Faire écouter et faire danser l’auditeur sur des sons qu’il n’aura peut-être jamais l’occasion d’entendre. Voilà comment l’on pourrait tenter de décrire, en une phrase, le caractère atypique du projet musical de Molécule. Sauf que cet artiste originaire de Paris voit dans son oeuvre artistique quelque chose de bien plus grand qu’un « simple » projet musical à cheval entre techno et field recording. Chacune de ses productions est un projet transversal, mêlant aux pistes sonores une production papier et une production documentaire audiovisuelle.

Avant de se pencher sur son dernier projet en date, revenons sur le projet qui a inscrit Molécule dans le paysage sonore électronique. Son premier album, 60°43’’ Nord, était le résultat d’une expédition de 34 jours dans la mer Atlantique Nord, une mer réputée comme étant l’une des plus périlleuse de la planète. Il s’est ainsi embarqué à bord d’un navire de pêche, plaçant en son coeur un « home » studio et quelques dizaines de kilos de matériel de production.

De cette expédition pour le moins dangereuse sont ressorties treize heures d’enregistrements sonores, ceux-ci allant du vrombissement du moteur à la versatile humeur des vagues qui s’écrasaient sur les flancs du bateau. Ces treize heures ont permis à Romain Delahaye de composer tout un album sur le chemin du retour. Il ressort de cette première expédition avec dix titres, témoins électroniques d’une vie chaotique et rythmée par les caprices de la nature.

Chacune des pistes a son atmosphère et son lot de paix ou d’angoisse entremêlés de rythmes sourds empruntés à la techno. Lorsqu’on entend le titre Hébrides, on ressent la fraîcheur glacée des vagues en pleine tempête, et lorsque notre oreille s’attarde sur les nappes du morceau Le Lac, on perçoit presque physiquement l’accalmie et les rayons de soleil qui peinent à réchauffer dans ces conditions polaires.

Si, grâce à ce premier album, nous avons pu vivre par procuration – et dans le confort – une expérience unique, cette dernière ne s’arrête pas là. Romain Delahaye n’est en effet pas uniquement parti sur ce bateau dans le but de produire un album. Véritable projet transmedia, 60°43’’ Nord s’accompagne d’un livre qu’il serait plus approprié d’appeler carnet de bord, ou cahier de voyage. À ceci vient s’ajouter la production d’un documentaire en quatre actes, témoin visuel une vie que l’on ne soupçonnait même pas.

Mais en écoutant cet album sans avoir été exposé à ses conditions de réalisation, le néophyte pourrait ne pas saisir toute l’ambition, toute l’implication physique et morale de l’artiste. Le résultat est tantôt dansant, tantôt contemplatif, mais certains pourraient ne pas reconnaître l’origine de la richesse de ces sons.

Second projet de grande ampleur de Molécule, -22.7° est, paradoxalement, plus facile d’accès pour celui qui s’attendrait à écouter de manière brute des sons inaccessibles parvenus d’ailleurs. -22.7° n’est d’ailleurs presque pas comparable à son prédécesseur, aussi ne faut-il pas le voir comme un second tome de l’expédition en terres inconnues du producteur. Pourquoi ? Car il a été conçu dans des conditions bien différentes : il est cette fois-ci le fruit d’une expédition de 36 jours au large des côtes Ouest du Groenland, sur lesquelles se trouve Tiniteqilaaq, village peuplé d’à peine plus d’une centaine d’habitants. En la compagnie de Molécule se trouvent 80 inuits, un traducteur, un réalisateur et 300 chiens de traineau. Et détrompez-vous, le fait d’avoir voyagé sur ce qui semble être de la terre ferme ne rend pas l’expérience idyllique pour autant.

Si l’on ne s’attache encore une fois qu’au résultat sonore de cette expédition, résultat que l’on retrouve dans les dix titres de ce long format, il est pour le moins varié, pour ne pas dire que son début et sa fin sont diamétralement opposés. Âriâ, le titre d’ouverture de l’album, est peut-être le morceau le plus deep que l’on ait eu l’occasion d’entendre de la part du producteur. Mené par un rythme qui prend source dans les basses fréquences, quelques sons dont on essaie de deviner la provenance viennent s’incruster, se mêler à ce qui semble être la retranscription sonore d’une balade en chiens de traîneaux.

S’ensuit Elements, morceau qui commence de façon contemplative sur des nappes électroniques, pour monter progressivement en puissance, donnant à entendre un enchaînement de sonorités “élémentaires” diverses. Plus loin, c’est la techno mentale de ses débuts qui fait son grand retour, notamment sur les titres 5951Hz (titre issu d’un bug d’une de ses machines) et Violence, au nom évocateur. Ce dernier est le témoin sonore d’une vie locale tumultueuse, soumise à des variables sur lesquelles l’être humain n’a aucun contrôle, comme la facilité à aller s’approvisionner en ressources alimentaires viables.

Par la suite, ce sont des morceaux plus calmes, presque ambient, qui font leur entrée. Jour Blanc est l’introduction de cette accalmie musicale, entracte inespéré prenant place au coeur de la tornade d’émotions vécues jusqu’à présent. Dominé par une ambiance douce et lumineuse, on imagine sans peine les étendues de neige et de glace qui font le décor du village dans lequel ce projet s’inscrit. Cet entracte ne dure pas bien longtemps, puisqu’Artefacts fait revenir la techno dans nos oreilles. Il faut attendre Délivrance (titre encore une fois plutôt évocateur) pour reprendre notre souffle, avant de le perdre de nouveau sur Qivitoq. Et si, comme nous, vous vous demandez ce que signifie « qivitoq », il s’agit là du nom donné à une tradition obscure et teintée de superstition, sorte de chasse au fantôme que le gouvernement du Groënland finançait encore il n’y a pas si longtemps.

molécule

L’album, au niveau musical pur et dur, s’arrête en quelque sorte là. Car le dernier morceau qu’il nous est donné d’entendre, Inlandsis, est une sorte de caméra embarquée sur laquelle l’image ne passerait plus pendant près de 20 minutes. Si quelques minutes se font dansantes, près d’un quart d’heure ne sont en réalité qu’un témoin brut du silence et de l’ambiance des terres sur lesquelles l’album a été enregistré.

Ce nouveau projet réunit, à l’instar de 60°43’’ Nord, un album, un carnet de bord augmenté et un film documentaire, auxquels s’ajoute une expérience en réalité virtuelle. Autant de productions connexes qui laissent imaginer ce que l’artiste pourra produire dans le futur, transformant ainsi la production musicale en véritable expérience d’immersion sensorielle.

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