On ne pouvait pas envisager cette longue série d’articles sur le dialogue culturel sans aller recueillir l’avis d’Auntie Flo. L’artiste de Glasgow rayonne au sein de la scène électronique britannique en n’hésitant pas à aller à la rencontre d’autres cultures, et en multipliant les projets avec son label Huntleys & Palmer. Nous sommes donc allés le rencontrer aux dernières Nuits Sonores, alors qu’il présentait son nouveau projet Sun Ritual. Ce show conduit avec Esa Williams s’est avéré réellement bluffant dans la désormais défunte Halle 3 du Marché de Gros.

Nous avons ensuite revu Auntie Flo quelques mois plus tard lors du Dimensions Festival, dont nos photos accompagnent cet article. Sa Boat Party et la Beach Party dont il était l’aimable curator nous évoquent nostalgie et regrets d’un été déjà lointain. Aux côtés de Matias Aguayo et non sans compter le warm-up endiablé de son ami Andrew, il a enflammé les festivaliers croates en nous présentant la richesse de son projet Highlife. Notre conversation avec Auntie Flo revient sur Glasgow et l’écosystème culturel britannique, avant de s’enfoncer plus profondément dans la thématique des fusions culturelles. Un portrait qui conclut une problématique débutée en début d’année avec James Holden.

Auntie Flo picture by Bastien Perroy

Highlife Boat Party Dimensions 2016.

“Quand tu viens à Glasgow, tu leur dois le respect.”

Je sais que c’est l’approche traditionnelle des médias à l’égard de ta perspective mais on va commencer par là. Comment pourrais-tu définir la complexité de ton identité ? De grandir à Glasgow, un écosystème assez unique, d’être influencé par de la musique qui vient de nombreuses régions du monde. Comme artiste, as-tu seulement l’envie de définir une identité ?

Je pense qu’aucun artiste ne voudrait réellement devoir définir son identité, en tout cas au niveau sonore. C’est quelque chose qui intéresse avant tout les journalistes. Un artiste, c’est quelqu’un qui par essence puise son influence dans l’ensemble de son environnement, et qui le transcrit dans le langage musical. Au fur et à mesure que tu grandis, tes intérêts changent ou se développent. Cela finit forcément par avoir un impact sur ta musique, l’enrichir, la rendre plus complexe. L’important c’est d’aller de l’avant, de ne pas rester statique. C’est ici le cas avec le set que nous présentons pour les Nuits Sonores, qui est nouveau. L’idée de collaboration m’attire particulièrement car c’est un territoire où tu te renouvelles en tant qu’artiste . Tu ajoutes de nouvelles perspectives à ton signature sound. C’est une belle façon d’aller de l’avant, de rester en évolution constante.

Mais en tant qu’artiste ? Est-ce facile pour toi de te dire que tu représentes une ville, un pays, une scène particulière ?

D’un côté, je ne pense pas que l’endroit dont tu es originaire soit vraiment importante pour ta musique – par essence, l’expression musicale passe par un prisme personnel. Mais d’un autre côté, je suis fier de venir de Glasgow. La ville m’a beaucoup apporté vis-à-vis de ma musique. J’étais fasciné par le son de Glasgow tout autant que j’étais fasciné par le son qui venait de l’extérieur. Les choses que tu pouvais entendre sur des radios ou plus tard sur internet. Je suis fier de venir de Glasgow parce que c’est une ville ouverte quand il est question d’influences musicales. Un panel très diversifié de genres, de labels et de groupes évoluent au sein de la ville. Je me rappelle assez précisément que quand j’ai commencé à faire de la musique à l’adolescence, la ville avait une identité musicale très forte. Cette identité n’avait alors pas l’air de vraiment s’exporter en dehors des frontières de la ville.

La ville ressemble un peu à une île quand tu compares à ce qui se développe dans les environs, notamment à Manchester et à Sheffield, n’est-ce pas ?

Manchester et Bristol étaient les deux villes principales en Angleterre pour la musique à cette époque. À Bristol tu avais le trip-hop et Massive Attack, à Manchester tu avais la vibe « Madchester » avec des groupes comme New Order et des endroits comme l’Hacienda. À Glasgow, il y avait également une forte identité musicale, mais elle ne me semblait pas être de premier plan. C’est particulièrement agréable ces dernières années de se rendre compte que Glasgow brille de plus en plus, et que les musiciens de notre scène s’exportent de mieux en mieux. En plus de ça, j’ai aussi l’impression que les artistes de Glasgow savent ce qu’ils font – on ne cherche pas à juste copier ce qui a été fait ailleurs ou dans d’autres époques.

