On oublie souvent qu’avant d’être électronique, la musique expérimentale est souvent obtenue par procédé analogue, voire extraite de données organiques qu’après moult traitements nous ne sommes plus capables d’analyser comme tels. Cette remarque s’applique parfaitement à la musique du producteur et danseur français Kirikoo Des, plus connu sous son pseudonyme NSDOS.
Insectes, vent, glace qui craque sous les pieds, ce sont autant de sons qu’il enregistre par divers moyens pour ensuite les triturer, allant jusqu’à transcender leur musique originelle. Seulement, son processus créatif n’est pas aussi sommaire : en plus de faire du field recording, l’artiste vient mêler informatique et musique, apportant aux sonorités décrites précédemment des sons provenus de machines qu’il crée lui-même, et appliquant quelques techniques de hacking à sa musique. Et comme si cela ne suffisait pas, ce maître de l’expérimentation musicale s’intéresse également à l’enregistrement en son binaural, comme pour impliquer un peu plus son auditeur dans son univers, et donner plus de relief à l’histoire qu’il raconte.
NSDOS revient dans l’actualité en livrant à ses auditeurs le second chapitre de son projet Intuition. Le premier volet, qui nous donnait à voir et entendre des sons puisés dans le coeur des terres froides de l’Alaska, se voit ici prolongé d’un second, dont les bases sont elles aussi fondées sur les sonorités venues d’Alaska. À ceci près que les morceaux ne se ressemblent en aucun cas, et que l’expérimentation est poussée encore plus loin que dans le premier volume. On a même l’occasion d’entendre dans certains morceaux une musique évoluant sur des rythmes empruntés à la techno, comme pour montrer qu’il est temps de passer à la vitesse supérieure.
À l’occasion de cette sortie, nous sommes allés poser quelques questions au producteur, moyen de revenir sur son voyage, son nouvel album et sur son processus créatif en général.
Comment as-tu fait le choix de l’Alaska ?
Le choix de l’Alaska était simple j’avais des amis qui étaient sur place, mais l’Islande était la première cible. C’est le genre de paysage qui m’a inspiré, quelque chose de glacial, froid, primitif où la narration dystopique de mon projet avait du sens.
Dans quelle partie étais-tu exactement ? Etait-ce un voyage unique, ou t’y es-tu rendu deux fois pour produire chacun de ces deux volumes ?
Mon studio était à 10 min de Beluga Bay. Je suis resté un été et un hiver mais il faut savoir que l’album a été fait en une fois, et ensuite distillé en deux volumes.
Si l’on s’attarde un peu plus sur les nouveaux morceaux que tu nous donnes à écouter, Dispersion est assez perturbant : on a l’impression que deux pistes sonores se jouent en même temps, mais pas de manière synchronisée.
De manière générale ma façon de faire de la musique est basée sur la désynchronisation et la polyrythmie. C’est un peu ce qui se passe à l’intérieur de nous, la vitesse des battements de notre cœur n’est pas la même vitesse que la régénération de nos cellules, la vitesse de nos pensées n’est pas la même que la vitesse du mouvement, et j’aime avoir une musique qui représente les différentes échelles que l’on peut trouver dans la nature.
Interaction est le seul titre enregistré en son binaural. Comment se passe la production d’un titre de cette manière ?
Très simplement comme une technique d’enregistrement classique. Mon idée était de faire partager un moment de recherche. Ce track est comme un documentaire sonore d’une session de travail avec une amie violoniste sur un glacier et mon amie vidéaste. J’ai utilisé le binaural comme un outil pour l’aide à la composition, pour me plonger en hypnose après une session de travail. Antoine Bertin, l’artiste/ingénieur qui m’a accompagné en Alaska et qui m’a introduit au field recording binaural a fait une belle documentation binaurale pour la radio NTS de notre aventure.
La structure de Dilution intrigue : on dirait que deux titres sensiblement proches se juxtaposent. C’était volontaire ?
Il faut percevoir que ma musique est très proche du free jazz, je ne suis pas prisonnier d’une structure. Mais bien évidement, tout est volontaire, il n’y a pas de juxtaposition de son, mais un son avec une rupture effervescente.
Est-ce juste moi ou l’on retrouve dans Operation des sons que tu as utilisés dans ton titre Intuition, dans le premier volume ? Est-ce que tu t’es « auto-remixé » ?
C’est le clavier que j’ai utilisé qui est le même. Quand tu fais de la musique et que tu as des instruments fétiches, tu es sans cesse en train de jouer avec. Miles Davis joue de la trompette mais ce n’est pas remixé.
Enfin, le titre Hybridation est peut-être le titre le plus calme qu’on ait eu l’occasion d’entendre de ta part depuis quelques temps. Il est également le seul à posséder une rythmique continue, dansante. On perdrait presque de vue que les titres précédents étaient plus conceptuels. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce qui a inspiré ce morceau, qui d’une certaine manière conclut ce volume ?
Ce track a été fait en compagnie de mon ami Oko du groupe 19 lorsqu’il m’a rendu visite en Alaska. Tout comme moi il est aussi danseur, ce titre a été réalisé en dansant.
Si on le compare avec le premier volume, j’ai comme l’impression qu’on va plus loin, qu’on sort de l’ombre pour aller vers quelque chose de plus lumineux et de plus contemplatif. Selon toi, comment le volume 2. prolonge et complète le premier ?
Comme je le disais, cet album n’a pas été conçu avec la volonté de le faire en deux volumes, tout a été fait en une seule fois donc voyez le comme un livre à deux pages.
Si l’on va plus loin : ton projet live et ton processus créatif en général. Comment se prépare la partie visuelle de ce projet ?
Comme un documentaire. J’ai réalisé une expo rentrant d’Alaska, pour moi c’était l’occasion de montrer comment j’ai travaillé, où et avec qui. Il y a aussi plusieurs projets chorégraphiques en cours.
D’ailleurs, qu’est-ce que tu as commencé à apprendre en premier : l’informatique, la production musicale ou la danse ?
Je dirais que j’ai appris à me servir d’un ordinateur pour jouer aux jeux vidéos et après à danser. Puis m’est venue l’idée de combiner danse et informatique.
Peux-tu nous en dire plus sur la façon dont tu fabriques tes machines ?
Aujourd’hui je programme plus que je ne bidouille mais à l’époque j’ai été initié dans le circuit Bending. Donc j’allais acheter des manettes de jeux avec des gyroscopes que j’ouvrais et que je reconstituais pour en faire des capteurs de mouvements ou des noise machines avec des platines vinyle. On va dire que je me cherchais pas mal.
En quoi ces procédés expérimentaux sont les plus appropriés pour raconter une histoire, pour toi ?
Pour la simple et bonne raison qu’expérimenter montre la volonté de ne pas subir mais de comprendre, de transcender certaines questions. C’est cet état d’esprit que j’ai envie de partager avec le projet NSDOS.
La musique expérimentale est parfois considérée comme n’étant pas de la musique à proprement parler. Comment est-ce que tu réagis à ce genre de remarques ?
Je pense que nous ne sommes pas tous au même degré d’apprentissage dans la vie et au même niveau de compréhension des choses, certaines personnes n’ont pas accès au savoir et d’autres personnes ne veulent pas donner accès à leurs connaissances, donc il y a des fissures. Tout ce que je peux dire c’est que le cerveau peut s’adapter à beaucoup de choses.
Enfin, pour revenir à ton voyage en Alaska. Si tu ne devais retenir qu’un seul son enregistré sur place, lequel garderais-tu ?
Les battements de mon cœur.
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