Pour la faire simple, le festival Great Escape pourrait s’apparenter à nos Transmusicales hexagonales, mais dans des proportions Outre-Manche. À comprendre, près de 400 groupes étalés sur trois journées seulement, et dispersés dans divers lieux du repère balnéaire qu’est Brighton – de la vraie salle de concert au pub où le comptoir transpire.

Autre détail significatif de l’évènement, outre un public de pros de la musique en quête de chair fraîche, l’assistance est aussi et surtout composée d’anglais. Public pas avare en réactions, ce qui rafraichit un peu de nos tremplins hexagonaux et de la plaie d’une audience souvent glaciale, juré d’un concert débutant comme d’un procès aux Assises.

Et il en faut parfois de l’indulgence et de l’enthousiasme pour évaluer ces jeunes performeurs : sur des créneaux de 30 minutes de set souvent calibrés au linecheck (tests de son de dernière minute), les groupes programmés au Great Escape n’ont que quelques titres pour prouver leur valeur. Mais malgré quelques ratés, la plupart de ceux qu’on a pu voir entre deux sprints dans Brighton ont su se montrer à la hauteur du défi qui leur était posé, et agrandir notre liste de groupes à garder en vue. Recap au repos :

 

Let’s Eat Grandma

Pas encore sorties du secondaire, les deux soeurs de Let’s Eat Grandma nous auront envoûtés les premières grâce à leur messe tribale enfantine, qui leur donne des airs de gamines débarquées d’une secte vaudou. Leurs chorégraphies sur scène où elles se tapent dans les mains façon Maya l’abeille en ajoutent encore un peu à l’étrangeté d’observer d’aussi jeunes disciples de Cocorosie. L’ambiance n’en est pas moins captivante – et prometteuse pour la suite.

 

Pumarosa

Jolie découverte que Pumarosa, quintet londonien dont la chanteuse ressemble à Nico, mais chante plutôt comme Jenny Beth de Savages. Une Anna Calvi déguisée en lady stardust, dont le chant tendu s’accompagne de solos qui donnent une seconde vie aux mélodies rock et au délaissé saxophone. Le groupe nous avait interpellé à l’écoute du titre Priestess, les découvrir sur scène fait figure de belle confirmation.

 

Monika

Devant un public éparse, probablement peu au courant de l’agitation qu’elle suscite en Grèce (et ailleurs), Monika débarque devant une foule assise à même le sol, attendant tranquillement l’heure de se mouvoir en sirotant l’énième pinte de la soirée. Pas de soucis, elle exhorte le dit public à garder ses positions et commence son concert acappella, chantonnant tel un prophète de l’ombre “Heaven is a place where there’s nothing to do”. Passant ensuite à l’électrique, elle étendra ses influences pop, soul et disco dans une verve scénique qui éblouie la bande de chanceux présents, nous laissant même penser que Patti Smith aurait bien pu être réincarnée en chanteuse grecque avant sa propre mort.

 

Hidden Charms

C’est une note lourde qu’on commence la deuxième journée avec les londoniens de Hidden Charms, auteurs du meilleur défouloir qu’il nous ait été donné d’entendre en ce début d’année : le cynique et étourdissant “I Love You ‘Cause You’re There”. Jouant dans un coin de parking improvisé en scène plein air, leur concert est lui aussi un joli défouloir, qui nous rappelle au passage que l’Angleterre est un pays de gens très grands – on aperçoit à peine une mèche de cheveux longs dépassant de la scène.

 

Amber Arcades

On s’aventure dans le registre pop avec Amber Arcades, dont les ballades mignonnes leur donnent un faux air de Tops, quelques guitares en plus. Il y a beau avoir du Redbull sur la scène, on se dit qu’il aurait fallu tripler les doses (ou agrémenter de bourbon) pour donner un peu de punch à des morceaux un peu plats. L’énergisant semble enfin faire effet sur le dernier quart du set, où les guitares finissent par s’allumer et faire honneur au cadre. On ne va quand même pas boire de la soupe dans un pub anglais.

 

The Parrots

Version masculine de leurs potes de Hinds, The Parrots nous livrent un joyeux bordel à l’espagnole comme seule Madrid sait le faire. Et si le tout est sacrément brouillon, on pense que c’est bien là le but du groupe, qui réussit tout de même à faire scander ses paroles indéchiffrables à un public proportionnellement agité. Le coup de chance à une reprise garage d’All My Loving des Almighty Defenders (fusion temporelle des Black Lips et de King Khan & BBQ Show).