En tant qu’étranger ayant vécu au Royaume-Uni, ce qui m’a frappé dans le circuit électronique de Glasgow, c’est la ‘localité’ des musiciens qui passent dans de nombreux clubs et la principale warehouse de la ville. Comparé aux autres villes du Royaume-Uni qui ont une programmation très standardisée, j’ai eu l’impression que c’était la ville la plus fière de son identité aujourd’hui.

L’idée de respect est très importante dans la scène musicale de Glasgow. Nombreux de sse acteurs sont actifs depuis une vingtaine d’année. Quand tu viens à Glasgow, tu leur dois le respect. Et c’est très important qu’on continue à pousser les choses vers l’avant, car quand tu es en immersion dans cette scène, tu te rends compte qu’il y a un savoir incroyable. Si tu as 16 ou 17 ans et que tu commences à t’investir dans l’électronique, tu as besoin de comprendre ce qui a été fait avant. Glasgow a un esprit d’indépendance qui coule dans les veines des gens ici. C’est très libéral-socialiste, basé sur un esprit de communauté, diamétralement opposé à la culture londonienne, aux médias londoniens, aux canaux britanniques principaux.

Pour moi, cela ressemble beaucoup au Sheffield des années 80 : ce mouvement « de gauche », cette culture punk, contre l’hégémonie londonienne. Penses-tu que dans le cadre de Glasgow, c’est intimement lié à un « esprit écossais » ?

Oui définitivement. Il y a plusieurs interprétations possibles à l’esprit écossais. Glasgow a sa propre vision de cette identité, qui est très différente de la définition que l’on te donnera à Edimbourg ou Aberdeen. Edimbourg est beaucoup plus centrée sur l’histoire écossaise, sur la tradition écossaise. Edimbourg a massivement voté pour l’indépendance alors que Glasgow a voté contre.

En dehors de Dundee, toutes les grandes villes écossaises ont voté contre l’indépendance. Tu as une attitude très DIY, pas uniquement dans le domaine des arts, mais aussi dans la manière dont tu conduis ta vie. Il y a une opposition radicale entre Glasgow et Londres, et c’est quelque chose qui se transcrit dans nos deux cultures musicales.

Plus dans l’attitude de création et la manière de faire que dans une analyse des sonorités, non ?

Oui je pense aussi. L’approche, c’est fondamental. Comme je l’ai dit, tu dois apprendre des anciennes générations. Ne serait-ce qu’activement fréquenter la vie nocturne à Glasgow, de sortir s’amuser, tu peux en apprendre énormément. C’est en tout cas une influence pour ce que je fais.

Un exemple très concret de ça : les fêtes à Glasgow doivent se terminer vers 3 heures du matin. Tu n’as pas tant de temps que ça pour écrire ta fête, du coup ça crée un dynamisme, une énergie particulière.

Dans les autres villes, ou même à Berlin, tu n’as pas cette idée du crescendo obligatoire car la fête va bientôt se finir. Et ça, ça peut avoir un impact énorme sur la manière dont tu écris ta musique.

Je trouve que la particularité de Glasgow n’est pas uniquement d’affirmer sa différence, mais de la valoriser comme quelque chose de très concret. Notamment avec la warehouse SWG3, qui passe principalement des artistes locaux.

C’est un cas très intéressant cette warehouse. Je me rappelle quand elle était encore illégale. Certaines soirées étaient horribles parce que les toilettes étaient juste dégueulasses (rires). C’étaient des vrais raves. Des gens sont intervenus pour légaliser le projet. Désormais, le lieu fait aussi office de studio d’artistes, tout en développant l’espace club. C’est devenu un lieu artistique, important pour une communauté. On a des salles de concerts très différentes, et les gens de Glasgow vont voir beaucoup plus de concerts que dans les autres villes du Royaume-Uni. J’ai pu constater ça dans les 15 dernières années, je trouve ça vraiment fascinant.

