La névrose marque subtilement les traits de leurs visages. On parle ici de Ron Morelli, instigateur de L.I.E.S Records et de Kemal, en charge de Berceuse Héroïque. Les deux personnages se retrouvent et se confondent sur beaucoup d’éléments : tous deux à la tête d’institutions très trendy, ils produisent une musique exigeante et spontanée. L’une comme l’autre maison sortent leurs releases à un rythme effréné, au moins une tous les mois, quand ce n’est pas chaque semaine.

Enfin, les deux personnages ont des personnalités sensiblement identiques : névrotiques et pessimistes, misanthropes et torturés, comme accidentés et marqués à vie par une pulsion morbide et cathartique. Portrait sur les âmes damnées de la scène techno-house, épaulé par un poème de Maurice Rollinat, “le fantôme du crime”, comme pour joindre au mysticisme qui se dégage de ces deux personnages un romantisme propre à l’image que se projette leur public éclairé.

La mauvaise pensée arrive dans mon âme

En tous lieux, à toute heure, au fort de mes travaux,
Et j’ai beau m’épurer dans un rigoureux blâme
Pour tout ce que le Mal insuffle à nos cerveaux,
La mauvaise pensée arrive dans mon âme.

Il est avant tout très difficile de placer ces deux institutions et leurs leaders respectifs dans des cases, tant ils insufflent un son unique dans une scène électronique qui peut rapidement donner l’impression de tourner en rond. Leurs sets va de l’ambient la plus folklorique et tribale au noise le plus hardcore. Gras, lo-fi, tout en progression, en virages inattendus, ces faiseurs d’influences aiment surprendre sans pour autant calculer leurs coups. C’est avant tout la spontanéité qui marquent leurs faits et gestes.

Ainsi, Ron Morelli n’hésite pas à retranscrire tout le dégoût que lui inspire l’humanité dans la plupart des interviews qu’il donne. Alors que nous lui proposions une interview il y a quelques semaines, Kemal nous déclina trop poliment la proposition, tout en précisant qu’il n’aimait pas l’exercice, et qu’il n’aimerait pas en refaire avant dix ans. Dans les rares interviews circulant néanmoins sur le net, il se décrit comme un nerveux, “pauvre, moche et misérable”. On ne vous en voudra pas si vous ne passez pas vos prochaines fêtes à leurs tablées.

J’écoute malgré moi les notes infernales

Qui vibrent dans mon cœur où Satan vient cogner ;
Et bien que j’aie horreur des viles saturnales
Dont l’ombre seulement suffit pour m’indigner,
J’écoute malgré moi les notes infernales.

Il est également difficile de douter de leur sincérité. S’il s’agissait d’une posture, superficiellement mystérieuse pour leurs détracteurs, cela serait incohérent avec leur démarche. Car si le contenu est effectivement d’une exigence certaine et d’une accessibilité difficile, leur processus créatif est avant tout anti-intellectualiste. Dans leur écriture musicale, les deux énergumènes ne cherchent pas à falsifier le produit de leur subconscient. Le résultat est souvent de longues plages sonores distordues ou hypnotiques, à l’image du dernier album de Ron, “A gathering together”, dont voici la track la plus rythmée et accessible.

Kemal n’est pas en reste. A tout dire, je l’ai découvert il y a deux ans un peu par hasard. Je tombe sur cette track sur soundcloud, à la rythmique lente et implacable, au titre en alphabet grec – AΝΑΣΤΕΝΑΡΙΑ – et aux samples mystérieux. Après quelques recherches, il s’est avéré que le titre fait référence à des cérémonies de marche sur le feu qui rendent hommage à une communauté grecque décimée par les turques au début du vingtième siècle. L’artwork n’est autre qu’une photo de Mustafa Kemal Atatürk, le dirigeant turque de l’époque. Le sample que l’on entend derrière la rythmique, un enregistrement authentique de ces cérémonies. Cette démarche artistique, originale, politisée, pulsionnelle, me fascinait.

