Pas un bruit, pas un mot, même pas quelques bribes échangées entre deux spectateurs. Lorsque les lumières se rallument, Victoria laisse son public lessivé, halluciné, partagé entre choc et admiration. 2 heures et 20 minutes de film envoûtant, presque hypnotisant dans un Berlin matinal méconnaissable. Oubliez le plan-séquence un peu truqué à la Birdman : le réalisateur Sebastian Schipper réalise sa prouesse sans tricher. Et n’utilise pas cette technique pour ajouter un quelconque effet esthétique ou impressionner un petit public de cinéphiles qui viendrait applaudir son effort. Là, on vous parle d’une véritable plongée en eaux profondes, une immersion totale, brutale aux côtés de Victoria, jeune espagnole expatriée à Berlin. 2 heures 20 et pas une seule coupure, pas une seule ellipse. De 5h42 à 7h56 du matin, le film suit en temps réel la nuit (ou plutôt la matinée) qui fait basculer sa vie et celle de quatre fêtards alcoolisés rencontrés à la sortie d’un club. Le tout pour un polar captivant, empreint d’un réalisme troublant.

Le plan-séquence replace le spectateur en permanence à côté de Victoria. A vivre ses émotions, à se laisser aller aux montées d’adrénaline puis à l’angoisse au fur et à mesure que la fête tourne au drame. Le film porte son nom, mais l’énigmatique espagnole se dévoile très peu. Victoria fait partie de ces rencontres éphémères marquées par la fête et l’envie de ne surtout pas penser au lendemain. On apprend d’elle ce que l’on peut apprendre de quelqu’un le temps d’une soirée. Des bribes de vie, une confession glissée ici et là qui nous aide à construire l’image d’un personnage complexe et sensible.

Très peu donc, mais assez pour être frappé par sa fureur de vivre indomptable. Cette fougue qui l’anime et la rend inconsciente au danger que le spectateur ressent pourtant dès le tout début. Un pressentiment intime, une sorte de peur viscérale et inexplicable qui fait craindre le pire. Tout le long du film, une menace invisible plane sur les cinq protagonistes. Sans raisons, l’inquiétude prend aux tripes et fait craindre le pire. Une impression que la magnifique bande-son aérienne de Nils Frahm vient sans cesse confirmer.

Même lorsque les discussions paraissent banales et que l’attention du spectateur se relâche légèrement, la caméra continue de les suivre, de la suivre, nous ramenant sans cesse en plein coeur d’une action dont la teneur dramatique monte au fur et à mesure que les minutes s’écoulent. Les questions se bousculent. Suit-elle ces garçons par ennui ? Par défiance ? Parce qu’elle n’a plus rien à perdre ? Qu’importe. Elle veut vivre, aller au bout de la nuit, et ne surtout pas réfléchir aux conséquences de ses actes ou s’interroger sur ces jeunes gens tout juste rencontrés.

S’il procure une impression de huis-clos permanent (centré non pas sur un lieu, mais sur son unique héroïne), le plan-séquence vient aussi servir au jeu des acteurs. Contraints souvent d’improviser, les comédiens nous offrent une interprétation là encore terriblement réaliste. L’incroyable Laia Costa (Victoria) fascine, tandis que le troublant Sonne interprété par Frederick Lau (déjà très flippant dans La Vague pour ceux qui s’en souviennent) nous plonge dans un doute permanent quant à ses intentions.

Victoria ce n’est pas un divertissement. Victoria, c’est une expérience cinématographique unique, une aventure qui se poursuit même lorsque le générique vient mettre fin à la déambulation de son héroïne dans Berlin. Le spectateur lui, continue d’être happé par la caméra de Sebastien Schipper et l’aura mystérieuse de Victoria.

Le film a remporté le Grand Prix du Festival International du Film Policier de Beaunes 2015, ainsi que l’Ours d’Argent de la Meilleure contribution artistique à la Berlinale.