À une époque où tout est image et partage, où tout est connexion et rapidité, il existe encore des artistes qui préfèrent la confidentialité à l’extravagance, jusqu’à s’effacer derrière leur oeuvre pour mieux en accentuer le propos. Garder l’anonymat pour garder la pureté du sens. Ce choix n’est pas sans conséquences car s’il empêche l’individu de se plonger dans la surexposition ambiante, il le marginalise, lui et sa création. Cependant, il offre en échange quelque chose d’incroyablement précieux : la liberté totale.

Juanita est un jeune artiste et producteur qui a souhaité tenir secrète son identité. Fondateur du label Llullaillaco Records, collaborateur du collectif d’arts numériques Flares, il explore depuis deux ans maintenant un univers électronique évoluant entre le monde virtuel et le monde réel. Fin 2017, il sort sur son propre label un premier EP, Princes Of Persia. Cinq morceaux engagés, une esthétique visuelle portée par des clips produits spécialement pour chaque track : cet opus inaugural gravite entre ambient et electronica, joue avec les sensations des auditeurs grâce à une maîtrise parfaite des instruments analogiques. Entre synthétiseurs tranquilles et atmosphères oniriques qui contrastent avec la puissance des images et du sens véhiculé, la musique de Juanita est à la fois sérieuse et joyeuse.

Derrière ces cinq titres aériens, l’important réside dans le sens que Juanita défend dans sa musique. Princes Of Persia se focalise ainsi sur les territoires de l’ancien Empire Perse, et s’inscrit comme piste de réflexion sur la thématique des nouvelles migrations en provenance d’Orient. Voyages et expériences humaines se révèlent dans la sensibilité de cet EP qui vise à interroger l’accueil fait aux migrants syriens et kurdes, la place pour l’émancipation de la jeunesse iranienne, en sensibilisant les auditeurs à ces problématiques. Par cette oeuvre forte, Juanita met à contribution chacun d’entre nous pour prendre conscience des enjeux qu’il expose. Un appel que nul ne peut ignorer. Conversation avec un artiste citoyen, intriguant et talentueux.

Hello Juanita ! Merci d’avoir accepté de répondre à ces quelques questions. Une première pour toi, peux-tu nous parler de tes influences ?

Musicalement, ça va de Oneohtrix Point Never à Rafael Anton Irisarri. J’écoute aussi beaucoup de pop, j’aime bien la vibe PC Music, je me retrouve un peu dans Felicita. Sur le point de l’engagement artistique, je suis plus influencé par M.I.A ou Nicolas Jaar par contre.

Tu te produis exclusivement en live ou il t’arrive également de faire des DJ sets ?

Pour l’instant je joue principalement le live que j’ai produit, dont les visuels ont été réalisé avec le collectif Flares. Je n’envisage pas vraiment de faire des DJ sets, je préfère me focaliser sur ce live A/V, que je compte étoffer après deux premières dates (Mirage Festival à Lyon et 180 Creative Camp à Abrantes, Portugal). Je suis en train de le rallonger, en modifier quelques parties pour accentuer l’expérience immersive dans laquelle je voudrais ajouter des voix, des discours – même si les auditeurs ne l’entendent pas forcément, quitte à parler à leur inconscient. Je travaille aussi sur mon deuxième EP, qui va forcément venir bouleverser une bonne partie de la structure live.

Tu comptes donc utiliser ces nouveaux éléments plutôt comme outils musicaux que comme contenus de sens ?

Ce sont bien sûr des éléments musicaux mais ils ont également une portée, un engagement. C’est le cas lorsque j’utilise en live des voix dépitchées qui sont des enregistrements de jeunes enfants syriens qui racontent les bombardements et leurs effets sur leur famille. En utilisant des voix comme ça, les auditeurs se familiarisent à la langue arabe. Parce que chacun vit dans une niche.

« Un élément comme la langue arabe, dans ta vie, tu l’entends dans la rue mais ça reste un bruit de fond. Tu ne l’écoutes pas. Je force les gens à l’écouter. Il s’agit d’ancrer un peu plus tout cela dans leur quotidien. »

J’ai lu dans un article que tu t’intéressais beaucoup à la question des réfugiés syriens, aux activités des contestataires iraniens et aux combats des militants kurdes. Tu as notamment produit un morceau intitulé Rojava (le kurdistan syrien, ndlr), donc assez évocateur. Pourquoi as-tu choisi cette dimension politique pour ta musique ?

