On avait découvert Glass via le premier volume de la compile Musique Ambiante Française, sortie fin 2017 sur Tigersushi. Une initiative partie de l’idée d’un split EP entre eux et Apollo Noir, sur le label duquel ils ont sorti l’EP L.U.C.A. début avril, au beau milieu du confinement.

Car Glass a su profiter du temps étiré de 2020 pour produire deux EPs, l’un chez Santé Records donc, et l’autre sur le label florentin Ooh Sounds. Additionnant les connexions transfrontalières, on a aussi pu les retrouver sur plusieurs compilations caritatives, notamment la superbe compile berlinoise XquisiteForce.collection / 01 de SFX, mais aussi celle du label londonien Loose Lips, In aid of Ruff Sqwad Arts Foundation.

On les a rencontré chez eux à Caen pour discuter de leur processus de production, des différentes strates entre le son club et la musique expérimentale, et de l’état des scènes françaises et européennes. Petit bonus en prime, on leur a demandé de nous faire une playlist des différents artistes qu’ils suivent et soutiennent en ce moment :

Salut Glass ! Vous avez sorti deux EPs cette année, le premier début avril et le second en septembre. Est-ce que l’année 2020 a été bénéfique sur le plan productif pour vous ?

Oui le confinement a sans doute un peu aidé, car on a l’habitude d’avoir cette double vie en travaillant le jour et en faisant du son le soir ou la nuit, alors que là on a eu plus de temps disponible pour créer. Notre premier EP L.U.C.A. avait été produit avant, mais il est sorti pendant le confinement. Côté promo on s’est posé pas mal de questions à ce moment-là, parce que sortir un disque en plein confinement c’était une situation nouvelle. On pouvait pas avoir de pressage physique par exemple, donc la sortie semblait un peu moins tangible.

Est-ce que vous pouvez me parler de votre collaboration avec le label Ooh Sounds pour le deuxième EP que vous avez sorti en septembre ?

OOh est un label qu’on adore, ç’a été une super belle rencontre avec Pardo qui gère le label. C’est un type de Florence assez incroyable qui a une longue carrière dans la musique derrière lui, on a été assez étonné de découvrir quelqu’un dans l’électronique qui est né dans les années 60. On bosse aussi avec l’artiste italien Lorem en ce moment : il travaille avec une intelligence artificielle pour créer un clip issu de l’EP. Il a pris la pochette de l’EP comme point de départ pour le clip en utilisant le machine learning : il donne à l’IA des données visuelles et musicales pour qu’elle apprenne d’elle-même et se mette à créer ensuite.

L’enjeu là-dessus, c’est aussi de savoir qui est propriétaire de la data, et si en travaillant de manière scientifique ton geste peut être artistique quand même.

Quand on a mis les données visuelles dans le réseau neuronal qui permet à l’IA d’apprendre à créer, on a pris plein d’images différentes : il y a par exemple le travail d’un tatoueur italien dont a pris une centaine de dessins qui constituent la base de données sur laquelle l’IA se base pour apprendre et reproduire, générer quelque chose de nouveau. On trouvait ça pertinent de prendre un tatoueur, d’utiliser quelque chose dessiné à la main qui soit au final transposé dans le processus de deep learning de la machine. 

Vous jouez sur ce dyptique entre le côté manuel et le côté numérique ?

Oui en gros ! Là où on est super contents du résultat, c’est dans le langage esthétique qu’on a réussi à créer, notamment avec l’utilisation de la 3D et du morphing. Ce qui est aussi intéressant et bizarre à la fois, c’est que le résultat à l’image ne donne pas l’impression d’un truc dystopique ou futuriste, mais plutôt de quelque chose de très humain, de manuel. Glass 3 Adrien Melchior.Comment gérez-vous la frustration de ne pas pouvoir présenter l’EP en live ?

Je pense qu’on s’est un peu fait une raison là-dessus. On a eu des dates annulées au début et puis après avoir vu certaines dates annulées plusieurs fois, on a arrêté d’en chercher et on prend notre mal en patience en ce moment. On a pas encore eu le temps de déployer une identité live, car ça demande vachement de taf de trouver une formule qui corresponde bien à ton projet. Après c’est sûr qu’on en est à un stade où on aimerait en développer une.

Pour revenir sur la conception de votre EP, j’ai lu que vous aviez tendance à travailler séparément avant de réunir vos travaux respectifs ?

