La réputation de Phew n’est plus à faire. La productrice a beau avoir travaillé avec les plus grands, et ce dès sa première sortie officielle, étrangement, ce n’est ni son prestige ni sa renommée mondiale que l’on retient d’elle. C’est au contraire le caractère unique et introspectif, intime et dérangeant de ses morceaux qui marque les esprits. En plongeant au coeur de son propre psychisme, Phew nous incite à faire de même. Elle met à l’honneur l’individualité au coeur de chacune de ses productions, au point qu’il faudrait presque voir chacun de ses titres comme un miroir plutôt qu’une oeuvre sonore – un réceptacle, non pas des corps mais des émotions.
C’est à travers ce prisme presque provocateur qu’elle a conçu ses deux derniers albums, à savoir Light Sleep en 2017, et Voice Hardcore, il y a quelques mois. Cependant, avant de s’attarder sur ces récentes productions, un retour sur le parcours de la prêtresse de l’expérimental japonais s’impose.
Retour aux origines : quand le début s’appelle « Finale ».
Ceux qui connaissent le visage électronique de Phew pourraient être un peu désarmés à l’écoute des deux titres qui composent son single Finale. Première sortie solo de Phew, qui a commencé par faire ses preuves au sein du groupe post- punk Aunt Sally, elle est épaulée par le pianiste de renom Ryuichi Sakamoto dans la production de cette sortie. Evoluant dans un univers rock abstrait, déconstruit, presque chaotique, il faut avoir l’esprit bien accroché pour décortiquer l’ensemble détaillé que forment ces morceaux.
Le premier, dénommé Finale (traduction de la graphie japonaise du titre), résonne comme une complainte. La voix est sûre, franche et puissante, et déclame dans un langage inconnu pour la plupart d’entre nous. La mélodie, quant à elle, est construite sur une base sonore plus que saturée, et agrémentée de sursauts de guitare électrique et de percus qui viennent par à-coups.
Le second morceau Urahara est beaucoup plus calme que le premier ; il est à analyser comme le verso du premier titre. Bien que les notes soient toujours aussi saturées que dans le premier acte de ce deux titres, elles s’enchaînent de manière plus construite, plus logique, et se font terre d’accueil d’une voix plus posée, mais toujours placée sous le signe de la complainte.
La réception de ce single a été plus qu’élogieuse, aussi bien par la critique que par les producteurs évoluant sur la scène expérimentale. C’est d’ailleurs grâce à Finale que Phew a pu collaborer avec des grands de la scène underground (Holger Czukay, Conny Plank ou Jaki Liebezeit de CAN), et composer avec eux son premier solo éponyme, Phew.
Elle évolue ensuite au gré des sorties solo et des collaborations (notamment au sein du duo Most), laissant pendant un temps de côté son ancienne formation, avant de produire de nouveau avec eux, au début des années 2000. Sa musique évolue, délaissant l’esprit punk et abstract rock de ses débuts pour prendre une forme plus électronique – et ce avec un parcours toujours aussi peu linéaire.
Retour en solo 20 ans plus tard : l’ère Light Sleep.
Avant Light Sleep, la dernière sortie internationale et solo de Phew remontait à 1995. L’album, composé de six titres, prend un virage presque inattendu de la part de la productrice : s’il existait un quatrième mur sur la scène musicale, Phew l’a brisé au travers de cet album.
L’écriture de Light Sleep a commencé en 2014, et s’est achevée en 2017. L’artiste composait ses titres chez elle, mettant largement à l’honneur les émotions qu’elle ressentait à l’instant de la création. L’héritage punk est loin ; seuls y subsistent l’expérimentation, l’introspection, les sentiments les plus purs et les plus bruts.
La première psyché qu’il nous est donné de contempler est New World. Peut-être le titre le moins torturé de l’album, il donne à entendre nombre de sonorités savamment entrelacées, occupant tout l’espace sonore, sans jamais pour autant prendre le dessus sur la voix de Phew. Cette dernière est par ailleurs devenue beaucoup plus douce et lancinante qu’à ses débuts, formant ainsi un ensemble aussi contemplatif qu’intelligent – aussi planant que réflexif.