 

Holy Esque

Quelque part sur la côte de Brighton, Holy Esque balance sa sauce à cheval entre The Jesus & Mary Chain et des structures de morceaux plus classiques, desquelles résonnent une voix si particulière qu’elle interpelle et ameute les badauds se promenant innocemment sur la digue. Les envolées – lyriques comme mélodiques – sont en effet assez belles pour valoir ce tour de force touristique. Une classe à l’écossaise pas non plus avare de vannes envers le mainland, le chanteur balançant à un public qui récupère encore de la veille : “Judging from your moves, half of the crowd is from London », référence claire à la froideur réputée des publics citadins.

 

Lewis Del Mar

Dès les premières notes, on est fixé : la palme de la joyeuse bande d’adolescents sans prise de tête sera cette année décernée aux copains de Lewis Del Mar, qui promènent des chansons guillerettes qu’on ne peut bien que qualifier d’indie pop. Une indie pop qui sourit à pleine dents (fraichement poussées) et un rapport à la scène certes un peu juvénile (comprendre bordélique), mais qui sait apporter sa dose d’énergie.

 

Eska

Changement de vent de complet avec Eska, déesse soul qui, dès son entrée, fait se lever tout un public pourtant mis à mal par deux journées de marches. Mais la chanteuse et son groupe débutent avec un coup imparable : un titre rock qui laisse imaginer ce que Led Zeppelin aurait pu donner s’ils avaient choisi de troquer leur chanteur pour le gospel du Gimme Shelter des Stones.

Du haut de ses pieds nus, Eska a vingt fois le charisme d’autres groupes balbutiants de timidité, et ce qu’elle chante sur des mélodies rock, reggae ou purement soul. Le spectacle tient plus de la performance que du concert, si bien qu’on sort convaincus que la chanteuse doit déjà tenir un beau palmarès de subjugation scénique, même si déroulés dans l’ombre que subissent souvent les choristes. On vous conseille au passage le très bon documentaire Twenty Feet From Stardom traitant du sujet.

 

Rejjie Snow

Cela fait déjà un moment que le rap UK ne se conjugue plus qu’à la seule grime, et Rejjie Snow semble en être l’exemple type. Adepte de la veine “rap mélancolique “ dans ses titres les plus médiatisés, l’irlandais dévoile un tout autre dynamisme sur scène, enflammant le public d’un flow sans faille. On en viendra même à envisager que son rap est enregistré tant il tombe parfaitement dans les temps, mais non, c’est bien d’un live qu’il s’agit. Un live qui nous fera d’ailleurs regretter le peu d’artistes hip-hop sur cette édition du Great Escape, scène pourtant foisonnante, aux UK comme ailleurs. En guise de mot d’adieu, le rappeur balance à la foule “Catch me up on Tinder”. Quant tu veux Rejjie.

 

Mmoths

On vous parlait il y a peu de Luneworks, le bel album qu’a sorti Mmoths il y a quelques semaines. Empressés de voir ce qu’il donnait sur scène, on s’élance avec l’énergie du concert de Rejjie Snow pour atterrir dans un autre genre d’ambiance : sous des vappes expérimentales, l’autre irlandais de notre programme livre un set immersif au possible, où le spectateur plongé dans le noir n’a d’autre choix que de se prêter à l’expérience. Ou de faire une sieste.

Le côté pop de Mmoths tient dans cette veine spacieuse, romantique et introspective, ce qui n’en fait pas un artiste électronique au sens pur du terme, mais on aurait pour autant bien du mal à le qualifier de pop. Le son est trop analogique, la voix trop volontairement noyée et les lumières trop éparses. L’ambiance se rapproche de l’ambient sans qu’on puisse vraiment en apposer le cachet, mais la performance n’en est pas moins touchante de beauté.

 

Formation

Parmi les groupes à l’affiche, certains ont déjà plus de bouteille (ou du moins de buzz) que d’autres. C’est le cas de Formation, dont les mini tubes Hangin et All The Rest Is Noise ont déjà connu leur petit succès l’année dernière. Leurs hymnes pop/rock jouent sur un combo certes facile, mais pas moins efficace : l’accent sur le duo voix/percussions. Dommage d’ailleurs qu’on ne puisse pas voir le batteur en action – caché par des anglais décidément toujours aussi grands -, mais ses baguettes s’élèvent assez haut en l’air pour qu’on puisse les apercevoir, ce qui relève déjà de la performance musclée.