Pour crY on a beaucoup bossé séparément vu qu’on était confinés. On bosse toujours à distance, c’est une habitude qu’on a pris car les choses prennent du temps, donc on reste en perpétuelle discussion tout en faisant les choses séparément. Aussi parce qu’on a pas les mêmes méthodes de travail, ce qui fait sûrement un peu aussi notre son. L’un de nous deux a l’habitude de travailler avec du matériel physique et des machines, là où l’autre va plutôt bosser sur du software.

Pourquoi titrer l’EP crY ?

On a pris un des morceaux de l’EP comme titre, peut-être parce que c’était celui qui ressortait le plus à nos yeux. Il y a beaucoup de choses qu’on a explorées dans ce disque qui se retrouvent sur ce titre. Et crY était aussi un des premiers noms du fichier de travail du morceau. Je pense que pleins de gens font ça : mettre des noms un peu random qui finissent pas devenir les titres de leurs tracks. Mais tu réfléchis quand même un peu quand tu mets ces noms, parce qu’ils peuvent finir par titrer les morceaux justement. C’est aussi un nom qui clashe avec l’esthétique très digitale de la pochette, on aime bien ce contraste. On préfère partir de choses simples ou de private jokes que de faire des choses ultra-symboliques qui pourraient paraître un peu pompeuses. Après si quelqu’un a envie de s’approprier le truc et d’y trouver un symbole, il peut le faire par lui-même.

Vous évoquez l’idée de la saturation de nos sociétés en informations dans la description de l’EP, est-ce que vous pouvez m’en dire plus ? Est-ce qu’il y a un lien avec la vie en ligne qu’on a tous eu pendant le confinement ?

Je ne pense pas que ça vienne du confinement, c’est une chose à laquelle on a plutôt pensé à posteriori. On voulait que le son soit à la fois assez challengeant pour l’oreille, mais aussi assez physique. On voulait arriver à ce truc électrisant qu’on retrouve dans les superpositions qu’il y a dans chaque titre, toutes ces couches de sons. J’imagine que certains passages doivent être surprenants, voire violents à la première écoute.

Comme la track qui part en jungle d’un coup ?

On aime bien ce moment-là car ça oscille entre des sons assez classiques, comme le son jungle, et d’autres sons pleinement digitaux. Ça donne une densité dans la superposition. Ça vient de samples qu’on a écrasés jusqu’à ce qu’on ne sache plus d’où ils viennent. Et il y a un peu de tous les styles, ce qui colle parfaitement avec le discours de surcharge d’informations qu’on a voulu avoir avec cet EP. La dernière track qui bastonne un peu sur les kicks, ça vient d’une culture club qu’on a mais avec laquelle on veut créer autre chose. Donc on en prend un bout et on le modifie, on « l’écrase » jusqu’à le transformer en un son qui nous stimule.

Vous apparaissez aussi sur la compile Xquisite Force du label SFX géré par Zoé McPherson, est-ce que vous pouvez en dire plus sur cette collaboration ?

On connaît un peu Zoé car on lui avait envoyé notre EP, après qu’elle ait joué nos tracks dans son émission sur Noods. Et au moment où Xquisite Force s’est monté, elle nous a proposé d’y participer. Le projet est un espèce de cadavre exquis audio et vidéo où chaque artiste laisse une piste de 30 secondes à une minute pour le producteur d’après, qui va créer en prenant cet extrait comme inspiration.

Elle a décidé de sortir une compile pour célébrer ce projet, mais surtout pour le côté caritatif en soutien au Liban (ndlr : tous les bénéfices de la compilation sont dirigés vers des associations de Beyrouth). La compile est vraiment super, y’a plein de beau monde dessus : Zuli, KMRU, Flore, Aho Ssan… Que des artistes qu’on adore.

Vous avez des nouvelles sorties prévues pour la suite ?

Là, on bosse un prochain EP pour le label lyonnais Comic Sans Records, et on bosse aussi sur la BO d’un court-métrage réalisé par un pote à nous. Ce sont nos deux principaux projets à court terme. Grâce à la collab avec Ooh qui nous a ouvert pas mal de portes, on a un autre projet d’EP en Italie, mais on s’est dit qu’on allait attendre d’avoir fini les premiers projets ! 

Vous faites plus de collabs transfrontalières qu’avec des labels français : comment l’expliquez-vous ?

Ça vient peut-être du fait qu’on habite à Caen : on n’a pas forcément cette facilité de faire des connexions en France. Mais dans les petits labels comme Ooh, l’avantage c’est que les gens sont ultra impliqués et t’accompagnent sur toutes les facettes du projet.

Est-ce que le problème serait un manque de labels dans ce genre en France ?

