Et nous y voilà enfin. Le traditionnel “top des meilleurs albums de l’année” censé révéler les artistes montants, confirmer les plus anciens et saluer les efforts effectués par les petits soldats du quatrième art. Et alors que les rédactions de la presse spécialisée se sont passées le mot pour couronner les sorties de Kendrick Lamar, Tame Impala, Grimes et autres Tobias Jesso Jr – qui, certes, méritent leur place sur le haut du panier – il nous semblait judicieux de ne pas oublier le milieu, voire le fond de ce même récipient.

Car nombreuses sont les oeuvres délicates, savantes et intemporelles. Fièvre noise, fresques spectrales, délices pop… Qu’importent leurs qualificatifs, les artistes qui volent (plus ou moins) sous les radars n’en sont pas moins couronnables. Et même si tous ne s’appellent pas Blur ou Beach House, nos pépites de 2015 – que nous avons choisi de ne pas classer – valent la peine qu’on leur rende un peu des louanges qu’ils ont chantées pour nous.

 

Tess Parks & Anton Newcombe – I Declare Nothing

Le génie productif du leader de Brian Jonestown Massacre nous aura valu plusieurs belles surprises cette année : un concept-album autour du cinéma d’auteur européen, un mini-LP, mais aussi et surtout cet album en duo avec la chanteuse Tess Parks, dont les derniers faits d’armes dataient de 2013. Après Blood Hot, l’univers post-Cat Power de la canadienne n’avait déjà plus grand chose à prouver dans son talent pour les ballades langoureuses et les paroles désenchantées, ce qui n’empêche pas “I Declare Nothing d’y rajouter une couche de songwriting vernis. À l’image de ce “Cocaine Cat” rêveur mais implacablement addictif, tout comme le reste du petit chef d’oeuvre secret que reste cette collaboration. Car la popularité, le duo ne l’a certainement pas cherché en créant ce LP. Rien à déclarer ? Les médias non plus.

 

Molly Nilsson – Zenith

Molly Nilsson a sorti son sixième album en septembre dernier dans la plus complète indifférence. Mais ne la plaignez pas trop, elle commence à avoir l’habitude : dans une volonté d’autoprod et d’indépendance depuis ses tous premiers titres, la suédoise exilée comme tant d’autres à Berlin n’est définitivement pas inspirée par les paillettes. Non, sa bamba triste à elle tiendrait plutôt dans des caves de concert un peu glauques, ambiance mélancolie de fin de soirée. Avec Zenith elle esquisse son tableau sonore habituel : une synthpop lo-fi enrobée d’une voix grave, cynique et désabusée. Un mélange catalogué weird, mais peut-être pas assez pour s’attirer la ferveur des médias indés, qui lui auront préféré le sang frais d’US Girls ou la douceur éthérée de Julia Holter.

Authentique jusqu’au bout de sa coloration platine, Nilsson s’avère être en concert l’exacte image qu’on se fait de sa musique : seule sur une scène de bar-concert bondé, elle chante ses chansons sur ses prods enregistrées et devant un public peu attentif, donnant au tout un goût de karaoké du darkside. On en retiendra surtout la meilleur quote qu’on ait entendu depuis un moment :

“Je suis venue jouer ici il y a un an, mais vous auriez du mal à me reconnaître car mes cheveux ont beaucoup poussé depuis. J’ai entendu dire que les cheveux poussent plus vite quand on boit trop d’alcool.”


 

The Underground Youth – Haunted

Comme le nom du groupe l’indique assez bien, le one-man-band de craig Dyver opère depuis ses débuts dans l’ombre, niché dans des influences post-punk et des sorties secrètes. On vous avait déjà raconté son histoire et sa productivité par ici, voilà qu’il confirme nos dires avec un nouvel album Haunted, qui débute par un morceau au titre plus qu’évocateur : “Collapsing Into Night.

Car c’est bel et bien dans la nuit, le noir et la douleur qu’on atterrit ici : déjà volontairement hantée, la voix de Dyver droppe de deux octaves pour donner dans l’outre-tombe. Côté mélodies, pas de répit non plus, le mélange de shoegaze, psyché et post-punk du groupe prenant lui aussi la tangente obscure. Dyver explorant ici un registre plus modulaire, les influences indus de la grande Manchester se font elles aussi entendre (“Slave). Dans l’opacité de cet album, seules subsistent quelques lignes de guitare assez claires, comme pour laisser s’échapper un rai de lumière même au travers de la nuit la plus noire.

Haunted est l’album d’un artiste darkwave qui explore sa propre noirceur, la couleur pourrait donc se faire difficilement plus mate. “Self-Inflicted, “Drown In Me ou “Returning to Shadow sont autant d’exemples des enfers que Dyver explore : s’arrêter sur sa propre douleur pour l’analyser, l’ausculter, parfois même appuyer sur la blessure pour en faire ressortir la substance – certes empoisonnée, mais aussi créatrice de chefs d’oeuvre.

 

Bill Ryder Jones – West Kirby County Primary

Avec son timbre écorché et sa voix en demi-teinte, quelque part entre la mélancolie et le mélo tout court, Bill Ryder-Jones résonne comme un nom presque inconnu malgré un passé musical chargé. Ancien membre de The Coral (mais si souvenez-vous), il a collaboré sur les projets solos d’Alex Turner et déjà sorti trois albums solos, dont le dernier West Kirby County Primary en novembre dernier.