 

The Hearing

En plus de rentrer dans la catégorie des noms impossible à marketer pour les attachés de presse, The Hearing (soit “l’ouïe”) intègre une autre caste, celle de la synthpop scandinave. Finlandaise pour être exacte, la jeune fille dévoile une voix impressionnante qu’elle s’amuse à enregistrer, mettre en loop pour ensuite chanter par dessus en réutilisant le même procédé jusqu’à extinction en apogée glitch. Enfant émule de Grimes et des Knife, elle s’enterre sous les câbles et les effets pour dissimuler sa timidité. On lui proposerait bien le port du masque vénitien  comme solution, mais il faudrait en priorité trouver un batteur – la boite à rythmes incessante convoquant un effet un peu mécanique.

 

Jones

Les ballades R&B de Jones accompagneront notre après-midi en plein air sous le vent et le pluie battante de Brighton, sa session acoustique installant une atmosphère romantique dans l’assistance, au point que celle-ci en oublie (à notre grand bonheur) de sortir les toujours agaçants parapluies. Ou peut-être les anglais sont-ils moins regardants que nous quand il s’agit de se recevoir quelques gouttes.

 

Smerz

Smerz, un nom chelou pour un groupe ayant la volonté de l’être. Les couteaux norvégiens jouent eux aussi d’un duo bien inspiré des Knife, la chanteuse principale poussant le vice jusqu’à être un portrait craché de Fever Ray. Leur synthpop très électronique est perçante, ne laisse pas de places aux respirations, leur live livrant au passage les meilleurs (seuls ?) visuels qu’on ait vus du festival.

La culture du duo est clairement porté du côté de l’électronique, même si l’écoute de leurs morceaux enregistrés révèlent une facette plus pop que leur exécution live. On pense à Little Dragon, Tirzah ou encore NAKED, partageant avec ces derniers le jeu d’ombres entre la noirceur de l’ambiance et la clarté du chant.

 

Loyle Carner

Une partie du charme de Loyle Carner tient dans le fait que son rap réussit à conserver un accent british bien distinctif. Un facteur local ayant peut-être aidé à attirer les foules débarquées en masse pour l’occasion, si bien qu’il nous faudra observer la moitié du set depuis un écran à l’extérieur de la salle. Mais même sous ses conditions, force est de constater que le rappeur vaut bien tant d’excitation : son flow gère aussi bien l’instru que le freestyle acappella, repris en masse par la foule lorsqu’il entame les refrains de ses hits perso.

 

Jagwar Ma

On ne parle certes plus là d’émergence ni d’ailleurs du programme pur et dur de Great Escape, mais de son concert de clôture, qui nous permet d’entrevoir ce qu’un groupe passé au festival peut être devenu trois ans plus tard. Et le résultat ne déçoit pas : les australiens sont maîtres de leur scène et de leur son, livrant une perf exaltante mais maîtrisée, qui laisse bien percevoir qu’en comparaison aux jeunes pousses aperçues ces trois derniers jours, eux jouent déjà dans la cour des grands.

À chaque jour son thème, le jeudi nous aura fait découvrir des actes féminins pleins de petites révolutions sonores, le vendredi le rock de demain (et parfois d’hier), et le samedi la synthpop et l’électronique toujours dans la force de l’âge. Pour ce qui est des anecdotes, on retiendra de ce week-end que le “On s’appelle X, allez nous découvrir sur Spotify » a définitivement remplacé le “On s’appelle X, vous pouvez acheter nos CDs dehors », mais aussi qu’il ne faut pas faire perdre son temps au public anglais : le soundcheck de NZCA Lines, qui s’est étalé sur toute la durée supposée de leur set (et dans une salle surchauffée) leur vaudra un bien senti “You guys are a pair of fucking cunts” à l’anglaise.

On regrette bien sûr les manquements à notre programme imaginé (parmi lesquels Fews, Lusts, Egyptian Blue, Bayonne, Essaie Pas..) mais c’est bien là le dilemme de tel festival : comment découvrir la valeur live de 400 groupes en trois jours sans don de dédoublement multiple ? En attendant que la biologie rattrape son retard sur l’émergence musicale, on reviendra en tout cas sûrement découvrir de jolies choses à Brighton.