Nuits Sonores 2018, la ville leur appartient

Comme chaque mois de mai, on a enfilé nos costumes de reporters de l’extrême polyvalence pour partir faire la fête à Lyon tout en gardant le semblant de sobriété nécessaire pour pouvoir vous en faire le bilan. Nuits Sonores 2018 : acte 1 à 4, scènes ensoleillées et nocturnes – action.

Nuit 1, rêverie et plus si infiniment

On se laisse tenter par l’opening et l’on arrive tranquilement à 21h30 aux Usines Fagor-Brandt, lieu qu’on avait foulé l’année dernière et qui nous avait laissé un peu sur notre faim. La logistique repensée, c’est un nouvel abordage réussi. La scène où Charlotte Bendiks tente quelques loops s’organise comme un espace chill out sous forme de jardin intérieur. Une nouvelle halle est ouverte, laissant plus de place à la circulation. Très vite les premiers concerts commencent, et l’on se tourne vers Tryphème, la révélation lyonnaise dont tout le monde parle. Son live est carré, précis, il laisse peu d’espace mais nous immerge dans son univers électro-pop pas loin de nous rappeler celui de Fever Ray. On se laisse porter par ses synthés charmeurs et les couleurs douces du timbre de ses machines. Chloé la succède avec son dernier live autour de l’album Endless Revisions. La brume envenime petit à petit la Halle 1, qui devient le centre de toutes les attentions. On essaiera les autres scènes par curiosité, mais rien n’était plus convaincant qu’elle. C’est donc avec ferveur que l’on suivra son live jusqu’à la fin.

On se dirige ensuite vers la Halle 3, théâtre hip-hop pour une nuit. On y découvre d’abord le set de Gracy Hopkins dont le flow anglais sans accent nous amène à le méprendre pour un américain, jusqu’à ce qu’il nous balance des injonctions en français entre deux tracks ficelés au beat près. On se faufile ensuite aux premiers rangs pour le concert attendu de Caballero, JeanJass & friends, l’un des phénomènes rap de 2018. La scénographie est sur mesure : une énorme caisse à l’ancienne entourée de deux cônes de joints allumés… aussi drôle que grossier, à leur image. Très vite, l’ambiance est à son comble, tout le monde saute, Bruxelles arrive, ça  se serre pour entrer dans la halle. Lomepal, Krisy… des invités de marque se joignent au duo pour un show au sommet du hip-hop new school tendance belge. Ils savent tenir le public et balancer les kicks quand il faut : Tous les mêmes, TMTC et le final complètement barge de Sur mon nom.

La transition doit se faire en douceur et l’on continue avec Lunice, qui nous sort un set trap comme il sait bien les faire. Les jambes continuent de fléchir à l’instinct, c’est bien la saveur de la nuit qu’on attendait. On tente une escapade Halle 2 vers Hunee et Antal, connaissant leur maîtrise du sujet. Mais sans émotions, la scène est trop loin du dancefloor, le son n’est pas très audible, ou adapté à ce type de sélection – bref, dur de s’accrocher. On finira sur Or:La qu’on attendait beaucoup et qui ne nous a ni déçu ni enjoué. Bonne sélection techno, house, parfois nappée de trap, mais rien d’exceptionnel. On repart recharger les batteries pour la suite.

I’m a slave and Helena is my queen

Réveil difficile, on arrive tant bien que mal à atteindre la Sucrière et le Day 2 de Daniel Avery. On court voir la fin du set de Lena Wilikens, qui nous ravie de ses tracks acides minimales – de ce genre :

Dr. Rubinstein prend la suite en restant dans le même ton, avec un peu plus de tropiques dans les hélices de ses loops. Rien à dire, elle sait faire monter la pression artérielle. On s’essaie ensuite à la grande scène de la Sucrière où Daniel Avery joue en maître des clés du jour. C’est puissant, comme à son habitude. Son Drone Logic fonctionne toujours aussi bien, et l’on entend également un très bien placé Rolling and Scratching, comme pour amener un côté post (daft) punk à son set, c’est réussi.

La très attendue Helena Hauff ne se fait pas prier et monte l’intensité d’un cran avec une autre approche de la techno. Figure de proue du retour des influences EBM, ses sélections sont toujours intraitables et sans concession, qu’elle joue à 20h ou à 3h du matin. Loin d’en déplaire au public qui lui rendra cette démonstration d’amour vache avec ardeur, pendant deux heures endiablées.

