Approche philosophique de « Animal Spirits » par James Holden : dompter le léviathan électronique

Annonçons le directement : lire une œuvre artistique par un angle philosophique, c’est déjà l’extrapoler, rajouter du sens sur du sens. La lecture de ces lignes vous est en définitive extrêmement facultative. Pour autant, quand on aborde des œuvres subtiles qui n’éclatent pas en bouche grâce à leurs textures, la lecture philosophique permet de diriger l’attention. De soudainement investir dans notre conscience les détails subtils qui ouvrent les portes de l’émotion. Le dernier album de James Holden, Animal Spirits, est de ceux-là. De nombreuses années après le magistral The Inheritors, le musicien britannique revient avec une évolution marquée : tout est live.

Cet état d’esprit, il nous l’avait déjà communiqué dans un long et touchant entretien il y a un an et demi, dans son ouest londonien. Ce nouvel album, il était tout entier dans cet entretien, dans ses anecdotes singulières – comme l’expérience de jouer à Paris une œuvre de paix minimaliste le soir du Bataclan. Il nous suffit aujourd’hui de ressortir des moments choisis de cet entretien, et de les adosser à l’œuvre philosophique à laquelle il nous a fait penser. Il s’agit de l’ultra-classique Léviathan de Hobbes. Non pas sous son apport en sciences politiques, mais plutôt sur la dialectique entre l’homme créateur et l’automate.

Et l’homme créa la vie : l’automate

Dans ce pavé magistral de l’oeuvre de Hobbes, la première partie est un long traité d’anthropologie physique : celle de l’homme-machine. L’auteur y argumente un ensemble de présupposés sur la relation entre l’homme et la nature, qui seront la base de la philosophie politique déployée dans les parties suivantes. Ce qu’il faut en retenir : la nature est un art divin – un acte de création céleste – qui donna naissance entre autres à l’homme. Ce dernier est capable à son tour d’imiter Dieu, et de créer des animaux artificiels : des machines. Plus exactement des automates, qui sont capables d’imiter le vivant et de se mouvoir eux-mêmes. Parmi les automates en question, celui le plus hégémonique à l’époque de Hobbes est la montre : cette création a eu des conséquences considérables sur l’organisation du travail, mais également en ce qui concerne la musique (avec le métronome).

Si nous faisons un saut dans le présent, cette dimension totale de l’imaginaire mécanique en musique se traduit par la domination écrasante de la musique enregistrée grâce à des séquenceurs (des DAW), qui fonctionnent à partir d’une grille temporelle normée. L’acte de l’homme est emprisonné dans la machine, sa propre création – et c’est particulièrement le cas pour les producteurs de musique électronique. James Holden n’est pas étranger à cela :

« Je ne pensais pas que je pouvais jouer live, je pensais que mon installation modulaire était trop complexe et instable. L’élément clé, c’est que cela puisse mal se passer, et aussi d’avoir l’espace suffisant pour modifier les choses. Je ne voyais pas comment mettre ça en place techniquement. »

La musique électronique n’a pas toujours été calquée sur ce modèle millimétré. James Holden nous rappelle qu’à l’origine, l’électronique était beaucoup plus comparable au jazz :

« La techno de Detroit doit beaucoup au jazz. Dans cette première vague de musique électronique, avant l’intervention de l’informatique, beaucoup de choses étaient improvisées et live. Les premiers records d’acid sont comme des disques de jazz. Ils sont joués de la même manière, et dégagent la même sensation. »

Mais pourquoi donc cette auto-réduction de l’homme à son automatisation ? Précisément car depuis Hobbes, l’homme aime s’imaginer machine.

Metropolis par Fritz Lang

Metropolis, de Fritz Lang, résonne encore aujourd’hui par sa pertinence prospective de l’imaginaire cybernétique.

Et la machine renseigna l’homme : il est lui-même automate

C’est sûrement l’une des démonstrations les plus intéressantes dans la première partie du Léviathan. Si l’on reprend notre raisonnement, l’homme est capable de créer, donc d’imiter Dieu. Plus précisément, l’homme est capable de créer des machines vivantes.Prenons les choses dans le sens inverse. Que sont les machines vivantes que Dieu a créé ? Les êtres vivants, dont l’Homme. Le raisonnement est implacable, l’homme est condamné à voir dans sa création un reflet anthropomorphique de lui-même. Pour citer Hobbes « Qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort ? Les nerfs, sinon de nombreux fils ? Les jointures sinon de nombreuses roues qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan. » Cette logique est comparable à la manière dont on étudie le cerveau comme un ordinateur, alors qu’on a précisément créé l’ordinateur à partir des neurosciences. Cette dialectique inlassable, est éclairante pour comprendre le rapport entre le musicien créateur, et la musique électronique séquencée. À cette spirale, plusieurs réponses sont possibles. Premièrement, peut-être que l’aspect déshumanisé de la musique ne doit pas être le centre d’attention principal en permanence :