Le fil conducteur de ce troisième album est celui d’une douleur engourdie, de blessures refermées lentement, avec peine, et qu’on ressent parfois encore à vif. Suite à plusieurs épisodes dépressifs, Bill exorcise ses démons en nous ouvrant la porte son âme sur ces dix morceaux qui explorent les affres du doute de soi, de la tristesse et de la rancoeur. Celui qui à 32 ans arbore encore une tête de gamin et, semble t-il, l’âme d’un adolescent plein de désillusions, nous livre là un album pop plein de maturité, bien loin de ses débuts.

 

Colder – Many Colours

Non seulement parce que cette sélection manque de talents francophones, mais surtout parce que celui-ci vaut le détour, on attire votre attention sur une perle revenue d’entre les morts – ou du moins d’entre les absents de longue date. Après dix ans de silence radio, Marc Nguyen Tan ravive ses influences dark et coldwave pour accoucher de Many Colours, un album qui flirte autant avec le vieux vice post-punk que la jeune première électro minimaliste.

Sa voix claire évolue sur des productions qui se parent d’atours électroniques tantôt dance, tantôt dub, pour accoucher d’hymnes de fêtes obscures (“Midnight Fever”) mais aussi d’intimations au silence, à la réclusion (“Keep For Yourself”, “Silence”, “Your Kind”). La plupart du temps jouant sur la corde downtempo – et délaissant les dites cordes pour les claviers -, Colder révèle par touches subtiles la montagne de ses influences. Plusieurs producteurs ont d’ailleurs su saisir à la volée cette mine d’or pour en extraire le potentiel club.

 

 

Lélia Loison

 

Metz – Metz II

Les Canadiens sont devenus avec leur premier disque et plus d’un an de tournée un groupe incontournable, nouveau fer de lance de la maison Sub Pop. Abrasif, incisif, parfois même violent, le son du trio n’a rien à envier au feu grunge. Metz joue dans une catégorie où très peu peuvent se vanter d’évoluer. Quand les guitares et basses crachent du feu (“Spit You Out”, “Acetate”, “Nervous System”), quand les fûts tambourinent au rythme de la pression sonore orchestrée par les larsens (“The Swimmer”, “Kicking A Can Of Worms”), et quand la voix, plus criarde et diabolique que jamais, prend aux tripes, difficile de ne pas succomber à ce groupe qui plaide la cause de l’urgence et de l’instantanéité.

 

The Helio Sequence – The Helio Sequence

Les nappes synthétiques spectrales gouvernent la pop de ces dernières années. C’est un fait. A ce jeu, le duo The Helio Sequence réussit à produire une musique aérienne, intense mais tempérée, à l’instar d’un autre duo primé cette année : Beach House. Mais c’est en tissant une toile organique faite de guitares cristallines, de basses métalliques et d’une batterie omniprésente que le combo indie pop enchante sur ce nouvel album, sixième de sa discographie. Son prédécesseur roulait déjà plus ou moins au ralenti. Ici, The Helio Sequence n’amorce pas un renouveau de carrière mais confirme le chemin emprunté : celui de l’errance sereine.

 

Godspeed You ! Black Emperor – Asunder, Sweet And Other Distress

Le terme “post-rock” s’utilise surtout pour tenter d’apporter une explication à l’oeuvre aussi singulière et atmosphérique de Godspeed You ! Black Emperor, actif depuis plus de 20 ans. Passé maître dans l’art de mettre en lueur sonore des toiles de peintures empiriques et complexes, le groupe livre cette fois-ci un disque pour le moins court (40 minutes) mais incroyablement méticuleux. Quatre morceaux qui approchent les dix minutes chacun, sans retenue et au cours desquels il varie entre crescendo puissant et plénitude rafraîchissante. En publiant Asunder Sweet And Other Distress, Goodspeed accouche d’une oeuvre fantasmagorique, intellectuelle mais qui reste accessible, voir presque pédagogue.

 

Wavves & Cloud Nothings – No Life For Me

Très certainement l’un des plus beaux exutoires de 2015. Nath Williams (Wavves) et Dylan Baldi (Cloud Nothings), deux prodiges du rock indé US qui carburent aux compositions pondues dans des garages, unissent leurs forces pour un disque surprise, sans tomber dans la pâle copie d’un Nirvana, d’un Jawbox ou d’un McLusky. Des accords moroses, des ballades noise-rock qui fonctionnent aux lourdes guitares et au chant dégringolé, ce disque écrit à deux illustre une collaboration qui ravive la flamme de la scène US. Neuf morceaux qui s’immiscent tant dans les playlists rock que pop. Car même si No Life For Me est titré suivant une dynamique de rejet, il se montre très ouvert, tant pour les fans des deux formations que pour les autres, qui aiment simplement les refrains entraînants et les saturations incendiaires.

 

Public Service Broadcasting – The Race For Space

Imaginez Mogwai, God Is An Astronaut, Kraftwerk, Pink Floyd et leurs aspirations, inspirations, leurs effets à retardements, leurs synthétiseurs élevés à la musique psychédélique. Public Service Broadcasting, en samplant d’anciens enregistrements de la radio britannique sur des morceaux poignants, avait déjà fait sensation avec son premier album Inform – Educate – Entertain. Sur The Race Of Space, la formule magique fonctionne toujours autant, en prenant volontairement – et dangereusement – le parti pris d’un concept album : la conquête de l’espace. “Sptunik”, “Gagarin” et “Go!” sont autant de titres passionnants qu’enivrants, planants et introspectifs. Un disque réussi, pas assez mis en avant, qui mériterait d’être un peu plus élevé vers les étoiles.

 

 

Guillaume Barrot