Il y a quelques mois, on recevait dans le mirco le digger berlinois Habibi Funk afin qu’il nous en dise plus sur l’engouement européen gonflant pour la funk méditerranéenne. Preuve de l’intérêt que les mélomanes occidentaux portent à cet ensemble culturel si particulier – avec pour dénominateur commun une grande flaque d’eau salée et plus de 10 000 ans d’histoire – nous avons traversé l’Europe (au sens figuré) et posé bagages au Portugal, à la rencontre d’un autre digger amoureux de la vibe orientale.
Sebastian Delerue, aka De Los Miedos, traque les pépites disco du Levant et du Désert et sort depuis 2013 des edits très recherchés sur son propre label, Ostra Discos. Résident de Lisbonne, il gère depuis peu une résidence intitulée « Ma Bizness » où il convie régulièrement ses frères de cire à promouvoir la musique organique. Auparavant fidèle idolâtre de la musique noire américaine, qu’elle soit soul, funk ou disco, les goûts de Sebastian se sont peu à peu tournés vers son propre côté de l’Atlantique. Un voyage musical qui le mène un peu plus loin que prévu, des côtes de l’est méditerranéen à l’Afrique pour son éternelle chaleur sonore.
De cette recherche insatiable du killer track naît un premier pressage sur vinyles, sobrement intitulé « Edits Vol. 1 », composé de deux reprises de classiques de la musique populaire turque des années 1970. S’ouvre un edit disco dense et chaud du célèbre « Yali Yali » de Neşe Karaböcek, sorti en 1977, la B2 de l’un des 83 disques de la chanteuse turque paru jusqu’à ce jour. La ligne de basse est mentale et sensuelle, la voix, sublime. L’autre face du disque est également un edit, assez soft, de l’un des classiques du plus flamboyant représentant de la musique psychédélique turque de cette seconde moitié de siècle : Barış Manço et son « Eğri Eğri ». Deux killer tracks, le tour est joué.
Un second disque, « Edits Vol. 2 », sort en 2015 sur le même modèle : deux faces, l’une étant une reprise d’un morceau solaire, « Zuhtu », originellement interprété par Esin Afşar en 1976. La face B est également une reprise disco, mais en provenance cette fois du Liban puisqu’il s’agit d’un cut de « Abu Ali », chef d’oeuvre du funk libanais évidemment produit par Ziad Rahbani.
Après cela, Ostra Discos étend le champ des possibles. Une troisième compilation, « Turkish Delights », continue de revisiter les classiques de la musique turque à travers cinq morceaux, dont trois edits et deux originaux, aussi puissants, marqués et dansants que les premiers. Le label portugais enchaîne, toujours en 2015, la sortie de deux EP signés respectivement par Unouzbeck et Venturi puis par Hysteric, qui nous régale d’ailleurs à chacune de ses sorties. Un sans faute qui place sans contestation possible De Los Miedos et son équipe dans ce qu’il se fait de mieux, et de plus excitant en Europe de l’Ouest.
Toujours sur Ostra Discos, De Los Miedos lâche l’année dernière, un peu sans prévenir, « Agadir Cuts », une quatrième compilation d’edits tous réalisés par lui-même. Son inspiration s’étend alors à une plus large part du pourtour méditerranéen – et même plus loin encore, puisqu’il visite brièvement l’Inde à travers sa reprise de « Ave Maria » par la West India Company dans son titre « No Om Ganesha ». On peut vous dire que ça secoue les hanches.
L’Algérie est – et quel bonheur – superbement représentée avec la réédition d’une vieille piste de raï new beat, « Habibi », produite au début des années 1980 par un obscur amateur de groove à l’occidental, Cheikh Madani. Dernière sortie en date, on attend les prochaines productions avec une impatience à peine voilée. Invité du Club Méditerranéen de décembre, au Sucre, on a pu partager une bière avec Sebastian et discuter de cette belle aventure du groove.
Salut Sebastian ! Merci d’avoir accepté cette interview, ton set était bien trop cool.
C’est avec plaisir !
Comment en es-tu arrivé à éditer des tracks disco en provenance du pourtour méditerranéen, de Turquie, du Liban et du Maghreb ?
Je l’ai plus fait par nécessité. J’ai commencé par trouver certains morceaux qui me plaisaient, mais je n’avais absolument aucune information à leur propos. C’était il y a cinq ou six ans. Il n’y avait rien de disponible là-dessus sur Internet. En les écoutant, j’en suis tombé amoureux bien évidemment. Comment faire autrement ? Mais en tant que DJ, je voulais les passer devant un public, les partager. C’était donc une nécessité de produire des edits, d’embellir un peu les morceaux avec un beat plus propre, une ligne de basse, pour les rendre plus appropriées au dancefloor.