« De nos jours c’est difficile de dire ce qui est vraiment nouveau. Peux-tu considérer la musique par ordinateur comme quelque chose de nouveau par exemple ? Peut-être qu’il n’y a pas grand-chose qui se passe, musicalement ; mais peut-être aussi que la créativité peut venir d’ailleurs. Les identités ethniques et sexuelles se libèrent et s’acceptent, et c’en est peut-être une. »

Et l’on ne peut que donner raison à Holden quand on voit des artistes électroniques comme Arca sur scène. L’artiste est lui-même capable de se sortir de la spirale mécaniste. Pour un artiste comme James Holden – qui est, rappelons-le, l’un des plus brillants artistes de progressive house du début des années 2000, dans un genre plutôt mécanique – cela ne s’est pas fait sans heurts :

« Pendant des années je n’ai rencontré personne auprès de qui je puisse me sentir aussi reconnaissant, jusqu’à Thom Yorke et Caribou. Car cette approche du live, ça a été une nouvelle page dans ma vie artistique. Avec Caribou j’ai eu une première approche, mais c’était très compliqué et très stressant. J’utilisais des pédales de guitare et au milieu de certains morceaux, je devais dériver le signal dans différents oscillateurs. Essayer de faire ça, alors que Marshall Allen (ndlr : une légende du jazz) est à côté de toi en train de jouer de manière majestueuse, c’était vraiment quelque chose. Quand Thom Yorke m’a contacté pour faire la tournée en première partie de Atoms for Peace, je n’étais pas obligé de dire oui, et j’avais peu de temps pour préparer ça. Mais si je ne faisais pas ça, allais-je faire quelque chose un jour ? »

Christopher Burns (unsplash)

Quand le musicien électronique dompte sa machine : sortir de la spirale anthropomorphique

Plus encore, James Holden est allé collaborer au Maroc avec Mahmoud Guinia et des musiciens traditionnels gnawa. Cette expérience a accentué l’exploration, celle d’une machine enfin dominée par son créateur dans le cas d’Holden :

« Et la première fois que tu les vois jouer tu hallucines, car il y a de vrais prodiges. Des gamins de huit ans qui t’impressionnent avec une fluidité, une précision et une expressivité exceptionnelle. Ils croisent des triolets entre eux de manière très étrange, les synchronisent avec un rythme en dehors du temps, et se mettent à danser. Et tu vois des gens partir en transe sur ça. C’était hallucinant. La première fois que j’ai essayé de jouer avec eux, j’étais juste embarrassé, avec une boite en métal et des câbles, ne faisant que des bruits stupides, alors que ces musiciens incroyables étaient en face de moi. Vessel était presque en pleurs à la fin de sa première session. Mais être dans ces situations de stress, de sueurs, où tu dois tout repenser, c’est ce qui te fait avancer. Le deuxième jour, c’est allé beaucoup mieux, et il y a même un moment dans le morceau où tu peux te rendre compte que l’on se connecte enfin, qu’il réalise « ah ce n’est pas de la merde, le type est en train de jouer avec nous cette fois ». C’était l’une des expériences les plus incroyables de ma vie. »


Car la magnificence de l’art ne se trouve pas sous son côté froid et rationnel – tout du moins, pas durant sa phase de création. L’artiste qui crée n’est qu’un avec le monde. Sa conscience est indissociable de son environnement. Cet état de flux intense, la mécanisation compartimentée de la production le rend plus difficilement atteignable. C’est le cas dans l’organisation du travail – notre époque n’est-elle pas celle d’un vide de sens au travail ? – comme dans l’acte créateur :

« C’est aussi pourquoi j’aime enregistrer live. D’une certaine façon, ton subconscient est plus intelligent que ta partie consciente. Ta conscience suit des schémas et est assez lente. Ton subconscient est beaucoup plus libre et agit beaucoup plus rapidement. Je suis incapable de rattraper un objet qui tombe consciemment, seulement mon subconscient peut le faire : c’est pareil en musique. […] Si tu enregistres quelque chose en plusieurs couches, tu ne peux pas les faire dialoguer de la même manière que quelque chose réellement enregistré en live. »