Cet EP avait pour objectif de dessiner une bande originale, ou disons un background musical de ces luttes au sein de l’ancien empire perse. Cette dimension politique est ancrée dans l’actualité. On entend parler des réfugiés, on entend parler de l’Iran d’une certaine façon, de plus en plus de sa scène musicale, et je souhaite soutenir ces voix qui s’élèvent. Je ne veux pas simplement faire de la musique de club, faite pour amuser la galerie, même si je comprends très bien que d’autres artistes aiment faire cela, et qu’il est important de créer un espace de liberté où les gens peuvent oublier leur quotidien. Mon objectif, c’est plutôt de sensibiliser. Dans mon EP, il y a des titres assez évocateurs sans pourtant verser dans le parti pris. En nommant mon morceau Rojava, je sais que certaines personnes ne connaissent pas ce mot et j’espère qu’elles iront le googler et se renseigner dessus…

Ton objectif c’est donc de susciter une attention ?

Oui, c’est un focus sur une partie du monde. J’ai sorti de courtes vidéos pour chaque morceau qui sont plutôt évocatrices, et je les ai diffusées à plusieurs endroits, dont Lyon. Cela a suscité pas mal de questions, concernant les personnes exposées dans les vidéos, où est-ce que cela se passait et pourquoi cela se passait de telle manière. C’est cool car c’est le but de la démarche !

As-tu plutôt axé ta production sur du story-telling ou est-ce qu’il y a quand même une volonté de faire danser les auditeurs, une ambiance un peu festive derrière cet EP ?

Une ambiance festive, je ne sais pas, mais faire danser les gens oui, dans le sens où dans l’EP il y a trois tracks d’ambient et deux autres plus orientées techno, avec des beats un peu plus marqués. Cependant ce n’est pas une intention de ma part de provoquer de la danse par ma musique. Un morceau s’intitule par exemple Welcome, écrit en arabe et en perse. J’ai essayé de jouer sur cette antithèse entre la danse et l’arrivée des migrants en Europe. Sur Locked Lion en revanche, j’ai plutôt insisté sur l’aspect festif en évoquant la jeunesse iranienne qui malgré le contexte continue de faire la fête et de trouver des moyens de s’émanciper. 

Dans un article paru sur le webzine La Carte Son, tu as dit que l’on peut être politique sans avoir de réel engagement, et être engagé sans être politique. Si tout engagement n’est pas politique, qu’est-ce donc qu’un engagement apolitique ou dépolitisé pour toi ?

L’engagement n’est pas forcément politique car il peut être citoyen ou social. Aujourd’hui on emploie le mot « politique » un peu à tort et à travers. Ma démarche consiste simplement à sensibiliser les citoyens, je ne cherche pas forcément à m’adresser aux politiques. Ce n’est pas mon objectif.

Selon toi, l’artiste doit-il disparaître derrière son oeuvre ?

Dans certains cas, oui. Tu as certaines personnes par exemple, comme Banksy ou Burial, dont on ne connaît pas l’identité. Tu disposes juste d’une oeuvre et d’un pseudonyme. Je ne tiens pas à révéler mon identité car j’ai envie que les gens se concentrent plus sur la musique et le propos que sur la personne derrière. Même si, la réponse la plus juste serait que personne ne “doit” avoir à faire quoi que ce soit.

Quelle est ta vision de la fonction sociale des artistes ? Celle-ci évolue-t-elle avec le temps ou bien reste-t-elle toujours la même ?