C’est donc comme ça que cela a commencé, et avec ces genres musicaux particuliers, car à la base je suis un collectionneur de funk et de disco oldschool. J’ai commencé le digging à 7 ans, mon père les collectionnait aussi. J’ai juste agrandi la collection familiale ! C’était principalement de la musique noire américaine. Par la suite j’ai plus cherché du côté de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient. C’était clairement un nouveau trip !
C’est comme ça que tu en es venu à créer ton propre label, Ostra Discos ?
C’est une histoire amusante, tout vient principalement du soutien de mes amis, qui voulaient jouer ces morceaux eux aussi ! Je leur disais « non, ces edits sont pour moi, je veux vraiment qu’ils influencent mes sets, pour les rendre différents », mais ils insistaient beaucoup pour que je les presse. Ils m’ont aidé à débuter le projet, et voilà où on en est aujourd’hui (rires).
C’était quoi l’objectif, au départ ?
Je n’avais pas vraiment d’objectif, l’idée c’était de faire le truc et de voir où ça nous mène. L’objectif ultime, c’est que les gens qui écoutent cette musique s’amusent et prennent du bon temps. Pour apprécier le temps qui passe.
Tu as sorti quelques morceaux originaux avec des gars comme Unouzbeck ou Hysteric. Comment es-tu rentré en contact avec eux ?
Quand on a commencé le label, très vite on a eu pas mal de gens qui sont venus nous voir pour nous dire qu’ils adoraient notre vibe, qu’ils produisaient aussi du son, etc. J’ai écouté, et il y avait quelques morceaux que j’aimais vraiment, cela s’est fait naturellement. Par exemple pour Unouzbeck, il m’a contacté par Internet et m’a envoyé quelques tracks. Concernant les deux qu’on a sortis, je les ai adorés tout de suite. Je voulais tellement les jouer que le seul moyen pour moi était de le signer et de presser ses morceaux sur cire.
Tu as récemment sorti un EP de quatre edits, « Agadir Cuts », où l’on retrouve une très bonne reprise d’un vieux titre de raï new bat, « Habibi » de Cheikh Madani. Cela n’a pas été trop compliqué d’obtenir les droits de reproduction ?
La plupart des artistes sont décédés aujourd’hui. J’essaye de rentrer en contact avec les ayant-droits, la famille en général. Je dispose des droits de reproduction pour tous les titres, bien sûr, avec d’ailleurs des anecdotes marrantes derrière chaque morceau. La plupart du temps, ce sont des morceaux perdus, peu chers et abondants, personne ne se soucie vraiment de ce qu’on fait avec. Je contacte les ayant-droits, je leur dis que je fais ça car c’est la musique qui me plaît, que cela décrit mon inspiration, ma vibe.
Est-ce que selon toi cela contribue à renforcer une sorte d’identité méditerranéenne, de produire une compilation aussi cosmopolite ?
Oui bien sûr. Cela arrive avec la plupart des genres musicaux. Personnellement je continue de simplement chercher les disques qui me plaisent pour ma collection, que ce soit de la house, de la disco, de la funk – avec une attirance certaine pour la Méditerranée, c’est certain. Mais je ne vise pas une culture particulière, cela fait juste partie de mes goûts. J’aime énormément la musique africaine également. Je ne joue jamais qu’une « influence », je diversifie toujours. Quand je joue, j’aime faire le tour du monde.
Est-ce qu’il y a une « influence » que tu aimes particulièrement, un peu plus que les autres ?
Ah, ça c’est une question difficile. Je ne sais pas vraiment, mais en ce moment je me sens vraiment attiré par le zouk. J’en collectionne depuis quelques années, mais je ne les jouais jamais car je voyais ça comme une sorte de plaisir coupable (rires). Je me disais « mec, c’est cheesy, mais il y a quand même une bonne vibe ». Cela m’a fait un peu la même chose avec la musique moyen-orientale. C’est un cycle qui se répète, mes goûts évoluent. J’aime me perdre dans des sonorités inconnues !
C’est marrant, le zouk, la musique africaine, c’est très présent au Portugal, cela vient de l’héritage colonial. Il y a beaucoup de disques inconnus, des pressages oldschool, à travers le pays. Même quand je vais au marché, il y a des bacs pleins à craquer de musique africaine qui n’attendent que moi (rires). Des fois je prends la boite entière !
J’imagine qu’il doit y avoir pas mal de diggers comme toi à Lisbonne, du coup ?