C’est vrai que quand on pense aux labels qui nous font un peu rêver, sur lesquels on aimerait sortir des projets, il y en a peu en France. Après il y a plein de labels intéressants mais dans des styles plus pop ou plutôt techno/warehouse, ce qui n’est pas forcément notre scène. C’est pour ça que c’était une super chance pour nous de trouver Ooh. Il y a plusieurs artistes français qui partent comme nous trouver leur bonheur sur des labels étrangers, pas forcément par délire d’exotisme, mais surtout parce qu’on a pas trouvé de structures en France qui pouvait héberger le projet.

Après il y a plein de trucs qui se font en France, et qui commencent à être mis en lumière. Par exemple, l’autre jour on écoutait la dernière compile de Club Late Music, qui est un label qu’on suit depuis un moment, et on a appris qu’en fait le projet était français. Il y a des artistes comme Hanah, Aho Ssan ou Emma DJ qui font des choses super intéressantes, et des labels comme Electroménager ou Le Cabanon, qui vient de sortir un album génial de Nebulo. En fait, on peut avoir l’impression qu’il y a un manque, mais dès qu’on commence à en discuter, on se rend compte qu’il y a pleins d’exemples de projets français cools. On manque peut-être de radios à l’anglaise, comme Noods, qui brassent pleins de style et qui permettent de faire découvrir les choses. Avoir ça dans sa ville, comme LYL Radio peut par exemple le faire, c’est hyper précieux.

En Angleterre, des radios comme ça il y en a pleins, même des stations énormes comme la BBC peuvent parfois passer des trucs assez expérimentaux, comme le show de Mary Anne Hobbs sur BBC Radio 6. C’est pas un truc qu’on pourrait voir sur France Inter.

Comme l’équilibre financier est plus compliqué à atteindre pour les artistes là-bas, ils ont peut-être plus d’impulsions pour créer une économie autour, peut-être que les choses se font plus vite. Après il y a quand même beaucoup de médias internationaux qui commencent à se pencher sur les artistes français et découvrent qu’il y a autre chose que la french touch !

En faisant de l’électronique « expérimentale » en France, est-ce qu’il est facile de faire sa place entre l’ultra-institutionnel (Ina GRM, IRCAM) et le son club underground qui véhicule des valeurs assez opposées ? Votre musique navigue artistiquement entre ces deux « pôles », mais est-ce qu’il y a un réel entre-deux ?

Peut-être qu’on est effectivement un peu écrasés par cet héritage. Après c’est aussi un héritage magnifique dans l’exploration du son, il y a tellement de choses intéressantes. Par exemple toutes les femmes qui ont fait des expérimentations en France et qui laissent un patrimoine énorme qu’on redécouvre aujourd’hui, comme Eliane Radigue ou Suzanne Ciani en Italie. Il y a l’émission l’Expérimentale faite par le GRM sur France Musique qui est très intéressante aussi. Et l’INA sort encore aujourd’hui des pièces magnifiques sur CD. Après peut-être qu’en France, on a ce truc-là d’avoir du mal à décomplexer certaines choses : on met ça sur un piédestal alors que dans d’autres pays ils ont moins de scrupules, ils font les choses sans se poser de questions.

Est-ce que vous pensez que la scène électronique underground et la club culture sont en train d’évoluer ?

Il y a un truc très intéressant aujourd’hui, c’est qu’on commence à aller au-delà de l’expérimentation sur le son et le challenge de l’écoute seulement. Aujourd’hui il y a quelque chose qui se démystifie, qui devient plus politique dans pleins de sorties, sur la question des inégalités sociales par exemple.

C’est comme si les artistes étaient en train de se demander comment créer tout en s’intégrant dans des problématiques sociales, en n’étant pas déconnectés du monde ou juste dans l’esthétique. 

Il y a une prise de conscience que ce n’est pas que la musique qui compte, c’est aussi la façon de la faire, la façon dont le public va la recevoir. C’est important de pouvoir discuter au sein d’une scène de problématiques de genre, de minorités, de questions liées à la technologie, de choses politiques et sociales plus généralement. Les gens se posent plus de questions qu’avant, ce qui est assez rassurant au final : la culture club est moins « hors-sol » et plus raccrochée au réel. C’est toujours positif de voir que les gens explorent des facettes de la musique en les intégrant dans leur environnement réel.Glass Adrien Melchior.Les deux derniers EPs de Glass sont à retrouver sur Bandcamp, respectivement sur celui de Santé Records pour L.U.C.A. et celui d’Ooh Sounds pour crY.

Crédits Photos : Adrien Melchior