Côté scène extérieur, le duo Call Super & Objekt nous bluffe par la sélection pointue et minimaliste de leur tracks. On a du mal à décrocher les yeux du DJ booth tant la maîtrise est impressionnante. Sur sa programmation, Avery a su mélanger des artistes aux sélections techno et acides avec assez de similitudes pour naviguer sans tirer l’oreille, tout en restant surpris à chaque performance.

Bossa Nova et psychédélisme sous le soleil

Nouvelle journée, cette fois sous l’auspice de Four Tet. Mais avant de fouler de nouveau la Sucrière, un petit tour de la ville et de ses nombreux Extra s’impose. Pensé comme une alternative libre aux Days, ce programme fait partie intégrante du festival, et draine chaque année beaucoup de monde, pour ses événements nouveaux et sa gratuité. En ce début d’après-midi, nous avons pu jouer au babyfoot pour tenter de remporter des packs Panini®, groover sur de la disco en buvant du Ricard dans un boulodrome et tenter de se baigner dans une voiture transformée en jacuzzi. C’est aussi ça Lyon.

Mais venons-en au Day. Mafalda ouvre le bal, on l’avait déjà repérée sur Youtube et on a pas été déçu. Un début de set très smooth avec de la Bossa Nova, du jazz, très lent mais en parfaite adéquation avec le temps au beau fixe. Tous les éléments sont réunis pour que la journée soit savoureuse. On a du mal à décrocher de ses sélections, rock psychédélique par moments, elle nous absorbe et l’on danse sans broncher avec elle.

Un petit tour vers Pearson Sound qui martèle une house plus volumineuse, mais tout aussi souriante. De belles émanations sortent de la Sucrière, une osmose complète s’opère et le public est conquis.

On a du mal à se laisser convaincre à faire la queue pour Le Sucre, bien que la programmation y soit très alléchante. Les rayons estivaux finissent par nous faire rester devant Floating Points, que l’on voit pour la première fois en format DJ set. On raffole déjà de ses playlists house du monde, il s’avère que son bac de vinyles n’en est que meilleur.On revient aussi sur des rythmiques plus disco, car le groove gagne toujours, et cette journée en est la preuve vivante. On aperçoit Kieran (Four Tet) dans la foule, avec sa tranquillité habituelle, et l’on applaudit le choix de Nuits Sonores pour ce Day 3, qui reste sans doute l’un des plus osé et réussi dans la techno city qu’est Lyon.

Nuit 3, le week-end arrive trop tôt

Et dire que le week-end ne fait que commencer. Nous sommes dans la capitale des Gaules depuis quelques jours, qui nous semble (déjà) des semaines. Non pas que l’on s’ennuie, oh non. Loin de là, même. Mais la fatigue pointe gentiment le bout de son nez et il va falloir jouer efficace pour tenir jusqu’au closing, dimanche. Après un Day de toute beauté avec Four Tet et consorts, direction le VIIème et les Usines pour une nouvelle nuit.

L’arrivée se fait tôt, pas le temps d’niaiser : Folamour est déjà en place et chauffe une salle acquise — l’avantage de jouer à domicile. Une selecta pleine d’énergie, groovy à souhait bref, un warm up exquis. Après quelques minutes de changement de plateau, place à Larry Heard aka Mr. Fingers qui présente son live. Accompagné au DJ booth d’un chanteur et d’un acolyte — sûrement aux machines ou claviers, et lové dans d’immenses panneaux LED projetant d’étranges visuels rétro-futuristes dignes d’un Windows 95. Le créateur ou du moins le plus fidèle représentant de la deep house nous a transportés entre beats moelleux, vocaux suaves et claviers langoureux. Rien de nouveau sous les étoiles, me diriez-vous : et bien c’est précisément pour cela que l’on attendait Mr. Fingers avec impatience. Pour un live house sans fioritures ni digressions, dans les règles de l’art et beaucoup d’amour. Merci, Larry. Du côté de la Halle 2, l’expé est au rendez-vous pour les plus aventuriers du soir : apparence christique pour musique plutôt démoniaque, Ben Frost réussit, en jouant sur ses seuls retours, à quand même faire vrombir l’intérieur des corps jusqu’à la limite du supportable – sa spécialité.

Et c’est là, alors que tout semblait bien se passer, que la machine s’enraye : toutes les scènes – trois au total, sont simultanément en changement de plateau. Si bien que la foule qui s’accroit dangereusement de minutes en minutes (la vendredi était complet) n’a littéralement rien à se mettre sous la dent. Les gens errent, pestent contre une mauvaise organisation, et l’on ne peux pas leur en vouloir. Quand on est un kid assoiffé de sang, on veut du beat, et tout de suite. Sauf que seule la Halle 1, où les Bicep vont se produire, peut sustenter les danseurs. Bondée et collante, on s’en va donc vers les autres scènes, avec l’expé de Lee Gamble et son live A/V d’un côté et l’afrobeat industriel nouveau d’Ifriqiyya Électrique de l’autre.

