Grand musicien faisant le pont entre le jazz et la musique électronique, moitié du groupe français Zombie Zombie, on ne présente plus Etienne Jaumet. Son dernier album 8 regards obliques sorti sur le label Versatile Records nous présente sa version de classiques jazz, entre déconstruction de mélodies et ajout de nappes électroniques. A l’occasion de sa venue au Mucem de Marseille Vendredi 14 décembre pour la Nuit Vernie, nous avons souhaité en savoir plus sur ce bel objet.

Quel est le regard que tu apportes sur les classiques de jazz dans cet album ? Qu’est-ce qu’ils t’ont apporté à titre personnel ?

La plupart sont des morceaux que je joue depuis très longtemps. Certainement parce qu’ils me semblaient accessibles techniquement et surtout inépuisables esthétiquement. « Unity » de Philip Cohran est le dernier que j’ai découvert et ajouté à la liste. Il est mort pendant que j’enregistrais l’album, c’est ce qui m’a fait découvrir ce morceau. A force de les jouer ils m’ont semblé plus accessible et j’ai nourri petit à petit l’idée d’en faire un jour des reprises. Ils m’ont décomplexé par rapport au jazz.

Comment as-tu déconstruit / construit ta propre version de ces classiques ? Est-ce que c’est une simplification de lecture ou bien une déclassification du genre classique – voire une rébellion ?

Je n’ai gardé des versions originales de ces reprises que les mélodies (et encore parfois j’ai simplifié). Je voulais conserver leur essence créatrice. De mon côté, j’ai tenu à garder l’expression électronique spontanée que je développe depuis quelques années. J’ai donc mis de côté le shuffle de la rythmique jazz pour privilégier les arrangements analogiques qui me ressemblent. J’avais envie de faire un album solo de reprises de jazz alors forcément j’ai dû simplifier pour rendre ça jouable seul en live. Je ne suis pas un rebel. Je suis seulement parfois un peu taquin, rien de méchant dans ma démarche en tout cas.

Est-ce qu’une musique institutionnalisée et élitiste dans son apprentissage- comme le jazz mais on peut aussi penser au classique – peut devenir à nouveau populaire ?

Oui bien entendu ! C’est vrai qu’au fil des années en France le public jazz a vieilli et s’est retranché sur les standards du genre. On est un peu écrasé par la richesse de l’héritage, il n’y a qu’à voir le nombre de rééditions qui sortent chaque mois… Ce n’est pas le cas dans d’autres pays comme l’Angleterre où de jeunes générations de musiciens très talentueux ne cessent de réinventer le style. C’est une musique assez ancienne, mais je suis persuadé qu’elle peut encore surprendre le plus grand nombre. Alors il faut continuer à la soutenir en achetant les nouveautés. Que l’auditeur et les musiciens se surprennent eux-mêmes en prenant des risques, pour résumer.

Tu soutiens que la musique doit être surprenante, qu’elle doit montrer une forme de lâcher prise. Est-ce qu’il n’y a pas une opposition entre le marché de la musique standardisée et cette idée de l’improvisation ? Peut-on encore laisser place à l’improvisation avec un public de plus en plus exigeant ?

Cette opposition a toujours existé entre la musique commerciale « standardisée » et « l’underground » » et sa soif d’aventure. Le problème aujourd’hui est dans la quantité de l’offre. Vu le nombre de choses qui sont éditées et rééditées, le public est noyé sous l’offre (pareil pour les médias) et il est de plus en plus difficile de se procurer les bonnes informations. La musique improvisée ne sera jamais grand public, car elle exige plus d’attention et d’écoute.

Je trouve que l’écart se creuse de plus en plus entre la musique populaire et l’underground. Il y a de moins en moins d’artistes – et donc de public – entre les deux.

La musique de 8 regards obliques évoque beaucoup de spiritualité, notamment le choix du morceau « Spiritual » et ton dernier titre original emprunt d’ondes mystiques. Est-ce que tu as des croyances ? Peut-on être musicien et platonique ?

Non je ne suis pas croyant dans le sens religieux. J’aime par contre beaucoup l’idée de la spiritualité. C’est à dire attacher une âme à quelque chose (une statue, une pierre, un paysage, un animal, une personne…). Je trouve l’homme moderne trop détaché de son environnement et des valeurs de la vie. J’imagine mal un musicien platonique au sens philosophique. On a besoin de se détacher de la forme et du réel.

Souvent le jazz est très avant-gardiste et le public parfois en décalage avec les propositions des artistes. On le voit avec certains artistes inconnus des années 70, repris aujourd’hui dans la musique électronique… Pourquoi ce décalage ? Est-ce que le jazz serait finalement en avance sur son temps quoi qu’il fasse ? Va-t-on reprendre les idées d’Etienne Jaumet dans 30 ans ?

Penses-tu aux revendications anti-ségrégationnistes du free jazz et à l’afrocentrisme ? Ou alors aux discours futurisco-psychédélique ? Ce qui m’amuse dans l’anticipation c’est quelle est finalement assez vite dépassée et paraît vite désuète. Sun Ra est aujourd’hui beaucoup repris parce que les morceaux sont géniaux, pas parce que c’était en avance sur son temps. Je ne pense pas être novateur dans mes idées. Je ne cherche pas en tout cas l’être, mais seulement à m’amuser et expérimenter sur moi-même.

L’album 8 regards obliques est disponible en streaming et téléchargement sur Versatile Records.

Photo : Capture YouTube – Etienne Jaumet | Interview © Sodasound TV