Murman Tsuladze vient d’un pays qui n’existe plus, entre la Mer Noire et la Mer Caspienne. Le trio, composé de Murman Tsuladze (chant, guitare, saz), Zaouri (synthé, basse) et Krikor (boîtes à rythme), nourrit une mythologie fournie et absurde qu’il déballe à n’importe quel journaliste cherchant à connaître la genèse du groupe. Ainsi, le projet tiendrait son nom du grand-père du chanteur, légendaire vendeur de tapis volants qui, en son temps, a fait le tour du monde afin de répandre sa marchandise et sa musique, évoquant sa Géorgie natale mais aussi (et surtout) feu l’URSS. Cette nation disparue est celle que les trois héritiers tentent tant bien que mal d’évoquer avec leurs « ballades post-soviétiques », rendant hommage à l’émérite aïeul. 

Toujours selon la mythologie du groupe, Zaouri serait le premier mari de la cousine de Murman, et Krikor un pêcheur de la région de Trabzon en Turquie rencontré en Bretagne. En réalité, le groupe se forme à Bruxelles et se fait très vite un nom grâce à des premières parties triomphales, notamment pour Tinariwen et pour les anglais de la Fat White Family. Le mystère entourant la genèse du projet, ses prestations scéniques incroyablement énergiques et son mélange d’influences singulières (entre musique géorgienne, balkanique, New Wave et Electro) en font très vite sa renommée. Comme son grand-père, Murman Tsuladze fait le tour du monde, de la Belgique au Maroc en passant par la Serbie et l’Espagne, jouant inlassablement ses morceaux dignes d’une rave du KGB dans un goulag soviétique. 

Un premier single, La Flemme de Danser, sort en décembre 2019, en avant-goût d’un EP qui, finalement, mettra presque un an à suivre. Déjà, ce premier morceau est une parfaite condensation de l’art Tsuladze. Rythme soutenu, dansant (malgré son titre), la composition, chantée en géorgien, mélange allègrement disco, synthés et musique traditionnelle balkanique avec ce saz électrifié, traité comme une guitare. Largement influencé par des artistes comme OMFO, connu pour son électro balkanisée (voir l’album Trans Balkan Express), Murman renvoie aussi à d’autres formations plus récentes mélangeant dans leurs sons Orient et Occident, telles que Mauvais Œil et Al-Qasar. Mais le trio conserve malgré tout une aura unique, avec une ironie et un sens de l’autodérision sans pareils, sans compter cette sauvagerie quasi-punk qui traverse leurs concerts.  

Premier EP tant attendu, Abreshumi (La soie) est finalement sorti cet octobre. Outre La Flemme de Danser, l’EP comporte quatre autres chansons toutes aussi barrées les unes que les autres. Entre trap géorgienne autotunée et new wave progressive, l’étrange Tetri Gedi ouvre le bal de la meilleure des manières, préparant l’auditeur à un périple à travers le temps et l’espace, où plus rien n’a de sens. Le voilà alors à voyager sur un tapis volant de chez Murman Locations, surplombant le désert, chassant les mirages que sont des morceaux comme Abreshumi, avec son saz et son rythme hypnotisant. 

Du désert, le tapis le transporte en URSS où résonnent, au loin, les premières notes de Ras Dva Tri. Si les B-52’s avaient été soviétiques, ils auraient probablement écrit cette chanson avant Murman Tsuladze. Le trio est ici en plein délire new wave, tous synthés dehors. Favorite des concerts, la chanson évoque toute une scène coldwave (biélo)russe actuelle, de Motorama à Molchat Doma, en bien moins sérieux et froid et bien plus absurde et défoulant. Après un passage obligatoire par La Flemme de Danser, le voyage touche à sa fin alors que le soleil se couche, en fin d’après-midi, et que sonnent les notes délicates de la balade caustique Au soleil, je ne veux plus me marier. Un synthé imite un accordéon, tandis qu’un autre, crépusculaire, traverse le fond de la composition. 

Ainsi, sur un saz noyé par l’écho et les pédales d’effets, se termine ce voyage entre Mer Noire et Mer Caspienne sur les traces de Murman Tsuladze, premier du nom. Avec ses influences inégalables, le groupe fait la fierté des scènes indépendantes françaises, belges, géorgiennes et soviétiques à la fois et s’impose comme un des espoirs inévitables de la musique indépendante et multiculturelle de demain. Une seule question demeure sans réponse à l’écoute de Abreshumi (La soie) : cet EP et Murman Tsuladze ne seraient-ils pas une énorme campagne propagandiste pour le lobby du tapis volant ? Le mystère reste entier. 

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