Picture by Bastien Perroy.
Photo d’une des oeuvres de street-art symbolique de Glasgow lors de l’un de nos passages nocturnes en ville.

“Une rave est censée subvertir les lois en place, c’est son essence même.”

Je pense que c’est particulièrement intéressant par rapport au changement de génération. Les jeunes de 20 ans n’ont pas connu la culture rave. D’un côté, la musique électronique est devenue une culture populaire, maintenant que plus jamais, mais de l’autre on a perdu l’esprit d’aventure et de curiosité qui venait des années 90. Particulièrement depuis 1994 et la loi anti-rave, qui a forcé toutes les structures à se légaliser. Qu’est-ce que tu en penses ?

C’est intéressant … Il y a eu récemment cette citation du gars qui gère le Bloc Festival qui évoquait ça. Il a dénoncé le fait que la culture rave était en train de mourir. Les « raves » actuelles sont si sécurisées et aseptisées que l’on en a perdu l’esprit originel. J’ai trouvé ça un peu hypocrite venant de sa part, car le Bloc Festival est une rave assez commerciale. Il est lui-même dans le système qu’il dénonce, et s’en plaint. Oui, les raves et la techno se sont commercialisées.

C’est devenu un élément de consommation.

Oui. Quand la techno et les raves ont commencé, c’était quelque chose de tourné vers le futur. Ce n’était pas vraiment pensé comme quelque chose devant être apprécié par les masses. Cette déclaration artistique, c’était le fondement de cette musique. Une rave est censée subvertir les lois en places, c’est son essence même. Les clubs et les festivals ont cannibalisé ça pour produire des concepts commerciaux très attractifs. Et dans leur domaine, on peut même dire que c’est bon, car ils se concentrent sur l’expérience, sur les visuels. Parfois, il y a un travail énorme là-dessus. Ce qui manque vient du fait que, comme tu l’as dit, tout est aseptisé et édulcoré. On manque de cette impression de « greatness », qui donnait un caractère unique à ces raves : cette impression que tu es dans un endroit interdit, en train d’écouter une musique que tu ne comprends pas totalement. Même la musique n’était pas aussi fonctionnelle que celle d’aujourd’hui.

En tant que DJ, je sais comment parler aux masses. Il suffit de couper les basses et d’ajouter un kick pour obtenir une réaction de la foule. C’est ton boulot, tu dois le faire, et si tu ne le fais pas tu es remplacé par un autre DJ. C’est de là que vient la scène EDM et son caractère convertible, éphémère. Car l’objectif est d’obtenir un son fonctionnel, à un niveau presque mathématique.

C’est bluffant à quel point c’est pensé pour communiquer une certaine histoire à ces foules, avec tous ces bas, ces hauts, et le rush d’adrénaline.

Est-ce qu’il manque la partie artistique ? Artistique dans le sens : montrer d’autres chemins. Artistique dans le sens social et politique du terme.

Peut-être, mais je ne veux pas être trop critique. Je le vois vivre et j’essaye de le comprendre, mais je ne veux pas trop le critiquer, même si je ne l’apprécie pas. J’admire même le travail de production qu’il y a derrière, la manière dont ces artistes arrivent à obtenir une réponse aussi simpliste et émotionnellement puissante du public. Si l’on parle de mon environnement initial, de Glasgow, tu devais travailler pour arriver à ça. Musicalement, tu étais récompensé si tu arrivais à construire ton savoir sur ce qu’est la musique. Tu étais récompensé quand tu attendais la fin des sets, car les fins étaient les meilleurs moments. J’ai l’impression qu’en allant à un concert d’EDM, tu es récompensé immédiatement. Et tu continues d’être récompensé encore et encore. Mais où est-ce que ça t’emmène ?


La première sortie d’Auntie Flo possède un clip qui vous rappellera notre photo-reportage à East London.

“Comprendre la musique d’un autre pays, c’est commencer à comprendre la culture générale de ce pays.”

C’est particulièrement intéressant dans l’environnement britannique. Aucun genre aussi hégémonique que la techno n’est apparu ces dernières années. De nombreux artistes ressentent le besoin d’aller à la rencontre d’autres cultures pour expérimenter de nouvelles choses, ce qu’on appelle grossièrement la « world music ». Durant les portraits que j’ai réalisé dans des endroits comme l’Amérique latine, je me suis rendu compte que nombre d’entre eux étaient assez sceptiques vis-à-vis ce dialogue. Certains peuvent voir ça comme quelque chose de très néocolonial. Particulièrement parce que ta musique est très curieuse, comment tu voies cette problématique ?