Retrouver notre humanité au delà de la machine

Car c’est précisément là la tristesse de notre société dont le modèle projeté est celui du léviathan. Dans la pensée de Hobbes, puisque l’homme est lui-même une machine, alors l’Etat – la gouvernance au sens large, tout autant les gouvernements étatiques que les gouvernements d’entreprises aujourd’hui – devrait également être une machine : « Car par l’art (ndlr : l’artisanat) est créé le grand léviathan appelé République ou État, qui n’est rien d’autre qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force supérieure. […] En lequel : la souveraineté est une âme artificielle, les magistrats des jointures, la récompense et la punition qui mettent en mouvement ces jointures sont les nerfs, et tout cela s’accomplit comme dans le corps naturel. » Cette domination d’un mécanique où est absent l’émotion, est précisément ce qui engendre l’idée d’une bureaucratie déshumanisée, quand elle n’est pas celle d’un état totalitaire. Dans la perspective de l’artiste, la mécanisation se reflète comme d’une musique totalement déconnectée de son environnement, car fermée sur son aspect implacablement prévisible, invariable. Cette nécessité pour le musicien électronique de ne pas obéir à une logique déshumanisante s’est caractérisée pour James Holden par l’expérience marquante des attentats du Bataclan :

« La nuit des attentats de Paris, Camilo et moi nous jouions dans la ville. Les nouvelles sont tombées une heure avant de monter sur scène, et la police a demandé aux organisateurs de verrouiller toutes les issues, tout le monde devait rester à l’intérieur. Les organisateurs nous ont dit que nous n’avions pas forcément à jouer, mais vu que l’on voyait tout le monde en panique on s’est dit que ça pourrait aider. Et le résultat, c’est que je n’ai jamais eu une expérience comme ça. Il y avait cette impression étrange que l’on captait l’ensemble des émotions du public. (ndlr : James Holden et Camilo Tirado ont joué une musique minimaliste et improvisée, inspirée de Terry Riley, prônant une énergie positive non-orientée vers un climax narratif ou émotionnel) […] Mon instinct m’indique fortement que je dois rester pur dans cette voie. Il s’est passé quelque chose pour moi durant cette nuit, du fait de partager de la paix avec les gens, ce que j’ai envie de continuer et de ne pas salir par aucune erreur. […] J’ai presque envie de récupérer cet esprit et de l’essayer avec mon groupe, même si on joue un peu plus fort. »

Et ainsi naquit “Animal Spirits” : un album retrouvant la tension jazzistique dans le live électronique

Animal Spirits est complètement dans cet esprit-là. Le single Pass Through The Fire ou le dernier titre Go Gladly Into The Earth rappellent ces danses gnawa dans la manière dont chaque boucle avance puis recule dans la chorégraphie d’ensemble. Des morceaux comme The Beginning & End Of The World ou Spinning Dance font des références assez évidentes au jazz spirituel de Pharoah Sanders ou de Coltrane. Certains morceaux rappellent par petits interstices les textures électroniques organiques de l’album précédent The Inheritors. On pense notamment à Each Moment Like The First et The Neverending qui évoquent dans nos esprits des images de jungles luxuriantes. Le sommet de l’album est atteint sur le doublet Thunder Moon Gathering et le morceau-titre The Animal Spirits que l’on imagine déjà conclure les concerts dans un quart d’heure impressionnant. C’est dans ces deux morceaux qui s’emboîtent à merveille que l’on trouve l’équilibre le plus mature de James Holden : celui d’un artiste qui, à l’aide de son groupe, arrive à dompter l’électronique pour lui donner les plus belles couleurs du jazz.

« C’est intéressant que la technologie rende l’improvisation de plus en plus accessible aux artistes électroniques. Des albums comme celui de Hieroglyphic Being avec Marshall Allen l’année dernière, c’est l’un des albums le plus sur le fil entre le monde électronique et le monde jazz qui ait été réalisé. Cette improvisation sans séquençage, c’est juste brillant. De plus, dans notre ère moderne du capitalisme, personne n’est payé pour enregistrer de la musique. Par contre ce que tu peux produire sur scène, live, c’est ça qui a une valeur reconnue. En tant qu’artiste électronique, tu as le choix de faire semblant et de jouer un fichier .wav, ou d’essayer de créer une vraie expérience live. Les gens payent toujours pour aller en concert car ils veulent l’expérience derrière cela. »

Ce nouveau chemin électronique, celui de cette réconciliation avec le live, la présence scénique, n’est pas la seule histoire du label dirigé par Holden, Border Community. Comme il le précise, c’est le chemin offert par la technologie en général. Un jour, les automates crées par l’homme ne se contenteront plus de mimer le vivant, mais seront dotés d’une conscience. C’est le chemin inévitable de l’intelligence artificielle, même si il prendra plus de temps que ce qu’on le laisse parfois suggérer. Qu’adviendra t-il d’une société régie par un léviathan réellement conscient et intelligent ? Humaniser nos machines nous permettra t-il de nous humaniser en retour ? On rentre ici dans le champ de la science fiction et de la futurologie. On révérait en tout cas de voir James Holden improviser sur scène avec une intelligence artificielle qu’il aurait lui-même conçue.

Hobbes Leviathan