Poly Chain est le nom de scène de Sasha Zakrevska, artiste ukrainienne qui cumule les casquettes de productrice, DJ, compositrice et graphiste. De retour à Kiev après plusieurs années passées à Varsovie, Zakreska a déjà sorti deux EP en collabs et deux projets solo depuis le début de l’année dernière. Entre sons club tendance dure et compositions analogiques qui frôlent pas mal des facettes de l’électronique expérimentale, son inspiration ne semble pas tarir, et ce malgré sa sélection à des plateformes d’émergence à l’utilité amputée par le covid ou à l’expiration de son titre de résidence en Pologne.

On lui a posé quelques questions électroniques sur ce que ça fait d’être une artiste émergente dans le milieu club en 2020, le tout accompagné par un livestream enregistré à Kiev qu’elle nous a gentiment envoyé :

Sur quels projets bosses-tu en ce moment, quel impact a eu le coronavirus sur ta vie professionelle et créative ?

J’ai sorti plein de mixes cette année et en 2019, et j’ai besoin de faire un break en ce moment. J’espère que ça me permettra de mieux me concentrer sur ma musique et de produire plus. Comme beaucoup d’artistes, toutes mes dates ont été annulées. C’est à la fois drôle et ironique de faire partie de la sélection des artistes SHAPE de 2020 alors qu’on ne peut jouer dans aucun des festivals qu’ils représentent.

Certains festivals auxquels j’ai été invités se sont quand même déroulés « physiquement », mais les ukrainiens ne peuvent plus rentrer dans l’UE s’ils n’ont pas de justificatif valable, comme une carte de résident.

Même une invitation officielle venant d’un festival n’a pas pu fonctionner pour moi. Mais d’un autre côté, il y a pleins d’artistes étrangers qui viennent en Ukraine pour y jouer et je suis contente pour eux, même si le fait que je ne puisse pas sortir de mon pays n’est pas très cool.

Tu sors tes projets sur un label différent pour chaque sortie, c’est une volonté d’expérimenter ou de ne pas te fixer à une seule école ?

Je ne fais partie intégrante d’aucun collectif ou label, mise à part les polonais de Dom Trojga pour lesquels je suis graphiste. Je m’ennuie assez rapidement si je ne travaille que sur un même style ou un même genre, ce qui s’entend pas mal dans mes DJ sets. Je pense qu’une grande partie de ce qui fait ma musique est son côté imprévisible.

Tu as participé à plusieurs projets du collectif polonais Oramics, est-ce que tu peux me parler du collectif et de votre rencontre ?

Au début d’Oramics, Martyna (VTSS) et Kasia (ISNT) m’ont demandé de créer un mix pour elles. C’était mon premier mix enregistré en tant que DJ – j’ai commencé à mixer assez tard, le premier set que j’ai fait date de décembre 2016, à Brutaz. Pour Oramics, je les ai ensuite aidées à trouver des artistes d’Europe de l’Est pour leurs mixes et leurs autres projets. En 2018, Oramics a débuté une série de workshops pour DJs et producteurs-trices, dont un atelier que j’ai organisé à Varsovie autour de mon set-up analogue et digital.

En août 2019, Oramics et New York Haunted ont sorti la compilation caritative de 125 tracks TOTAL SOLIDARITY, dont les fonds sont reversés aux associations Kampania Przeciw Homofobii et Miłość Nie Wyklucza (ndlr: qui luttent pour les droits de la communauté LGBTQIA+ en Pologne). Cette année, Oramics a aussi présenté douze collages multimédias pour fêter leur 3ème anniversaire et on a joué un set en B2B avec mon acolyte préféré Vani Vachi pour l’occasion.

Tu donnes des cours à l’école de musique ukrainienne MODULE EXCHANGE, est-ce que c’est quelque chose de facile pour toi, expliquer et mettre des mots sur ta musique et ton processus de production ?

Le truc le plus cool avec ces cours c’est qu’ils me permettent de structurer les connaissances que j’ai déjà. Il y a aussi un certain trac qui t’accompagne quand tu commences cette expérience de prof, par exemple l’idée que quelqu’un te pose une question à laquelle tu ne saurais pas répondre. Mais cette appréhension te donne aussi un surplus de motivation pour te renseigner et en apprendre plus toi-même. Dans mes cours, je donne beaucoup d’exemples, je raconte des histoires qui me sont arrivées en soundcheck ou en backstage, ce qui rend les cours plus funs je pense, surtout sur zoom. Ça permet aux gens de comprendre la personne qui donne le cours, plutôt que juste délivrer un contenu aride sur Ableton et les synthés.

L’album Currency que tu as sorti l’année dernière a des titres assez forts comme I Feel like a Tourist in My Hometown, qui évoque ton retour en Ukraine. Quel était ton état d’esprit quand tu l’as produit ?

I Feel like a Tourist in My Hometown est très représentatif de mes années 2018 et 2019. La vidéo que j’ai faite pour ce titre date d’octobre 2018, soit un mois avant que je quitte Varsovie pour toujours, pour revenir à Kiev. En fait j’étais à deux doigts d’être déportée puisque j’ai quitté la Pologne deux jours avant que ma carte de résidente n’expire. J’ai dû passer plusieurs heures à la frontière ukrainienne pour expliquer que je ne paierai pas un centime de droits de douane car mon équipement audio avait été endommagé et que je ne rentrais que par obligation. Donc oui l’album Currency décrit cette phase de stress que j’ai pu traverser et le fait de s’en relever ensuite. En fait, les années 2018 et 2019 ont été bien plus dures pour moi que 2020 et le confinement. Toute cette histoire a fait de moi mon propre « chevalier », d’où le titre Knight of Pentacles qui clôt l’EP. 788km est la distance exacte entre l’appartement que je louais à Varsovie et la maison de mes parents à Kiev. Et Passion’s Precipice est issu d’un poème de Mayakovski, О ТНОШЕНИЕ К БАРЫШНЕ.