C’est une question intéressante et que je rencontre très souvent. Je pense que la réponse évidente à ça, c’est qu’il faut être très prudent vis-à-vis de ce que tu fais. Tu dois être très respectueux, c’est le premier facteur.

Quand tu collabores, tu dois comprendre où tes collaborateurs veulent aller. Tu as besoin de communiquer avec eux sur l’idée du projet, sur sa finalité. J’ai réalisé de nombreux projets en Afrique et à Cuba. En Ouganda par exemple, j’ai eu l’impression que c’était une relation très équilibrée. J’ai appris beaucoup de ces musiciens, et je pense que c’était réciproque. J’ai eu l’impression qu’on comprenait tous ce que l’on était en train de faire.

Ils jouaient des instruments traditionnels mais ils étaient très curieux sur la musique électronique. Ils étaient curieux de réaliser quelque chose de nouveau avec leur son. Là où je suis très passionné sur ce sujet, c’est que je crois réellement qu’il existe une plateforme pour ces fusions. Peut-être que les artistes craintifs à ce sujet ont peur d’être résumé à leurs racines. Alors qu’il existe un équilibre à trouver dans tout ça. Certaines poches culturelles sont complètement nouvelles, comme la scène gqon en Afrique du Sud. C’est vraiment une musique futuriste, très ghetto, qui ne pouvait naître que dans cet environnement. Tu peux argumenter que c’est une bonne chose qu’ils aient l’occasion de s’exposer au reste du monde, comme tu peux argumenter que ça peut être très colonialiste, car tu es quelqu’un qui n’est pas de la scène, et qui vient pour en extraire certaines idées – avec le danger d’exprimer une forme de « ceci est de l’exotisme qui vient d’un endroit très éloigné du monde, enrobé d’une certaine façon ».

Quand j’étais à Santiago, j’ai rencontré Vicente Sanfuentes. Pour lui, l’élément le plus important vis-à-vis de cette plateforme de dialogue culturel, c’était de comprendre les différents arcs narratifs des uns et des autres, plus que leurs esthétiques. Et c’est intéressant car James Holden m’a expliqué presque exactement la même chose, à plus de 10 000 kilomètres de là. L’arc européen est centré sur l’idée de climax, d’orgasme. Ce n’est pas comme ça – ou au moins de manières différentes – dans d’autres parties du monde.

Je suis d’accord, et je pense que c’est ce que je définissais en parlant de « respect ». Des exemples offensants, j’en ai vus.

Sur Ableton, tu peux acheter une bibliothèque « afro sample ». C’est quelque chose de très dangereux, car on dissocie totalement l’esthétique de la narration, et on l’affirme.

Ce qui me parait également intéressant dans ce débat, c’est de voir la différence du rôle de DJ vis-à-vis du rôle de producteur. Un DJ est autorisé à voyager aux quatre coins du monde et de jouer des choses qui viennent de partout. La partie créative du travail de DJ est de mixer ces différents éléments, de mixer les différentes narrations. Le rôle d’un producteur est lui beaucoup plus compliqué. D’abord, il faut comprendre l’importance de la culture du sample qui nous vient des années 80. Ça a été justement statué comme une forme d’art en elle-même, et le hip-hop en a découlé. Le sampling existe, et ça ne va pas s’en aller. Tu pourrais argumenter qu’une grande quantité de musique a été réalisée avec cette culture du sampling, ou alors s’approprie des idées qui viennent de ces samples. Ça a aussi à voir avec l’écart de richesse entre les pays, notre histoire avec le colonialisme, et cela devient de plus en plus complexe. Je ne connais pas la réponse parfaite à tout ça, je ne sais pas s’il y en a une.

D’une certaine façon, cette culture du sampling se transcende actuellement. Si tu prends une 808 ou une 909, elle a une définition complètement différente en fonction de l’endroit où tu l’emploies. Au brésil, ça peut être de la funk carioca, alors qu’aux Etats-Unis ça va être du R&B. On donne une signification différente à un même son, ce qui est quelque chose d’assez similaire à la culture du sampling.