Cela dépend des périodes et des contextes socio-politiques. Typiquement, il y a deux ans, au moment du Brexit, beaucoup d’artistes anglo-saxons n’étaient pas forcément engagés mais ils ont prit conscience du potentiel de leur voix, et du fait que ceux qui les suivent peuvent partager leurs valeurs. Ils peuvent utiliser ce moyen pour véhiculer un message fort, et l’amplifier. Je vois de plus en plus d’artistes qui mettent le doigt sur certains problèmes, que ce soit à propos de la place de la femme dans la musique, ou la crise migratoire. Je pense par exemple à Ben Frost (producteur de noise/IDM, ndlr) qui a passé un an et demi en Grèce pour rencontrer ces personnes qui arrivent de l’autre côté de la Méditerranée. Cet engagement est inévitablement propre au contexte. Peut-être que lorsque le monde ira mieux, les artistes se désengageront. Mais d’ici à ce que le monde aille mieux hein.

Est-ce que tu t’identifies à une culture ou sous-culture particulière, artistiquement parlant ?

Si j’ai ce projet c’est que je me suis forcément nourri d’une culture, et aussi de mes expériences. Je ne peux pas être déconnecté de ça. Cette culture est européenne, elle s’inspire de ce que j’ai pu observer lors de différents voyages en Europe et au-delà de l’Europe, mais avec mon regard d’européen privilégié par la couleur de mon passeport.

Tu peux nous parler un peu de tes projets futurs ?

Pour le moment on continue à travailler le live, je vais sortir des remixes de mon morceau Princes Of Persia par plusieurs artistes européens. Et mon deuxième EP est en cours.

Pour la suite de cette interview, j’aimerais que tu me décrives ta personnalité par une sorte de portrait chinois. Quel album a le plus influencé ta vision du monde ?

Je ne pense pas qu’un album puisse changer la vision du monde de qui que ce soit. Ce serait à la fois utopique et présomptueux de le penser. Un album peut pointer du doigt une problématique, un pan de la société, des dérèglements mais il ne peut pas changer une vision du monde. Il existe des albums qui m’ont influencé dans le sens où j’ai grandi avec, où j’ai tenté, au début, d’analyser les sons pour reproduire ceux que j’aimais. Mais, même là, je ne pourrais pas en citer un seul qui soit au dessus de tous les autres. Mon spectre est fait de bribes de chacune de mes influences. Si je te disais que Tim Hecker est ma plus grosse influence et que je ne jure que par lui, je serais par conséquent seulement un artiste qui tente d’en être un petit clone. Or, ce n’est pas le cas. J’aime Tim Hecker comme j’aime des dizaines d’autres artistes qui m’influencent. Et heureusement.

Un texte qui a influencé ta musique ?

Home de Warsan Shire, une poète somalienne anglophone. Ça ne parle pas de papillons, de nature, de mer ou d’amour. C’est beau et cru à la fois. C’est fort. C’est ancré dans l’actualité. 

Une expérience ?

Mon voyage en Iran, en 2017, en pleine finalisation de l’EP. Quelques semaines avant d’aller le mixer en Grèce.

Si tu pouvais organiser le concert de tes rêves, avec le(s) lieu(x), le line-up et l’atmosphère de ton choix ?

Il y aurait une machine à fumée. J’adore la fumée. Il y aurait trois scènes. Tarik Barri, MFO et Alba G. Corral seraient respectivement en charge de la partie visuelle de chaque scène. Sur la première scène, il y aurait Daniel Lopatin et Tim Hecker qui joueraient leur album, mais je ne suis même pas sûr qu’ils l’aient déjà joué en live. Caterina Barbieri et TCF joueraient en ouverture. Puis Amnesia Scanner et Jlin assureraient la clôture. Sur la deuxième scène, je programmerais Toxe, Felicita, SOPHIE, Miley Cyrus et Lorenzo Senni. Sur la troisième, je mettrais : Mina, Kampire, GAIKA, Juliana Huxtable. Ça me parait pas mal. Pour le lieu, je choisirais le village de mes grands parents, en Espagne, qui s’appelle Cristóbal de la Sierra. C’est à une heure au Sud de Salamanque, il y a des serpents, des scorpions, ce genre de choses. Sur la place du village, je pense qu’on peut y mettre 1500 personnes.

Ben Frost ou Aphex Twin ?

Il y en a un des deux qui est en possession de ma cassette.

Merci à Juanita pour son temps et ses réponses – on serait sans doute les premiers à faire le pied de grue devant la place de son village de Castille pour assister au festival qu’il nous décrit plus haut – mais seulement s’il joue aussi son live.