De loin, cela pourrait sonner une critique, un couac même, voir un excès de confiance que de ne proposer un dancefloor dans une seule Halle sur trois. Mais c’est précisément là où un festival tel que Nuits sonores tire son épingle du jeu. En challengeant continuellement ses acquis, la facilité, l’efficace. Et programmer en peak time deux propositions aussi radicales fait aussi partie de l’ADN de l’événement. Certes, Bicep a obtenu le plus de suffrages. Mais pour les quelques uns qui se sont aventurés hors de leur zone de confort, le show ardent et chamanisme d’Ifriqiyya Électrique a été une immense claque. Riffs rageux de guitares couplés à des chants ancestraux africains de cérémonie sacrificielle, le live est un bouillon continu de bruit et de fureur, porté par des images glaçantes de personnes en transe. À l’image du mariage entre Groupe Doueh et Cheveu, cette collaboration improbable sur papier et une révélation à ne pas manquer.

Après cette intense expérience, difficile de redescendre. On se ballade dans les halls, Bufiman nous séduit en attendant le début de sets de l’incontournable AZF et ceux Jérémy Underground & Kerri Chandler. Techno option hardcore d’un côté, house bodybuildée de l’autre. La parisienne séduit, le duo franco-américain déçoit : des beats sans saveurs lancés de façon mécanique vs une énergie débordante. Dans un autre registre, on retombe en Halle 3 sur le set implacable et impeccable d’Avalon Emerson, qui raffle la palme de meilleure clôture de soirée. Mais déjà les forces nous manquent, et nous n’attendons pas le dernier track pour atterrir dans notre lit.

Day 4, la techno ameute et s’enflamme

On se retrouve sous le soleil pesant de la Sucrière pour le Day de Paula Temple : la billetterie affiche complet tandis que les batteries internes se rechargent autant que faire se peut un 4ème jour de festival – c’est-à-dire difficilement.

Il suffit de jeter un coup d’oeil au programme du jour pour remarquer qu’à part DJ Stingray, le line-up bâti par Paula Temple est uniquement féminin. Un effort de parité qu’on retrouvait également du côté du Day 1 de Jennifer Cardini, mais aussi sur le reste du line-up, dans la présence de nombreuses figures féminines à des horaires non “meublage des quotas” : les sets de clôtures d’AZF, Avalon Emerson, Helena Hauff et Peggy Gou en sont des exemples. Si le progrès est lent, il laisse quand même entrevoir un bel effort des programmateurs par rapport aux années précédentes.

On retourne donc sur le terrain en commençant par fuir la tentative techno très brouillonne d’Amélie Lens, et monter au Sucre voir le live habituellement sous tension de Moor Mother. L’américaine joue devant un parterre très essaimé, peu de monde ayant envie de s’enfermer dans une boite noire lorsque les derniers rayons de la semaine brillent dehors. Déjà débuté, ce qu’on voit de son live se présente d’abord sous les auspices noirs et dub qu’on lui connaît, avant que, d’un coup de transition abrupte, elle nous passe un édit soul de Lauryn Hill qu’elle coupe sans fade-out. 15 minutes avant la fin annoncée de son show, elle s’enfuit de la scène sans plus de cérémonie. Pas toujours facile de jouer sans public.

La chamanique Aisha Devi prend ensuite les manettes, dans un tout autre registre : psychédélique, démoniaque et sensuel, son live s’attaque aux sens et cherche à remuer son public dans le registre de l’émotion primaire. Aisha Devi prend le contrepied des artistes d’expérimental “réflective” pour toucher au passionnel brut et, aidée de sa présence scénique magnétique, s’en sort plutôt très bien.

On redescend la montagne pour retrouver le versant dansant des choses. Bobbie* est en plein tour de force techno sur l’esplanade, et livre un set aussi original que millimétré, nous offrant le coup de grâce lorsqu’elle lance l’imparable Theme of Fukuyama de Dollkraut. Dj Stingray enchaîne parfaitement en emportant le son du côté Détroit du globe, mais notre choix se porte vers l’intérieur du site où la maîtresse de cérémonie entame son set. Sans doute le meilleur set techno qu’on ait pu voir de toute cette édition, Paula Temple prouve comme Helena Hauff avant elle que la techno de fin de soirée peut tout autant fonctionner à 20h quand elle est maniée par des expert-es.