Bien sûr, et la 808 est un parfait exemple de ça, car elle a la réputation d’être une des meilleures machines. Quand tu as le meilleur, pourquoi voudrais-tu quelque chose de différent ? Tu ne dois pas oublier que la 808 est une boîte à rythmes. Un sample est quelque chose d’un peu différent, car le mode d’expression est basé sur une méthode un peu différente. Tu peux être réellement créatif avec un sample, car tu peux augmenter le pitch dramatiquement, tu peux en faire quelque chose de complètement différent.

N’est-ce pas en train de devenir de plus en plus compliqué de faire du storytelling puisque tout est mixé ? Comment est-ce que l’on peut garder la capacité à raconter une histoire crédible, unique ?

Oui, mais c’est une histoire en elle-même, d’être mixé. Et c’est la chose qui me passionne tant. Avec notre projet Highlife, l’idée même est de déconstruire les barrières, de mixer les choses. L’aspect créatif de ça, c’est être capable de DJ dans la narration de la nuit – autrement dit de créer une fête. Le problème que tu peux avoir, c’est quand tu prends certaines musiques et que tu ne les joue pas avec suffisamment de respect pour les différentes cultures. Mais je ne pense pas que ça soit un gros problème, car on revient à la définition-même de ce qu’est être un DJ, comme je l’expliquais plus tôt. En terme d’identité, et ça revient à ce que l’on disait au tout début, la plupart des artistes dans le monde ne font pas de la musique pour représenter de manière consciemment active la culture de leur pays. Ils créent de la musique car ils le sentent bien, ils sont excités à l’idée que leur forme d’expression puisse être jouée à l’autre bout du monde dans un club. C’est merveilleux pour eux. Si quelqu’un au Pérou joue ma musique, je serai complètement ravi, excité.

L’élément clé de tout ça, et ce pourquoi on devrait être plus dans une réflexion positive, c’est que la musique peut être une porte d’entrée vers d’autres cultures. Explorer la partie musicale d’une culture, c’est aussi créer des liens avec des gens qui viennent d’un environnement – d’un monde – complètement différent du tien. Comprendre la musique d’un autre pays, c’est commencer à comprendre la culture générale de ce pays. Et c’est peut-être là l’élément le plus merveilleux et puissant en musique.

Prends par exemple la culture du Moyen-Orient. Tu n’as aucune implantation de cette musique et de cette culture au Royaume-Uni alors que en France les choses m’ont l’air beaucoup plus mixées. Et j’ai l’impression qu’au Royaume-Uni, cela crée une grosse barrière, car les seules informations qui nous parviennent sont celles concernant les différentes guerres. Tu grandis en te sentant complètement ignorant de cette culture. Cette ignorance, pour certaines personnes, c’est ce qui conduit à ressentir de la peur, cette peur irrationnelle de l’inconnu, qui mène aux problèmes mondiaux en fait. J’ai l’impression que je m’emporte un peu. (rires)

Auntie Flo. Picture by Bastien Perroy.

Auntie Flo, picture by Bastien Perroy.
Auntie Flo proposant l’un des meilleurs moments du Dimensions avec sa beach-party Highlife.

“C’est intéressant de savoir ce qu’il peut y avoir derrière un album, mais ça peut aussi être un piège.”

Mais d’une certaine façon, n’est-ce pas ici l’idée d’être alternatif par rapport à ce qui est en train de se passer actuellement en Europe ? Partout nous avons peur de ce qui est présent en dehors de nos frontières, que ce soit les réfugiés ou les autres civilisations. As-tu l’impression que ces deux mouvements – l’un qui chercherait à ouvrir des portes et des plateformes d’interaction, et l’autre qui prônerait la fermeture sur nous-mêmes – sont de plus en plus opposés ?

Tu peux le voir de cette façon. Tu peux voir comme les mouvements de droite et de gauche se radicalisent progressivement, et l’expression politique qui tend à être de plus en plus polarisée. En tout cas, c’est ce qui est en train de se dérouler au Royaume-Uni. Et cela interagit avec tout, des guerres aux différentes récessions. Un peu comme si les gens devaient faire un choix, choisir leur camp. Je ne sais pas, je ne suis pas non plus un spécialiste.