Après cinq minutes passées dans cet état serein, Phew décide de surprendre, comme à son habitude, en revenant à une ambiance torturée à souhait. CQ Tokyo, dont la bande sonore est saturée et répétitive, laisse entendre à intervalles relativement réguliers des cris, des appels, pour un résultat dérangeant faisant écho aux peurs viscérales et autres états de détresse. Le titre est si intense et en contraste avec New World qu’il est possible que l’auditeur appuie sur pause au bout de quelques secondes pour chercher à comprendre d’où viennent ces sons.
La suite des titres fait écho aux deux émotions travaillées dans les deux premiers. Mata Aimasho combine, à la manière des bandes sons de films hitchcokiens, des notes presque incompatibles sur lesquelles se pose une voix douce qui, elle aussi, devrait être incompatible avec une mélodie aussi anxiogène. Par la suite, Usui Kuki nous montre, au travers d’une mélodie structurée et d’une voix qui déclame en rythme, que l’esprit, devenu à nouveau rationnel, est capable de reprendre le contrôle de la situation. Echo et Antenna, quant à eux, font de nouveau référence aux émotions torturées et presque incontrôlables des précédents morceaux.
Light Sleep, pris dans son ensemble, est un véritable chef d’oeuvre. Pourquoi ? Car il nous montre, et sans forcément comprendre la langue dans laquelle Phew chuchote ou déclame, que nous sommes capable de comprendre le message qu’elle souhaite faire passer. L’émotion n’a pas de langue ; la musique et les intentions qui lui sont appliquées permettent, à elles seules, de faire passer un message. Qui plus est, d’un point de vue plus centré sur l’oeuvre de Phew, Light Sleep marque un virage aussi bien esthétique que personnel dans la carrière de la productrice. Elle se dévoile, et sa dernière sortie semble montrer qu’elle souhaite poursuivre dans cette direction.
Voice Hardcore, mise à nu totale de l’esprit
Si Light Sleep marquait le retour de Phew, Voice Hardcore le parachève. Prolongement naturel et nécessaire de son avant-dernier chef d’oeuvre, cet album est plus qu’une oeuvre musicale, il est la transposition artistique et abstraite de l’essence de la productrice.
Voice Hardcore n’a pourtant pas été pensé à la suite de Light Sleep. L’envie de composer en utilisant et déformant uniquement sa propre voix est née chez Phew dès qu’elle a commencé à produire Finale aux côtés de Ryuichi Sakamoto. Resté à l’état d’idée durant plus de trente ans, l’album est né en 2018 dans le prolongement de la totalité de son oeuvre.
La voix a toujours été un élément que Phew a placé au centre de ses compositions. Mais si elle a pris de plus en plus de place jusqu’ici, elle devient sur cet album l’élément central, pour ne pas dire la seule matière qui compose ses titres. Et pourtant, même en sachant pertinemment que c’est le seul instrument qui a donné naissance aux onze titres composant Voice Hardcore, il nous est difficile d’imaginer que chacune des sonorités n’a été produite qu’à partir de sa seule voix.
L’album évolue dans un genre à la croisée de l’ambient, de la noise et de l’expérimental. Les boîtes à rythmes, mises de côté, laissent place à des bandes sonores beaucoup plus fluides, à des ambiances plus qu’à des mélodies. Et le premier titre qui ouvre ce petit format (l’album n’est composé que de six titres), Cloudy Day, est là pour nous le montrer. Composé essentiellement de vocalises distendues et dont la hauteur a été modifiée par ordinateur, il est la représentation sonore d’un jour de pluie, dans lequel le brouillard ne se serait jamais correctement dissipé. Just A Familiar Face prolonge cette ambiance, en lui donnant un caractère plus sinistre encore, qui pourrait aisément illustrer un film à suspens. Et si jusque là, la mélodie était plus abstraite que concrète, elle se dote d’un écho un peu plus matériel sur Scat, faisant écho au mysticisme de Cloudy Day.
En somme, cet album est un bijou d’expérimentation, poussant plus loin encore le concept de retranscription sonore d’émotions primaires. Et si Phew nous a livré, en deux ans, assez de matière pour satisfaire un amateur de curiosités sonores, il va de soit que l’on attend avec impatience la prochaine performance studio de la productrice japonaise.