Mon crâne est un cachot plein d’horribles bouffées

Le fantôme du crime à travers ma raison
Y rôde, pénétrant comme un regard de fées.
Faut-il que ma vertu s’abreuve de poison !
Mon crâne est un cachot plein d’horribles bouffées.

C’est à partir de ce moment que j’ai suivi la page facebook du tout jeune Berceuse Héroique. Régulièrement, le label déployait son identité visuelle, basée sur une imagerie fasciste ou d’images d’archives de conflits. Durant la crise grecque “grexit” de cet été, l’action de l’Allemagne fut notamment décrite avec une photographie de la Wehrmacht marchant sur Athènes. Si cette imagerie fasciste et historique me captivait, c’est sans rien lui enlever de son caractère encore une fois anti-intellectualisé, primaire et même avouons-le carrément adolescent.

Cette instabilité, artistique ou émotive, allait forcément finir par déraper. Ce fut le cas en septembre dernier quand Kemal tweeta “following a girl for 3 hours around London cause she has the best ass EVER is not a crime”. Levées de boucliers de l’ensemble du milieu,  avant un rétro-pédalage derrière la barrière de l’humour. Difficile de lui accorder le bénéfice du doute, même si Kemal avance le quiproquo – exaspérée par les critiques fait à son label sur l’utilisation de cette imagerie violente – et dénonce la censure dont il fait objet. Quelle qu’en soit la finalité, l’affaire retranscrit bien le caractère pulsionnel de ces institutions. Et c’est également de là que vient leur capacité à être créatif, à sortir des sentiers battus d’un point de vue musical – de la même manière que le rock et le punk à leurs origines.

Berceuse Heroique

Satan ! dans la géhenne où tes victimes brûlent,

Tu convoites un cœur qui n’est pas né pour toi ;
Souverain d’un empire où les peuples pullulent,
Qu’as-tu besoin encor d’un juste sous ton toit,
Satan, roi des enfers où tous les damnés brûlent ?

Derrière ces deux figures et leurs trajectoires singulières, c’est tout un ensemble d’artistes qui ont été mis en avant. Du coté de L.I.E.S, la bande de dauphins est composé des américains Gunnar Haslam, Svengalighost, des français Voiski et 45 ACP et même d’un chinois avec le vent en poupe, Tzusing. Chez Berceuse Heroique, ça va de Detroit avec MGUN à Moscou avec Gesloten Cirkel en passant par les Pays-Bas avec Ekman.

Car dans les deux cas, la ligne éditoriale consiste à mettre en avant des pépites et pas des personnalités connues du circuit. Berceuse Héroïque et L.I.E.S sont des révélateurs de talents cachés, qui pour la plupart resteront dans l’anonymat, en arrière-plan d’une distribution frénétique qui vise surtout à sortir tout ce qui est bon et qui peut l’être. Berceuse Héroïque est londonien, distribué par Honest Jon, un disquaire également élu label de l’année sur Resident Advisor. L.I.E.S est originellement new-yorkais, mais on n’en est plus tout sûrs depuis que Ron Morelli a installé son studio à Paris il y a deux ans. La distribution européenne est assurée par Rush Hour.

Enfin, puisque l’impact de ces entités tient avant tout par les sorties qui ont révélé leurs protégés, voici une playlist de ce que l’on a aimé dans leur catalogue. Vu la taille de ce dernier, on vous invite fortement à aller fouiller par vous même. Leur influence peut paraître limitée si l’on se contente des statistiques d’écoutes, mais ils brillent d’une renommée et d’une réputation dans le milieu qui leur octroient une place de choix dans les bibliothèques d’artistes beaucoup plus populaires. Nous utilisions plus tôt le terme de “faiseurs d’influences”, et il s’agit là de la meilleure façon de les qualifier.