Alors que les « cool kids » de Kiev misent sur l’esthétique 90’s, les fripes et la récup pour instaurer une nouvelle scène nocturne qui n’est pas sans rappeler – volontairement – l’essor berlinois d’après la chute du mur, la jeunesse qui vit dans les territoires non-contrôlés des regions de Donetsk et Lugansk suit la tendance rave avec les moyens du bord.

 

On s’était immergés il n’y a pas si longtemps dans une soirée de la capitale ukrainienne de Kiev, qui connaît aujourd’hui un essor de soirées (en grande partie techno) disséminées dans la ville, capitalisant sur la nostalgie 90’s et occupant des lieux plus ou moins libres, avec des permis d’occupations plus ou moins en règle. Bref, Kiev s’installe pleinement dans ce vent de liberté que les pays d’Europe de l’Est font souffler sur un continent autrement engoncé dans l’industrialisation et l’automatisation de sa vie nocturne.

Mais qu’en est-il des territoires dits « occupés » de l’est de la région ukrainienne, vivant au quotidien sous un conflit armé qui s’enlise et dans une situation politique pour le moins floue (républiques séparatistes non-reconnues par le gouvernement central) ? En s’adaptant tant bien que mal à ces conditions de vie et aux restrictions de liberté inévitables qui les accompagnent (couvre-feu quotidien, nombreuses interdictions, difficulté de circuler), la jeunesse de la région de Donbass ne semble pas prête à se laisser abattre, ni à arrêter de faire la fête.

Le couvre-feu est à 10h le soir ? Ils font la fête avant. Impossible – ou difficile – de se rendre dans le reste de l’Ukraine et d’en revenir ? Ils créent leur identité musicale, visuelle et festive chez eux. L’import de produits culturels (vêtements, disques, etc) est devenu quasi impossible ? Ils font avec l’existant. C’est à la débrouille qu’une génération qui refuse sacrifier sa soif de fêtes s’organise, établissant un mouvement de contre-culture inédit. Les vêtements des designer en vogue sont faits mains, reproduits presque à l’identique. Les nombreux bâtiments laissés à l’abandon deviennent des galeries de street-art éphémères. L’atmosphère industrielle en ruine de la région devient le terrain de jeu des artistes de rue.

Partant du constat d’un détachement forcé de ces territoires avec le reste de l’Ukraine, le magazine Golden Coal a été crée pour témoigner de cette vague artistique qui se développe en marge. Le projet est né de l’imaginaire d’un collectif d’artistes originaires de Lugansk, dont les principaux fondateurs Evgeniy Koroletov et Anton Lapov ont fui la ville à l’arrivée du conflit armé. Par le biais du magazine, ils se font désormais les passeurs de ceux qui y sont restés – par choix, ou non -, apatrides forcés de ces territoires fantômes ni vraiment indépendants, ni rattachés à un pays.

Golden Coal hérite de l’esthétique visuelle des fanzines punk soviets des années 90, comme le désormais culte COOL, sacro-symbole 90’s d’une jeunesse qui s’est construite aux débuts de l’ère post-soviétique. Les références au design dit post-internet y ajoutent une dose d’ironie noire, mêlant des codes esthétiques bien actuels avec l’idéalisation d’une génération de la reconstruction, que la jeunesse d’aujourd’hui n’a pas ou peu connue.

Golden coal

Cette mode 90’s représentée dans Golden Coal est très symbolique des mouvances qui se développent dans tout les pays post-soviétiques, que les représentants (appelez-les millenials) ne connaissent souvent que par photos ou bribes de souvenirs. Mais des bribes empreintes de l’espoir d’une génération qui voyait le futur en technicolor. L’idéalisation de la pop-culture 90’s et de ses années colorées est donc bien plus psychologique, voire sociologique, qu’on pourrait le croire. À ce sens, son usage dans les territoires de Donbass semble être la quintessence de ce refus du déclin social : les jeunes de la région recherchent une manière d’oublier leurs conditions de vie et le chaos politique dans lequel ils évoluent, à renforts d’une imagerie joyeuse et colorée.

Délibérément neutre, Golden Coal tient son geste politique dans la mise en lumière des acteurs de cette jeunesse isolée. Les artistes des scènes underground de Donetsk et Lugansk évoluent dans l’ombre, coupés du reste du pays et en proie aux conditions imposées par les deux camps de ce conflit politique, qui exacerbent les tensions par la propagande et tentent d’établir une déshumanisation du camp opposé. En capitalisant sur l’humain, Golden Coal se veut être un pont qui rétablirait la communication entre les mouvances artistiques de ces territoires et celles du « mainland » ukrainien, prenant ainsi le parti de dénuer son action d’une obédience politique. Les artistes, photographes, skaters, activistes et musiciens exposés dans le magazine contournent les interdits pour développer une nouvelle scène dont le point focal de désir tient d’abord dans la résolution pacifique du conflit.

« Nous espérons que les lecteurs trouveront ici des histoires et des trajectoires qui leur seront familières, qu’ils y verront des opinions qui reflètent les leurs et qui unissent une jeunesse qui a grandi dans le même pays, quel que soit le nom du territoire où ils vivent désormais. »

Ainsi s’expliquent les créateurs du magazine à travers la communauté LCD (Lugansk Contemporary Diaspora) qui, en lien avec le centre d’art de Kiev Shcherbenko Art Centre, a récemment fait venir des DJs basés à Donetsk jusqu’à Kiev pour une collaboration avec des DJs locaux. Soit un événement qui s’inscrit directement dans la volonté de partage prônée par le magazine.

Il est monnaie courante de dire que ce sont lors des périodes de dépression économique et de conflits civils ou armés que les mouvements artistiques les plus innovants émergent. C’est tout ce qu’on souhaite à ces jeunesses pas si éloignées l’une de l’autre – ni très loin de la nôtre, en définitive.

Donetsk dj

Donetsk 2

Une partie des sources et explications de cet article ont été traduites du manifeste anglais de Golden Coal.