Dans les océans de la production musicale actuelle, nous nous maintenons à flots. Parfois sereinement, avec l’impression jubilatoire – bien qu’illusoire – d’avoir entendu ce qu’il fallait absolument entendre, du moins à un instant T. Mais bien sûr, il n’en n’est rien. Car dès la seconde suivante, nous voici déjà hors-course, obsolète et désuet. Nous devons alors tout recommencer et replonger de plus belle dans cette mer sans fin et sans fond, à la recherche de nouveaux trésors à exhumer, de coffres-forts enfouis ne demandant qu’à être (déc)ouverts, emplis de bijoux et lingots d’or.

Parfois, cette découverte d’un artiste, groupe ou formation nous colle aux écouteurs. Dès la première écoute, nous sentons que nous sommes tombés sur quelque chose de spécial, de beau même. Et peu importe dans quel contexte nous appuyons sur play pour la première fois : l’effet reste le même.

C’est ce qu’il s’est passé avec serpentwithfeet. Nous étions complètement passé à côté, la faute à ce flux tendu intarissable. Cet oubli passager a été rattrapé par une écoute obsessive et attentive de son unique sortie à disposition. Josiah Wise n’a en effet sorti qu’un seul EP à ce jour, l’envoûtant et grandiose blisters sur le très respecté label américain Tri-Angle Records – maison aventureuse de The Haxan CloakoOoOO ou encore Forest Swords et Evian Christ. Autant d’artistes plus habitués des plateaux et festivals, osant mettre en avant la différence et l’expérimentation face à l’efficacité.

Co-produit justement par The Haxan Cloak, l’EP se déroule en cinq titres qui oscillent entre la soul anémique, un r’n’b expérimental, un gospel grandiloquent et de la musique classique. L’association semble malvenue, on vous l’accorde. Ce n’est en réalité pas simple de décrire en genres les influences et références la musique du new-yorkais. Nos émotions semblent plus à même à toucher du doigt le contenu de son art tant il est bouleversant et empli de tristesse, de maladresse, de joie – parfois – et surtout, d’amour.

Profondément religieuse, sa musique parle également de soi, de lui : de son statut de queer, de sa sexualité et de ses relations. Des pérégrinations sur un amour impossible, une rédemption tardive ou encore un certain érotisme qui parait totalement contraire au dogme chrétien et catholique. Ayant grandi dans une communauté très croyante de Baltimore, Wise a trouvé une ouverture cathartique dans la musique sacrée.

“A lot of gospel songs are very erotic. It’s such romantic and decadent music about wanting to be possessed and subsumed by this man. It was only when I started dating that I realised I didn’t know the difference between a guy I was interested in and Jesus.”

Cette ambivalence déclarée est sublimée par les instrumentations fabuleuses de son partenaire de label, oscillant entre un piano gracile et fragile et une envolée classique toute droit sortie du répertoire de Wagner. Les arrangements sont luxuriants, beaux, grands, immenses, ils remplissent tout l’espace. Sa voix est triturée, multipliée : parfois chants, parfois murmures, donnant une impression de réverbération, d’écho. Un coup rassurante puis soudainement inquiétante, sa musique nous plonge dans un maelström d’émotions contradictoires.

Théâtrale et dévouée à l’opéra, “four ethers” est en le parfait exemple. D’un minimalisme jusqu’à l’orgue d’une basilique, serpentwithfeet franchit l’écart à la seule force de sa voix, mettant au passage Frank Ocean, James Blake et consorts au tapis. Volontairement androgyne, on pense à Whitney Houston, qui elle aussi pouvait contenir et supporter autant d’émotions et nous les transmettre sans artifices.

Serpentwithfeet ou “serpent à pied” est une image biblique : elle renvoie au péché originel, au combat du bien vs le mal et à la perte de l’innocence au profit du désir. Une référence forte, osée et grandiloquente qui prend tout son sens après l’écoute de blisters.

Blisters est disponible via Tri-Angle Records et sur toutes les plateformes.