Mais est-ce que l’on pourrait imaginer de la techno skinhead par exemple ? Est-ce quelque chose qui est déjà arrivé ? La techno, c’est un truc de gauche ?

C’est une question compliquée, mais si tu regardes les origines de la scène, cela vient énormément des gays et des blacks.

Alors même que l’on voit l’homophobie s’installer dans la scène électronique, avec Ten Walls par exemple.

Oui, c’est aussi la personne que j’avais en tête. C’est intéressant d’ailleurs car tu vois la scène progressivement s’autogérer. Mais combien de personnes pensent exactement la même chose et ne le disent pas ? Il y a eu des rumeurs, j’ai entendu des noms, des producteurs techno qui seraient un peu fascistes. En terme d’audience, j’aurai du mal à dire que c’est plus quelque chose de gauche ou quelque chose de droite. Car c’est quelque chose de populaire, tout le monde écoute de la musique électronique.

Reste qu’au début il y avait un message politique, et que cela devient de plus en plus flou.

Je pense que les producteurs en général ne veulent pas de ce message politique. C’est un chemin qu’ils ne veulent pas prendre car ils vont être catégoriser comme tel.

Tu penses qu’on le paye artistiquement ? De laisser la politique faire fleuve dans ta musique ?

Sûrement car il y a un problème de branding. Les gens vont croire que c’est la chose qui est derrière la musique. Comme je l’ai dit au début, la plupart des producteurs de musique voient la musique comme une forme d’expression, un art. Pas comme quelque chose d’aussi catégorisé. C’est intéressant de savoir ce qu’il peut y avoir derrière un album, mais ça peut aussi être un piège. Je pense que cette idée d’interaction entre politique et musique, c’est plus le problème de ce que tu fais de la tribune que tu obtiens une fois que tu es un artiste. Certains artistes se sentent vraiment responsables, puisqu’ils disposent de cette plateforme précieuse pour communiquer avec les gens. Ils s’en servent pour partager des idées politiques. C’est aussi retrouver un sens derrière ce que tu fais, car tu te bats pour quelque chose, pour un changement.

Mais cette idée de l’expression politique me parait quelque chose à différencier de l’expression sociale. Par exemple, la musique industrielle telle qu’elle a été écrite dans le nord de l’Angleterre était plus une forme d’expression sociale que politique, même si la frontière est floue. C’était un témoignage de cette région, des industries en ruine, de ce sentiment d’abandon qui pouvait envahir certains lieux. Ça n’a pas l’ambition d’être aussi affirmatif qu’une expression politique. L’objectif, c’est de témoigner d’un environnement social.

Je pense qu’il y a plein d’exemples de cette nature, et c’est une bonne chose pour la musique. Car c’est influencé par tout ce qui t’entoure, ça peut aussi être un moyen de témoigner de son environnement. Glasgow est un bon exemple de cette idée, puisqu’il s’agit d’une ville assez pauvre.

Cela veut dire que la créativité est ce qui survit, quand tout le reste est en déclin. L’expression artistique est à la portée de tous – en prenant un instrument, en faisant quelque chose de créatif. Tu as cet outil pour exprimer toute la merde qui a lieu. C’est quelque chose de particulièrement intéressant quand tu compares la musique avec d’autres formes d’arts. Certains arts ont besoin d’argent public, d’autres formes d’arts ont une méthode de création et de développement plus DIY. Et ces formes d’arts-là peuvent se perpétuer bien au-delà de leurs frontières.

“On a demandé un studio et plusieurs dates sur Cuba.”

Est-ce la force principale de musique aujourd’hui ? D’être une forme artistique particulièrement libérée ? De ne pas avoir besoin d’argent pour la créer, depuis la dernière révolution numérique ?

Oui, et c’est la première chose qui m’a attiré vers la musique. Cette liberté que tu peux avoir, cette capacité que tu as de pouvoir assurer tous les maillons de la chaîne. Je suis très indépendant dans la manière dont je fais des choses. J’ai mes propres soirées, je gère mon propre label, et j’en ai un second avec un ami. On essaye d’être aussi indépendants que possible dans la manière dont on prend des décisions. Chaque centime que nous générons – même si nous n’en générons pas tant – nous l’avons fait en dehors de l’industrie en place. Tout ça a pu se faire grâce à une communauté de gens issus de lieux très différents, partout dans le monde.