Tu as récemment sorti un split EP avec Nene H sur Standard Deviation, le label qui sort les projets du mystérieux club de Kiev ∄ (ndlr: signifiant littéralement « does not exist »). Est-ce que tu peux m’en dire plus sur ce lieu et sur le label qu’ils ont crée ?

Puisque plusieurs des sorties que j’avais prévues en 2020 ont été décalées à l’année prochaine ou même indéfiniment à cause du corona, j’ai pensé que c’était une idée géniale de faire ce split EP avec Nene H. ∄ est un lieu génial, avec le meilleur crew au bar et à l’accueil artiste. Mais je dois dire que je ne suis pas fan du travail de programmation qu’ils peuvent faire, et malheureusement le club n’est pas ouvert à la discussion que ce soit pour les bonnes ou les mauvaises expériences. Concernant la release, j’avais produit quelque titres avant que deux ne soient sélectionnés par la personne en charge du label. On a eu quelques différents avec le contrat artistique et le design de la pochette.

Je ne suis pas une grande fan de la police gothique un peu cheap pour présenter deux tracks d’electro (rires).

Peut-être que je suis trop dure, mais après tout je suis contente du travail que j’ai fait pour cette sortie et j’attendais la même chose en face. Et puis mes amis et ma fanbase à Kiev me demandent beaucoup pourquoi je ne suis pas programmée pour jouer là-bas, alors que Nene H y joue tout le temps. C’est un peu étrange mais bon, je préfère éviter de trop me pencher sur le négatif.

J’ai entendu que l’équipe derrière le projet est berlinoise, est-ce que ça expliquerait pourquoi leur line-up n’est pas orienté scène locale ? Plus généralement, est-ce que tu penses que la vibe « cool » qu’ont les pays d’Europe de l’Est dans la musique électronique est parfois exotisée par les occidentaux ?

Pourquoi ils ne sont pas portés sur la scène locale, il faudrait le demander à leurs programmateurs. À mes yeux, c’est parce qu’accueillir des plus gros artistes étrangers est un bon business model pour construire leur réputation. Dommage que le label ne soit pas aux mêmes standards. Pour ce qui concerne l’exotisation des pays de l’Est, je l’ai pas mal ressenti en Pologne, même s’il y a beaucoup d’ukrainiens maintenant là bas. Aujourd’hui après être revenue à Kiev, je vois qu’il y a énormément de bons artistes, danseurs, photographes de l’ex-bloc soviet qui sont basés en Pologne et sont pris au sérieux par les locaux.

Une autre de tes collaborations récentes est un album avec Bartosz Kruczyński pour lequel vous vous êtes basés sur une performance live que vous avez ensuite décortiquée. Est-ce que c’est une manière de produire qui t’intéresse, le fait de partir d’une créa live ?

Oui j’ai toujours procédé de cette manière pour tout ce qui concerne les productions « non-club ». Les premières heures je commence par un jam, et ensuite quand j’ai l’impression d’avoir assez de matériel, j’écoute, j’analyse et j’extrait le meilleur de la session. Pour tout ce qui touche à la dance music c’est différent, mais ça me donne une meilleure compréhension de la production, des arrangements et des dynamiques de « building ». Quand je réécoute mes titres d’il y a six mois, j’ai l’impression d’avoir pris du niveau. Et grâce aux jams que je fais avec Stanislav Tolkachev, je me suis récemment mise à explorer le monde des synthés modulaires et la dance music orientée weird. On a parlé d’enregistrer un album ensemble et peut-être que notre curiosité commune nous mènera plus loin.

Justement, lorsque tu joues en live, qu’est-ce que tu préfères montrer de ta musique, son aspect de recherche et d’expérimentation ou quelque chose de plus « club-ready » ?

Ça dépend vraiment du lieu. Les promoteurs préfèrent souvent les mixes « club ready ». De mon côté j’aime faire les deux, les concerts de type Philarmonie et les clubs, petits ou grands. Cette année j’ai joué un seul concert live, au Hryshko National Botanical Garden. Il faisait beau et les gens chillaient dans le jardin autour. Je pense plus globalement que la musique expérimentale devrait aussi être dançable, je me souviens par exemple de la réaction très positive du public quand j’ai joué mon premier set à ∄ et que j’ai passé Tundra 4 de Squarepusher en closing track. 

« La magie d’un show tient dans le fait de construire une réelle dynamique, la partie expérimentale de ton live ou de ton DJ set doit être au bon moment de ton mix, mais surtout au moment où tu as le plus envie de la jouer. »

Tu as pas mal joué en Pologne et notamment à l’emblématique Unsound, la coqueluche des festivals expérimentaux européens. Est-ce qu’il y a à tes yeux d’autres événements qui façonnent autant une scène qu’Unsound peut le faire, en Pologne et ailleurs en Europe ?

Oui j’ai joué quatre fois à l’Unsound et ils ne m’ont toujours pas follow back sur instagram (rires). Il y a beaucoup d’autres très bons festivals en Pologne comme Tauron à Katowice, Uptodate à Bialystok, ou Instytut qui est nouveau et assez techno. Pour ce qui est des festivals étrangers, ceux que je trouve les plus intéressants sont le Saturnalia qui se passe au Macao à Milan et le Creepy Teepee en République Tchèque. Ils ont des line-ups vraiment très intéressants et surtout originaux.

Pour finir, peux-tu nous transmettre quelques-uns des titres issus de ton mix pour nous donner une idée de ce que tu as mis dedans ?

Bien sûr :

Crédits Photo : Antonina Savitskaya