Au bout de la nuit lyonnaise

Nous y sommes presque, au bout de cette semaine lyonnaise. Tout déçu de l’annulation d’Andrès — et de The Black Madonna le lendemain — au profit de la belge Amélie Lens, nous foulons pour la dernière fois ces trois halles devenus familières. Dans la numéro 2, Il Est Vilaine fait le show et s’amuse à secouer un public timide, mais fait face à une sonorisation un peu faible. Une mise en jambe parfaite pour celui que l’on attend (presque) tous, Action Bronson.

Ayant déjà reçu les clés de la ville des mains du maire lui-même un peu plus tôt dans la semaine — rien que ça — le rappeur déboule avec fracas sur scène, prêt à en découdre. Derrière lui, des images de son fameux show culinaire et orgiaque sur Vice, F*ck That’s Delicious. Et comme toujours, un jeu s’installe entre lui et le public. D’un côté, l’attitude volontairement provocatrice du géant roux, toisant le public dans de longues pauses, micro à la main. De l’autre, des fans qui cherchent à le titiller et lui jettent toutes sortes d’objets, de bouteilles d’eau vide à un étrange disque lumineux. Lui, sans sourciller, continue de lancer ses tubes un à un, attrapant au vol les projectiles. Gourmand, fougueux, le show est total et la Halle 1 pleine à craquer rugit. On s’y attendait, mais cela fait du bien quand même. Une nouvelle preuve que le rap & le hip-hop ont triomphé cette année en festival, après le Pitchfork quelques mois plus tôt.

Un tour au bar plus tard, direction The Hacker qui plonge la salle dans le noir. Une techno empreinte de new wave, sombre et belle : Michel Amato se (nous) fait plaisir sur cette Halle 2, décidément bien tournée vers la face cachée des 80’s. La Halle 3, 100% exotique, nous tend les bras. C’est d’ailleurs la mort dans l’âme que nous avons choisi Action Bronson à la formation sud-américaine Los Wemblers de Iquitos. Les suivants sur scène, Dengue Dengue Dengue, font le boulot comme on dit, mais ne surprennent pas. Le beaucoup plus fun et entraînant Voilaaa Soundsystem prend d’assault la scène et réveille tout son monde. La suite ? On ne la connaitra pas, malheureusement. La fatigue est belle et bien là, et un closing nous attend encore.

Un dimanche au Sucre, comme l’on va à la messe

La pluie et le froid soudain n’auront pas eu raison de tous : nous sommes bel et bien de retour à la Sucrière pour un closing qui, s’il manque de prise de risques, s’annonce en tout cas musclé. Avec l’annulation de The Black Madonna, c’est l’américain Seth Troxler qui a répondu présent au pied levé. Not bad, mais pas dans le même registre. Oui, nous somme difficiles, même sur un remplacement d’urgence. Côté Esplanade transférée à l’intérieur, pour cause de froid polaire, MCDE Recordings fêtait ses dix années avec les tauliers Pablo ValentinoMCDE et Henry Wu. C’est sur cette première scène que nous nous sommes tournés une très large partie de la journée. D’une house un peu trop frontale au début, l’anglais a lentement mais avec grâce dérivé vers une disco musclée, avec des encarts jazz-soul de toute beauté. En parlant de soul, dans la salle 1930 attenante, la diggeuse Clémentine distille avec passion une selecta groovy, alternant douceurs et mises en jambes, qui finira sur le tube de Caramel, “L’amour toujours l’amour”.

La prise de platines par Seth Troxler est d’autant plus brutale que le Monsieur ne s’embête pas à coller à sa prédécesseure. On file donc devant Pablo Valentino, après avoir tenté (en vain, et sous la pluie) d’accéder au Sucre et au live de Kink. Tant pis, le lyonnais puis Danilo himself nous font oublier toute déception en nous couvrant littéralement de soleil, d’amour, de joie. Percutant, fun et décomplexé : un closing comme l’on voulait, loin du mental Troxler qui déçoit (un peu). Son B2B avec Laurent Garnier n’est d’ailleurs pas inoubliable, ce qui nous fait d’autant plus penser qu’avec The Black Madonna, l’osmose aurait pu être belle.

Mais il est déjà l’heure de sauter dans un TGV, pas le temps d’entendre le dernier track. Tristesse (un peu), fatigue (beaucoup) en quittant Lyon, ses Nuits sonores, ses jours fiévreux, son emblématique festival. L’année prochaine, on posera notre lundi.

Article écrit par Thibaut Cessieux, Nina Venard et Lélia Loison

Crédits Photos : Brice Robert