attaché de presse, et un journaliste qui publie les interviews de nos artistes sélectionnés et gère notre show radio mensuel sur Resonance FM. Evidemment, il y a aussi un directeur administratif, une personne qui gère les relations internes à SHAPE, et un coordinateur global.
Comment fonctionne le processus de sélection des artistes ? Est-ce que ce sont eux qui se présentent, ou est-ce que vous les sélectionnez par vous-mêmes ?
D’abord, il y a un appel à candidatures, pour lequel quiconque peut postuler pour faire partir de la sélection, et dont la candidature sera prise en compte. Mais il y a également un processus qui passe par nos festivals-membres, qui portent la candidature d’artistes qu’ils souhaitent appuyer. Nous essayons de faire en sorte que le ratio entre ces deux formes de candidats reste équitable dans la sélection finale, qui contient 48 noms. Le processus de vote est assez complexe : quand un festival appuie un artiste, il/elle ne peut être accepté que si touts les membres sont d’accord pour.
Imagine que les équipes de seize festivals avec des goûts, des priorités et des directions différentes, doivent donc tous s’entendre sur le/la même artiste, et ce 48 fois..!.
C’est aussi toujours une belle surprise pour nous que de découvrir que des artistes déjà plutôt connus postulent chez nous – apparemment les gens se sont passés le mot sur la nature de nos activités ! Il y a en tout cas beaucoup de candidatures, et c’est tout un boulot de toutes les réviser. D’autant que le niveau est généralement plutôt bon, et que la sélection finale permet de donner à tous les festivals membres une vision générale de ce qui se passe de nouveau dans la musique expérimentale et l’art audiovisuel européen à l’instant T.
Il y a différents niveaux d’émergence parmi les artistes sélectionnés, certains sont complètement inconnus, d’autres déjà assez populaires. Sur quels critères vous basez-vous pour les choisir ?
La sélection annuelle se fait indépendemment des divisions de genres musicaux, d’âges ou de popularité. Nos valeurs décisives sont plutôt la créativité et la nouveauté, mais on met aussi un certain point d’honneur sur le fait d’inclure des artistes émergents et sous-exposés, et de représenter les scènes locales des festivals membres. L’égalité des sexes est aussi quelque chose d’important pour nous : la sélection 2018 était à égalitaire à 50-50. (ndlr: la sélection 2019 dénombre quant à elle pour la première fois plus de noms féminins que masculins.)
Une fois la sélection faite, c’est intéressant d’observer comme certains artistes vont grandir en visibilité pendant leur année SHAPE, ou celle d’après. Par exemple Lorenzo Senni, qui a ensuite signé chez WARP. Et puis il y a une bonne partie des artistes dont le cachet (ndlr: prix auquel un artiste est vendu pour un concert) augmente pendant leur participation au projet.Dans certains cas, on peut dire que SHAPE aide les artistes à évoluer dans leur carrière. Ou peut-être qu’ils sont déjà eux-mêmes sur la route vers la reconnaissance, et que nous décidons de partager un bout de chemin avec eux.
Nous essayons aussi de maintenir une certaine diversité de styles, et de s’appuyer sur autre chose que la présence médiatique, car dans certains cas elle ne veut pas tout dire. Dans des genres comme la musique improvisée, les artistes ont souvent une visibilité très périphérique, même pour les plus connus.
SHAPE contient donc souvent des artistes qui sont sur le même plan au niveau de l’intérêt et de la créativité, mais qui ne sont pas nécessairement reconnus de la même manière. Et puis à l’échelle européenne, certains artistes qui sont déjà populaires dans un pays peuvent être totalement inconnus dans un autre.
Une fois sélectionnés, comment collaborez-vous entre festivals membres pour aider à mettre en lumière les artistes ?
Une fois la salve d’artistes annuelle confirmée, chaque festival membre doit inclure au moins neuf artistes de la sélection dans sa programmation, ou dans un « évenement associé ». Ce dernier concept est une nouvelle mesure pour nous, nous avons commencé à l’implanter pour la sélection 2018 : chaque festival choisit un ou plusieurs événements associés, qui se passe dans un pays d’Europe qui n’est pas représenté dans les 16 membres actuels de SHAPE. Chaque membre y présente ensuite un ou plusieurs artistes SHAPE, afin de solidifier le réseau et de créer un maillage parmi tous les festivals europpéens qui versent dans les musiques aventureuses. Nous nous appuyons aussi beaucoup sur nos dix-huit partenaires médias pour renforcer ce maillage.
On voit souvent le label « SHAPE artist » annoté dans les programmations des festivals dès qu’il y a un artiste de la sélection. Est-ce une forme de visibilité que vous essayez de pousser ?
Oui c’est une bonne nouvelle pour nous si le label se fait visible ! Ça veut dire beaucoup pour nous, et pas seulement parce que c’est le modèle de fonctionnement du projet, mais aussi car cela permet de donner une vision kaléidoscopique de la musique moderne en Europe. Surtout mis en place par les programmateurs de seize – très différents – festivals.
Le réseau ICAS existe depuis un paquet d’années maintenant. Qu’est-ce que vous pensez des nouveaux réseaux de coopération culturelle entre festivals qui ont émergé depuis, comme We Are Europe ? Est-ce que cela contribue à la scène de multiplier ces canaux d’émergence pour la musique électronique et les arts digitaux ?
Je pense que We Are Europe fonctionne sur un modèle différent, je veux dire dans la structure du projet. Et il y a de la place pour tout le monde du moment que nous mettons en place de différentes actions dans le but de développer la scène créative européenne. La plus infime variation dans la lignée artistique peut constituer un gros changement dans la manière de fonctionner : travailler seulement dans la musique électronique, travailler sur l’art audiovisuel avec, etc.
Maintenant que votre première période 2015/2018 s’est terminée, quelles sont vos conclusions sur ces trois ans de SHAPE, et où est-ce que vous voulez aller pour la suite ? Et surtout, quelles évolutions avez-vous remarquées sur l’émergence des artistes en Europe ?
Je ne parle ici que de mon cas personnel avec SHAPE, mais cette initiative nous a effectivement aidés à collaborer avec de nombreux acteurs européens qui travaillent à tous les niveaux. Les choses évoluent et s’affinent d’année en année, et nous arrivons de mieux en mieux à travailler ensemble sur une même longueur d’onde.
En ce qui concerne la musique, je suis content de pouvoir dire qu’il est difficile de mettre des mots sur tout ce qui se passe en ce moment. Tu as déjà entendu cette expression qui dit que si on peut décrire quelque chose ou lui donner un nom, c’est que cette chose appartient déjà au passé, et que son heure de gloire est derrière nous ?
Avez-vous envie de faire évoluer SHAPE ? Y a t-il des nouveaux terrains que vous souhaiteriez couvrir sur la période 2018-2021 ?
Oui, nous nous lançons maintenant dans la seconde phase de la plateforme. C’était à la base un projet de trois ans que nous avons désormais prolongé jusqu’en 2021 grâce au soutien du programme Creative Europe de l’UE. Pour la suite, nous allons mettre en place des événements internes moins officiels, avec des cours et des workshops, aussi pour que les artistes rencontrent les festivals et se rencontrent entre eux. Cette deuxième phase va également nous donner l’occasion d’introduire de nouveaux éléments dans le projet. Notamment cette idée d’événements associés dont j’ai parlé avant, qui va nous permettre d’augmenter le nombre de showcases SHAPE et de continuer d’étendre notre portée géographique.
Retrouvez la plateforme SHAPE sur ses propres réseaux, et ses artistes dans tous les festivals à tendance expé d’Europe.