A Paris, New-York, Berlin ou encore Londres, le street art émerveille et fascine. Les œuvres du londonien Banksy, de l’américain Shepard Fairey ou encore des brésiliens Os Gemeos, rayonnent à travers le monde, souvent via un message social ou politique. En Islande, le street art est différent : il explore un univers mystérieux, plus poétique que contestataire. Nous nous sommes rendus sur l’île à la rencontre de Tanya Pollock, papesse de l’underground Reykjavikois et membre fondateur du Hjartagarðurinn, ou Heart Park. Un street art à la fois répudié et admiré sur cette petite île perdue entre le feu et la glace.

Le street art, en France comme ailleurs, est perçu par certain comme un art à proprement parler. Pour d’autres, il ne fait que détériorer le visage de la cité. En Islande, et plus particulièrement à Reykjavik, le street art a su conquérir le cœur de la population, de la municipalité et des touristes. A tel point que les fresques sont désormais autorisées, voir commandées par la ville ou par des particuliers.

« Notre street art est magique »

Reykjavik, c’est 120 000 habitants, une église reconnaissable entre dix et un musée du phallus unique au monde. Mais Reykjavik, c’est aussi une ville magique, où se croisent dragons, loups géants ou encore aigles prêts à vous serrer entres leurs serres. Ils apparaissent souvent quand vous ne vous y attendez pas, au détour d’une rue. Ils restent figés, immobiles, mais selon les habitants, ils prennent vie chaque nuit.

Lorsque vous découvrez l’Islande, vous arpentez les fjords de l’Ouest, les volcans encore chauds de leur dernières éruptions, les plages de sable noir, Jökulsárlón et ses icebergs. Un pays fascinant, vide d’hommes mais semblable au berceau de l’humanité. Un paysage vierge, inchangé depuis l’époque où les elfes et les trolls vivaient sur ces terres. Une culture scandinave riche de magie, de légendes et de contes. Et cette culture – païenne- existe toujours. Majoritairement luthériens, les islandais ne rejettent pas pour autant leurs croyances ancestrales, comme le Troll de Reynisdrangar ou la demeure de la reine du peuple caché, Álfaborg, près du village de Borgarfjörður Eystri.

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photo Tanya Pollock

Un pays brut, aux couleurs sombres et aux paysages inchangés. Un contraste saisissant avec Reykjavik, la capitale. Située au Sud-ouest de l’île, la couleur est la maitresse de cette ville. Une dualité entre ce pays sauvage où règnent une faune unique, une nature avec un grand N, et cette capitale vivante, colorée, moderne, où le street art tient un rôle aujourd’hui incontestable. Une dualité typiquement islandaise, comme ces volcans côtoyant l’imposant glacier Vatnajökull. « Nous aimons cette dualité, nous rétorque Tanya Pollock, street artiste, dj et fondatrice du Heart Park. Je pense que chaque culture est influencée par son environnement. Par exemple, nous avions une éruption en septembre dernier. Nous ne devions donc pas sortir de chez nous pour éviter tout risque d’inhalation de gaz toxiques. Et bien au lieu de s’ennuyer, mes amis et moi créons. Il y a une certaine tension, et nous devons l’exprimer. On peut le ressentir à travers notre musique ou nos peintures qui ont toujours ce je ne sais quoi de particulier. Cette touche typiquement islandaise. »

Une vie à s’adapter à cet environnement hostile, comportant pas moins de 130 volcans actifs, et à une lumière trop rarement présente. Pour contrer ce problème, les islandais ont eu l’idée de colorer leurs demeures, afin « de ne plus vivre dans la pénombre et d’égayer le paysage » souligne Tanya.