Et tu peux vivre ta vie en faisant ça, en entretenant une communauté mondiale. C’est quelque chose de merveilleux avec la musique. Ça serait plus compliqué à réaliser avec d’autres formes d’arts.

Tu as juste besoin d’une connexion internet, c’est ce que l’on a réalisé au Chili par exemple. On ne s’est pas vus en studio, on s’envoyait des idées musicales par internet.

Tu n’as jamais eu peur qu’il manque une certaine forme de connexion ?

Non je n’avais pas peur. Avec notre connexion au Chili, on a hébergé un mix sur notre site Huntleys Palmer, d’un artiste basé à Santiago du nom d’Adega. Il travaillait notamment avec Cómeme et Matias Aguayo. J’ai écouté son mix, et à un moment j’ai flashé sur un morceau. Je lui ai donc demandé de qui était cette track, et il m’a dit que c’était un morceau d’un de ses amis d’enfance. Il s’agissait de Alejandro Paz.

Lire aussi : Rencontre en studio avec Alejandro Paz, l’enfant punk-house du Chili.

A ce moment-là il allait en Europe. Il a fini par passer en Ecosse car on l’a booké pour une soirée Highlife et nous avons sorti son morceau « Callejero ». On a construit cette connexion comme ça, purement basée sur un coup de foudre entre deux artistes situés à 12 000 km l’un de l’autre. Si je vais à Santiago, j’irais probablement chez lui. Quand il était en Ecosse, Alejandro est resté chez Andy et a même passé le repas de Noël avec les parents d’Andy. Toute cette histoire est partie d’une sensation que j’ai ressentie à un moment donné d’un mix de 60 minutes. Je trouve ça fantastique.

Auntie Flo et Matias Aguayo au Dimensions 2016. Picture by Bastien Perroy.
Auntie Flo et Matias Aguayo ont une vision similaire du dialogue culturel.

C’est un très beau effet papillon effectivement. Et c’est particulièrement intéressant car si l’on compare Glasgow à Santiago, il y a une approche assez similaire à la musique. Pas vis-à-vis du son évidemment, mais concernant l’approche. Il y a ce même esprit DIY commun aux deux scènes. C’est intéressant de voir qu’une connexion culturelle peut aussi naître à partir d’une similarité d’approche, et pas uniquement d’une similarité culturelle. C’est quelque chose que tu essayes de développer au travers de tes projets ? D’aller rencontrer de gens de cultures différentes mais avec une même façon de concevoir la musique ?

Je ne sais pas si c’est quelque chose que j’essaye de développer consciemment. Je vais de l’avant, je fais mes projets, et les opportunités se présentent. Il y a sûrement un peu de sérendipité dans tout ça, ainsi que d’être aux bons endroits aux bons moments. Quand tu commences à avoir cette démarche, ça devient quelque chose de tentaculaire. Ces tentacules vont s’étendre naturellement à de nouvelles personnes, de nouveaux projets vont apparaître sur leurs trajectoires. Si cela m’amène à me rendre à des endroits fous alors cette idée m’excite particulièrement. Je suis vraiment ouvert à ça. Nous étions vraiment chanceux de pouvoir aller à Cuba ! On a joué à Malawi, au festival « Lake of Stars » (ndlr : un festival qui a lieu chaque année sur les berges du troisième plus grand lac d’Afrique). Nous avions été programmés car on est écossais et ils voulaient vraiment un groupe qui venait d’Ecosse – et un pas trop cher (rires). On y est donc allé, on y a joué, et un an après, une des organisateurs du festival qui travaillait pour l’ambassade britannique a été déplacé à Cuba. À cette époque, Cuba était en train de créer un « world festival », ils sont donc rentrés en contact avec l’ambassade britannique et cette personne qui nous avait vu jouer nous a recommandés.

On a reçu un mail qui nous proposait de venir jouer à Cuba, et on s’est rapidement posé la question de comment tirer parti de cette opportunité d’aller là-bas. On a demandé un studio et plusieurs dates sur Cuba. On a obtenu un studio pour deux jours. Quand on est arrivé sur place, on a commencé à rencontrer d’autres musiciens. Ils nous ont vus jouer et on les a invités à venir au studio.

