La créativité dans la ville d’Oakland, Californie ne faiblit pas. Malgré la fin annoncée du collectif Club Chai, c’est toute une génération d’artistes électroniques qui s’est répandue sur la côte. Bored Lord fait partie des artistes inspirés par cette nouvelle mouvance dans la région : en moins de deux ans, elle signe un album, produit une dizaine d’EPs, et des titres sur de nombreuses compilations locales.

Daria Lourd a toujours fait du son : alors qu’elle habite à Memphis, elle rejoint le collectif digital Rare Nnudes entre 2012 et 2017.Pendant cette période, elle puise dans une esthétique pleine de glitchs et d’imagerie 3D pour dérouler une witch house empreinte d’electronica et de chants auto-tunés. Bandcamp qualifie son style “d’emo electronica”, tandis qu’elle chante des textes personnels, souvent déprimant et enclin de mélancolie dans ses compositions.


C’est en déménageant à Oakland et en rejoignant le collectif et label Trash Cvlt, aux côtés de Bastiengoat, Botaz, Juan The Alchemist et K_Hole Kardashian, que Lourd affirme son style musical orienté dancefloor. Inspirée par la rave et la dance music tout en conservant son penchant pour la culture glitch, ses productions cachent toujours un sample de hit parade : Linkin Park, Janet Jackson, Slipknot ou Britney Spears, mais aussi des extraits des séries Sense8 et the OA. Une seule phrase chantée par ces artistes ou une seule citation emblématique pouvant renverser un dancefloor, Bored Lord aime les utiliser dans ses productions.

Transexual Rave Hymns, son premier album officiel, sort sur le label Knightwerk Records en 2019 et devient un hymne pour la communauté queer. Elle y révèle les difficultés que traversent les personnes trans et plus largement la communauté LGBTQI+ dans une société qui les oppresse, et la nécessité d’avoir un espace d’expression et de liberté à soi, souvent situé dans les clubs. Bored Lord exprime dans cet album son vécu en tant que femme transexuelle : la solitude, la volonté de ne plus se cacher derrière un masque, la violence physique et mentale qu’elle subit au quotidien, mais aussi ses histoires d’amour, heureuses ou non. Par son nom-même, Transexual Rave Hymns veut aider ses pairs à affirmer leur identité en passant par l’exaltation du club.

Sur toute l’année 2020, Bored Lord ne produit pas moins de six EPs, explorant l’énergie créatrice des raves dans tous ses recoins, de la danse effrénée aux langoureux afters, en passant par le bad trip ou la rencontre amoureuse.

Mai

Des loops acides, des voix saturées, un kick breaké : Beltane se situe quelque part entre la Chicago House et la lo-fi. Le ton est léger, mélancolique, les morceaux invitent aussi bien à la danse qu’à l’introspection, tiraillent parfois entre les deux. Le contraste entre un kick incisif et une voix en boucle dans Honesty Loop nous transperce, et nous fait décoller lorsque les basses rappliquent à toute allure.

Juillet

Le ton est plus organique et fluide, on se rapproche doucement de la scène UK et ses warehouses en sueur qui clament The day is my enemy. Le morceau Pando résume l’EP en un mix brillant, qui montre la volonté d’unité de cette production. Le sample vocal amené sur le kick dans Pando 3 est plus tard transformé pour être utilisé comme un kick lui-même, coupé en quatre. Les filtres posés sur la voix finissent par l’effacer pour n’être plus qu’une note lointaine dans l’assemblage de mélodies électroniques. Ce jeu de voix est très habile, et c’est aussi la marque de fabrique de Bored Lord. Petit clin d’oeil à la fin de l’EP à son mode de vie nocturne avec le fameux Welcome to the Warehouse de Paul Johnson en version lo-fi breakée.

Septembre

La scène UK ne quitte pas Bored Lord, elle pousse encore plus loin sa démarche et produit un EP drum & bass plutôt réussi, delusional breaks. On déguste le combo caisse claire/cymbale avec du délai, des filtres de torsions pour adoucir les breaks, et une voix samplée d’une série ou d’un film futuriste pour guider l’ensemble. La transformation des voix déshumanisées rappelle aussi les hymnes d’acid house, influence qu’on retrouve souvent quelque part dans ses productions. L’EP ne révolutionne pas le genre mais montre que Bored Lord ne se contente pas de ce qu’elle sait faire, et peut aussi explorer les styles.

Octobre

Lord ne cesse de produire, et on retrouve forcément des traits de ses anciens EPs dans les nouvelles productions. Dans Phantom Renegade, on pourrait penser à un mix de delusional breaks et Transexual Rave Hymns : des voix pop dans chaque morceau nous stimulent, nous invitent à nous libérer, accompagnées de productions tantôt house, tantôt drum & bass. On s’attardera sur le dernier morceau, Let’s Go, qui nous laisse miroiter une phase de détente, mais nous trompe, et active les émotions retombées de notre corps encore plus intensément. La mélodie incisive des synthés qui résonnent en boucle sur des nappes légères crée une émulsion nouvelle et contradictoire. La voix nous dit de partir, mais on ne sait plus de quel côté aller.

Novembre

Depuis Transexual Rave Hymns, Bored Lord se cache derrière ses samples, elle ne dévoile que très peu de sentiments personnels, et les laisse parler pour toucher le plus grand nombre. Dans i love you, quelque chose de différent se produit. Les phrases utilisées évoquent des sentiments profonds et explorent l’intime. Avec le titre Never felt this way, elle s’exprime à coeur ouvert, tiraillée entre la beauté d’un sentiment naissant et les conséquences qu’il peut engendrer.

Décembre

Encore chamboulée par son précédent coup de coeur, Bored Lord s’exprime ici en demi-teinte, entre arrosage pour dancefloor glissant et liquide aphrodisiaque pour relation libre. Les déclarations dégoulinantes comme u know how to love me démarrent comme une chanson de Marvin Gaye puis se voient sublimées par une guitare électrique en fin de morceau.

Aspirée par l’internet vapor wave pour finir par atterrir en rave en suivant les traces d’un Burial, Bored Lord amorce un nouveau son, aussi proche des tubes du hit parade que de la soirée warehouse. L’émotion est palpable dans la plupart de ses morceaux, souvent traduite par un sample très bien choisi. Sa musique se nourrit de notre époque, de ses différents visages, et nous pousse à recoller les morceaux de notre identité pour enfin réussir à s’aimer.

À lire aussi : Comment Club Chai a fait revivre la liberté du club sur la côte ouest