C’est ce manque de lumière qui fera jaillir le street art des profondeurs des esprits islandais. Bercé par des contes et des légendes, le street art de cette île est – contrairement à Banksy et ses graffs politiques ou JR et ses portraits – issu des rêves de ses descendants vikings. « Notre street art est magique. »

Un street art né de la culture punk rock des années 80, évoluant dans les années 90 avec l’arrivée du hip-hop. Une émergence de cet art underground toléré, les premiers graffs apparaissant dans les cours d’écoles, les tunnels ou encore des lieux seulement connus des initiés. « Certains murs sont devenu légendaires, avec des graffs qui ont marqué les esprits de la communauté underground »

Une coexistence pacifique, sans trouble. Puis arriva 2006.

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photo Tomi Knuutila

« Plus ils repeignaient, plus nous taguions ».

« Með lögum skal land byggja – La Nation est construite sur la loi ». Telle est la devise de la nation islandaise. Et en 2006, la loi, c’est Vilhjálmur Þ. Vilhjálmsson, maire de Reykjavik, ainsi que Geir Haarde, Premier Ministre issu du Parti de l’Indépendance. Deux hommes partis en guerre contre le monde underground, et en particulier le street art. Des mesures drastiques pour des sanctions excessives. « Des sommes astronomiques ont été dépensées pour repeindre chaque mur « détériorés » par nos graffs. Nous pouvions écoper d’une amende atteignant les 2000 euros. Ils étaient clairement en guerre contre nous. ». Ironique pour un pays sans armée.

Des sommes faramineuses, atteignant 156 millions ISK (Couronne Islandaise), soit près d’un million d’euros, seulement pour l’année 2008. L’opération Hrein Borg, ou Clean city, était lancée. L’objectif des politiques ? Anéantir cet art bien trop underground. Une guerre qui s’est intensifié, « Plus ils repeignaient, plus nous taguions ». La hache de guerre est finalement enterrée après que Tanya et des amis négocient l’impensable : un lieu spécialement dédié au street art.

Un temple où pourrait se retrouver les artistes traqués par le gouvernement et la mairie. Un temple où chacun s’exprimerait sur un coin de mur sans être prêt à laisser une œuvre sans signature. Et ce temple, c’est Hjartagarðurinn, ou Heart Park.

Julian Hidalgo Heart Park
photo Julian Hidalgo

 « C’est marrant de se dire que certaines légendes ont posé des graffs dans cette petite ville ».

Au départ, Heart Park n’est qu’un taudis situé au cœur même du 101 Reykjavik, l’hyper centre de la capitale. Ce square à l’abandon est rempli de poubelles, « une véritable déchetterie », selon  Tanya. « Il était entouré de bâtiments désaffectés détenus par une agence immobilière ». Alors que la classe politique et le monde des affaires se concentrent à relever le pays après avoir été durement touché par la crise de 2008, c’est Jakob Frimann, en charge de l’artère principale de Reykjavik, Laugarvegur, qui découvre ce lieu abandonné par la communauté. « Au départ, il l’a simplement rénové, en y mettant de l’herbe, des bancs et les fameuses briques rouge qui forment un cœur, celui-là même qui est à l’origine de son nom ». Une initiative honorable, cependant, un problème subsiste : « Comme la ville n’était pas responsable de ce lieu, aucun nettoyage n’était fait. Je suis donc allée chercher le propriétaire des lieux. En parallèle, ma mère et mon mari on commencé à nettoyer, puis des amis nous ont rejoint. Les passants nous regardaient bizarrement, mais on s’en foutait. On leur disait « C’est notre ville non ? Alors pourquoi attendre que quelqu’un d’autre la nettoie ? ».

En 2010, alors que le Heart Park n’est pas encore véritablement né, est élu à la mairie des baies fumantes, l’humoriste et acteur Jon Gnarr. « Il a été une telle bénédiction pour nous », nous confie Tanya. « Je n’arrivais pas à faire comprendre aux politiques et aux citoyens de Reykjavik qu’il fallait faire quelque chose pour réhabiliter l’endroit. J’ai donc décidé de rencontrer notre nouveau maire. Et j’ai réussi, à l’angle d’une rue. Nous avons parlé, je lui ai présenté notre projet et il y a tout de suite adhéré ! Il a comprit l’enjeu et nous a rapidement aidé, notamment sur l’aspect financier. Il a été l’un des acteurs majeurs de ce projet. Il a su convaincre les « anti street art », les a amené à penser différemment ».