Il y a beaucoup de groupes de musique africaine, des « street bands » aussi. Mais pour les DJs, je ne sais pas vraiment, mais je ne connais personne qui fasse cela à part moi. Mais j’ai monté récemment ma résidence mensuelle qui s’appelle « Ma Bizness », où j’invite les DJs et diggers que j’apprécie et dont je sais qu’ils ont des disques incroyables.
En club, les gens sont surtout habitués à écouter de la musique électronique, mais au final, après une nuit incroyable de musique organique, ils en tombent amoureux aussi. Cela vient, selon moi, du fait que cette musique est produite par un groupe, une bande, pas un un seul individu. C’est un concentré d’influences. Cela propulse la musique à un autre niveau.
En quoi Lisbonne est-elle une ville particulière pour faire la fête ? Qu’est-ce qui fait son unité selon toi ?
Les soirées au Portugal sont généralement assez fermées. C’est compliqué de faire danser les gens. Imagine, même pour flirter avec une fille, tu dois aller voir ses parents et lui demander sa main (rires).
C’est comme ça. Donc pour faire la fête, les clubs sont pleins dès le début de soirée, mais les gens commencent à danser seulement autour de quatre heures du matin. C’est un trait typiquement portugais : on aime passer du temps à discuter (nous parlons beaucoup), l’ambiance prend un temps assez long à décoller.
Je pense que c’est parce que nous sommes assez « conservateurs ». On a beaucoup de traditions, de règles old school. C’est un pays qui s’est construit autour d’une monarchie, avec des comportements très moraux. Toute cette culture est très enracinée encore aujourd’hui, et les portugais la respectent énormément. C’est très important pour nous, car cela nous permet de conserver, de sauver cette culture. Tout a tendance à devenir plus touristique, on est dans un partage constant, mais les portugais cherchent réellement à sauvegarder cet héritage.
Pourquoi alors ne pas avoir choisi de produire de la musique portugaise avec Ostra Discos ?
On y travaille actuellement, sur de la musique des années 1980. On essaye de chopper la licence en ce moment, et on espère que ça sortira dans le courant de l’année.
La compagne de Sebastian passe à côté de nous et nous adresse quelques mots pleins de rires avant de retourner profiter du DJ set de DJ Adbelwarhed, qui cogne assez dur en fond sonore. Un bref échange de regard les unit, et on leur demande, devant tant de complicité, comment il se sont rencontrés.
Grâce à la musique, bien sûr, aux soirées. Elle était le premier promoteur de drum’n’bass à Lisbonne – donc au Portugal j’imagine – dans le début des années 1990. Elle est vraiment connue comme la mère de ce mouvement au Portugal ! Après ça ses goûts ont évolué, pour embrasser un spectre plus large de styles musicaux.
A l’époque, tout se faisait sans Internet, et de tels courants mettaient plus de temps à se développer, à se répandre. Maintenant, je suis sûr que l’on peut conséquemment diffuser son son en un mois, et je te parle du tour du monde. Cela prenait vraiment beaucoup plus de temps avant.
L’information se diffuse plus aisément, bien sûr.
Jusqu’à un certain point, c’est positif. En fait c’est comme la vie, c’est une balance. Toutes ces informations rapides, on est pas vraiment prêts pour ce genre de folie. Notre cerveau ne peut pas toutes les analyser.
Tu peux écouter un nombre incroyable et exponentiel de musique des quatre coins du monde sans bouger de chez toi. Bien sûr cela résulte du travail constant des diggers qui alimentent cette base de données. Toi qui voyage beaucoup, comment tu travailles sur le terrain pour comprendre la culture musicale à laquelle tu t’intéresses ?
La première chose qui compte, c’est ta vision de la musique. La deuxième, c’est de vivre vraiment cette musique. Tu dois vivre avec les gars qui l’ont crée, l’ont développée. Le peuple portugais est très mélangé, cela vient des colonies. Cette culture fait partie de notre vie quotidienne, africaine principalement. Quand j’étais à l’école, j’étais le seul blanc. Quand j’ai commencé à écouter avec eux de vieux morceaux de funana ou de kuduro, je les voyais faire des pas de danse incroyables. J’ai rencontré leurs parents, je suis allé les voir dans les ghettos et c’était la fête absolument tout le temps. Le peuple africain vit la musique comme nul autre !
Sur ces belles paroles, il est l’heure pour nous de replier bagages. Merci encore à De Los Miedos pour son temps et à l’équipe du Sucre pour avoir aidé à organiser la rencontre. Vous pouvez bien sûr suivre les aventures de Sebastian sur sa page Facebook ainsi que les releases de son label Ostra Discos !