On ne savait même pas qui allait vraiment venir. On a accueilli pas mal de musiciens, et on a pas trop réfléchi à ce que l’on allait faire. C’était très libéré, très instinctif. On se foutait de ce qui allait en résulter à ce moment-là, même si on a été très contents d’avoir des tracks à sortir de ses sessions.


Un des morceaux enregistrés dans le studio cubain. On vous recommande cet article de Stamp The Wax qui détaille le processus de création.

C’est intéressant car au final tu te rapproches de cette définition de la production – du producteur – un peu oldschool : quelqu’un avec une culture musicale très étendue, et très curieux de tout ce qui peut se faire ailleurs. Avec la révolution technologique, la définition d’un producteur s’est peu à peu isolée, la personne est devenue centrée sur elle-même avant tout.

Je me sens vraiment chanceux d’être dans une position qui permet ça. Je connais d’autres musiciens qui ne peuvent pas, comme ceux de la scène gqom dont on parlait avant. Ces gars ne sont pas dans une position qui leur permettent de voyager. On est en train de parler d’esprit DIY mais pour être honnête je dois aussi te dire que ce qui nous a permis d’aller à Cuba, c’est aussi de l’argent publique. L’industrie musicale ne pouvait pas subvenir à cette envie.

De l’argent publique britannique du coup ? C’est surprenant par rapport à tout ce que l’on dit de la relation entre gouvernement publique et financement des arts ?

Oui je comprends. Il y a un peu d’argent en circulation. Est-ce juste ? Je ne sais pas, mais en tout cas c’était nécessaire quand on a fait ce projet. Est-ce que ça veut dire que la scène à Cuba va grossir jusqu’au point où les gens peuvent faire venir des musiciens, et être auto-suffisants, de la même manière que nous ? On verra bien. Mais c’est une problématique compliquée. Aux Etats-Unis, de nombreux clubs doivent être financés par des gens qui ont un gros capital personnel. Et par moments, ce financement n’est pas forcément le plus légitime qu’il soit.

Est-ce que tu prendrais le risque de penser à ce qui peut en advenir dans 10 ans ? Ce processus d’échange d’idées culturelles ?

Je ne sais pas… Va-t-on finir par connaître la troisième guerre mondiale (rires), ou va-t-on trouver un moyen de communiquer tous ensembles ?

As-tu l’impression que c’est en train de devenir de plus en plus complexe ?

Je ne sais pas si c’est vraiment en train de changer, surtout dans le domaine des arts. Mais ce qui est sûr c’est que le monde devient de plus en plus peuplé, et que l’état de fait d’une hégémonie culturelle américaine est en train de se ternir.

Peut-être qu’on va voir les gens voyager davantage, et peut être que ça va donner lieu à de nouveaux genres musicaux. Je suis pratiquement sûr de ça. On verra de nouvelles scènes, de nouveaux genres. Les gens n’ont à la bouche que le fait qu’il n’y a pas de nouveaux genres musicaux, mais moi, j’en découvre en permanence.

La différence, et ce sur quoi s’arrête les gens, c’est qu’il n’y a plus rien d’hégémonique. Tu peux le voir sur tous les derniers « genres » importants, comme l’IDM au début des années 2000. Ou alors c’est très localisé, et quand on parle du grime avec une perspective française on s’en rend compte.

Oui, je vois ce que tu veux dire, car c’est plus tourné sur l’idée de sous-genre. Mais il y a quand même cette idée d’une progression naturelle. Le grime est un peu comme le gqom, c’est une poche musicale géographique. C’est bien quand ça a lieu, car c’est très local et ça veut dire quelque chose des gens qui vivent cette scène. C’est une communauté de gens qui vont dans la même direction. Si je dois analyser ma position en tant qu’acteur de tout ça, j’aurai du mal à faire un son qui ait quelque chose de géographique. Je voyage énormément, et j’ai également l’impression de voyager au travers des genres. C’est l’avantage d’appartenir à la classe moyenne peut-être (rires). Il y a tout un sujet ici sur la relation entre classe sociale et processus de création.

Auntie Flo. Picture by Bastien Perroy.

Toutes les photos de cet article sont de Bastien Perroy.