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photo Laurent Gauthier

Les mois passent et ce futur royaume caché voit son heure arriver. Avec le soutiens du nouveau dirigeant de la ville, en totale contradiction avec ces prédécesseurs, et la volonté de Tanya, l’entre-aide devient plus importante, « de plus en plus de monde nous on rejoint ». Le parc, désormais ouvert à tous, voit son projet aboutir pleinement en 2012, notamment avec la persévérance de Tomas, le mari de Tanya, et d’Örn Tönsberg, ami et street artiste : « Ils ont réussi à obtenir un financement pour entretenir Heart Park. Ils ont également établi un accord avec la société propriétaire des lieux. L’aventure commençait réellement ». Heart Park était alors la plaque tournante du street art islandais. Financé, l’underground Reykjavikois pouvait enfin se libérer : peinture, concert, air de jeux, skate park, tout y passe. « C’était l’été, il faisait beau, nous avions gagné. Je me rappelle la centaine de personnes découvrant Heart Park chaque jours. Je ne vous parle même pas des weekends ! ». Blogueurs, politiciens, familles, artistes, « c’était magnifique, ça a été l’été de l’amour, de l’entraide et de la tolérance ».

Et cet engouement a été prolifique, pour l’univers du street art islandais, mais également pour l’île. « De nombreux street artistes étrangers viennent graffer ici. On a pu voir les anglais de The London Police, l’italien Galo ou encore le berlinois Nomad, de grands noms qui ont fait de merveilleuses choses ici ! C’est marrant de se dire que certaines légendes ont posé des graffs dans cette petite ville ».  Une attirance pour les artistes internationaux qui n’a, pour Tanya, qu’une seule explication : « c’est notre magie. Notre pays les inspire. Et je pense qu’il les inspire différemment de ce qu’ils voient au quotidien. Ils ne viennent pas seulement peindre, ils viennent découvrir notre culture, vont à la rencontre des artistes locaux. Ils sentent qu’ici, c’est différent ».

Hormis les artistes, les touristes sont aujourd’hui nombreux à venir découvrir le street art de la capitale. Les découvertes se font seul ou accompagné, à l’instar d’Auður, guide touristique qui fait découvrir la capitale à travers le street art.

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photo Börkur Sigurbjörnsson

 « Grâce au street art, le monde à (re)découvert l’Islande ».

Comme chaque cœur, Heart Park a lui aussi été brisé. « Même si la ville était avec nous, les propriétaires ont voulu changer notre accord. Ils n’ont rien voulu savoir ». Désormais, les loups et trolls devront repartir errer dans les fjords et laisser place à la construction d’un hôtel de 142 chambres. « Le Heart Park a été un diamant brute de la culture islandaise, et nous ferons tout pour que son souvenir perdure. Il symbolisera à jamais l’art de Reykjavík ».

Une fierté qui aura eu son rôle dans l’acceptation du street art en Islande, puisque Tanya tient à souligner que « il [le street art] est désormais beaucoup plus accepté. Aujourd’hui, de nombreux amis sont commissionnés pour s’occuper de propriétés privées comme publiques. Les gens ont compris la différence entre l’art et le vandalisme ».

Tanya ne baissera pas les bras, même si elle avoue vouloir se concentrer sur son prochain album et laisser le politique de côté. Mais elle n’est pas dupe : « nous aimons faire les choses à notre manière, prendre les rênes et agir. N’oubliez pas que notre pays a été fondé par des rebelles ! ».

Entre Paris, Berlin, ou même New-York, Reykjavík peut elle prétendre au titre de nouvelle capitale du street art ? « Peut-être. Vous savez, grâce au Heart Park, les islandais ont découvert le street art. Grâce au street art, le monde à (re)découvert l’Islande ».

gregory leyh

photo Gregory Leyh
photo à la une ClausinIceland