Le premier contact avec Jockstrap est visuel, à travers la pochette de leur troisième EP Wicked City, sorti cet été. Les horrifiques visages qui y sont représentés, transpercés par des dagues, effraient, glacent le sang, pire, se moquent de l’auditeur inaverti tombant sur le projet au hasard des plateformes de streaming. Et la première composition, Robert, contribue également à cette sensation d’être exclu de la blague, voire même d’être le dindon de la farce : perturbante, expérimentale, la chanson est remplie de glitchs auditifs, de changements de beats absurdes et inattendus, de voix modifiées. Une entrée en matière hermétique et peu accessible dont l’aura chaotique semble contenir des influences musicales pas faites pour être mélangées, mais mixées ensemble malgré tout. Ce qui résume parfaitement l’ADN musicale du duo londonien, totalement conditionnée par l’historique social de ses membres. 

Taylor Skye et Georgia Ellery se rencontrent à la Guildhall School of Music & Drama, enseigne prestigieuse d’études musicales de la capitale britannique. Le premier étudie les musiques électroniques quand la seconde se spécialise en jazz et musique classique. Un amour profond pour le rock expérimental et arty des Battles et la pop aérienne de James Blake vient souder leurs univers dissonants. Ensemble, le duo fait exactement la musique que deux jeunes étudiants d’un conservatoire huppé sont censés faire : un mélange ambitieux d’esthétismes, un contraste brûlant entre classique et moderne, entre sacré et profane. 

Leur premier EP, Love Is The Key To The City, témoigne parfaitement de cette approche bâtarde : enrobées de cordes aux inspirations jazz et classiques, les chansons dévient ensuite vers des territoires incertains, plus électroniques voire expérimentaux. Des morceaux comme I Want Another Affair mélangent avec une aisance perturbante classique, bossa nova, électro et musique de jeux vidéo. Sur ce premier essai, toutes les chansons sont écrites et composées par Ellery qui, d’autre part, investit les salles underground de la scène rock indépendante de Londres avec l’excitante formation Black Country, New Road et son post-punk progressif et conquérant. Skye, lui, passe les compositions de sa comparse à travers son prisme électronique, transformant à tout jamais des ballades influencées par Paul Simon ou Elton John en bombes arty et expérimentales. 

Ironie du sort, la musique de Jockstrap, produit parfait de l’académisme revu et corrigé par ses rejetons les plus perturbateurs, subit un rejet assez fort au sein même de son propre milieu de création. Ellery le confirme en interview : la plupart des professeurs de Guildhall n’acceptent pas la musique du duo qu’ils considèrent, au mieux, comme « ironique ». Comme à son habitude, la musique populaire récupère ce dont l’académisme ne veut pas et Jockstrap est ainsi signé sur le légendaire label de musique électronique et expérimentale Warp, maison de projets cultes tels que Broadcast, Autechre, Stereolab ou Aphex Twin. 

Sorti sous la prestigieuse étiquette de ce nouveau label, Wicked City concrétise toutes les ambitions polymorphes du duo. Malgré l’entrée en matière chaotique et perturbante de Robert, les chansons, plus personnelles et abouties, sont pour la plupart chaleureuses et accueillantes, malléables à souhait par des cordes et des synthés tantôt uniformes, tantôt contradictoires. Acid est ainsi une composition délicate et envoûtante, dont la simplicité n’est perturbée que ponctuellement par les bidouillages électroniques de Skye. Ici, toutes les influences de Jockstrap se mélangent parfaitement. Avec Yellow In Green, qui clôt la première face de l’EP, on s’enfonce encore un peu plus dans la musique classique. D’abord uniquement accompagnée d’un piano, la voix aérienne d’Ellery se voit progressivement enrichie de synthés psychédéliques et de chœurs quasi angéliques. Difficile à saisir directement, cette composition abstraite se concrétise avec les écoutes, se dévoilant peu à peu à son auditeur, et montre Jockstrap à son moins aventureux mais également à son plus mélodique. 

The City, qui ouvre la deuxième face du projet, est un piège comme Jockstrap a déjà su en faire sur son précédent essai (notamment sur le morceau Joy). Piano-voix classique presque lyrique, on a à peine le temps de bailler que la progression est brusquement coupée pour faire place à un beat glitch-hop distordu et au flow bordélique d’Ellery, dont la voix modifiée dans tous les sens donne à croire que plusieurs chanteuses se partagent le micro. Le joli voyage mélodique s’achève donc en bad trip infernal lors duquel les figures effrayantes de la pochette semblent davantage narguer l’auditeur. 

Pièce finale et véritable manifeste d’intention du duo, City Hell est un bordel absolu, une mini-symphonie de près de six minutes où tout s’entrechoque tant bien que mal. Instruments à vent, glitchs, synthés cathédraux, voix autotunées, piano classique, tapping de guitares et production trap se côtoient pour le meilleur et pour le pire. Dans un délire presque baroque, Jockstrap fait de cette Bohemian Rhapsody de l’ère nouvelle une composition à tiroirs, évoluant de ballade abstraite à hymne fédérateur. Très certainement le mètre étalon de la pop de demain. 

Sorti quelques mois après son prédécesseur, Beavercore, EP compagnon de Wicked City, résume finalement bien l’éthos et l’essence même de Jockstrap. Conçu dans le but de décompresser après la sortie très professionnelle du projet précédent, ce nouvel EP se concentre sur ce que Skye et Ellery créent dans un état d’esprit décontracté, au-delà des sorties officielles. Soit des remix aventureux pour le premier, et des préludes instrumentaux et classiques au piano pour la deuxième. Et c’est avant tout cet anti-académisme, issu de l’académique, qui est à la base des horizons contrastés du duo et qui fait de Jockstrap un des groupes essentiels du moment, tous genres confondus.