Le 16 Mai dernier, on était au rendez vous pour le Villette Street Festival qui après 15 jours de festivités se terminait en concerts. Une grosse soirée hip hop avec notamment la présence de Ghostface Killah et BadBadNotGood, ainsi que Ras Kass et Rapper Big Pooh accompagnés du producteur Apollo Brown. On a profité de leur présence à Paris pour rencontrer ce dernier, ambassadeur de Mello Music et considéré aujourd’hui comme l’un des meilleurs producteurs hip hop.

Pour rappel, Apollo Brown lance sa carrière solo à la fin des années 2000 après une première mixtape, Skilled Trade (2007), et une victoire au Detroit Red Bull Big Tune Championships en 2009 qui entraine sa signature sur le label Mello Music Group quelques mois plus tard. Depuis, Apollo Brown a multiplié les projets, que ce soit en solo (Clouds, Thirty Eight) ou avec d’autres MCs (Gas Mask (The Left), Trophies (O.C), Dice Game (Guilty Simpson), Ugly Heroes, et plus récemment Blasphemy avec Ras Kass et Words Paint Pictures avec Rapper Big Pooh).

Au delà d’une preuve de respect et d’intérêt portés à l’égard du talent d’Apollo Brown, cette interview est aussi un témoignage de l’importance du rôle de producteur dans le hip hop, encore trop souvent oublié.

Beyeah : Tu mets Détroit en avant chaque fois que tu en as l’occasion et au quotidien ne serait-ce qu’à travers tes vêtements, quelle est l’influence de la ville sur ta manière de faire de la musique ?

Apollo Brown : Détroit est remplie de caractère et de personnages, s’il y a une chose que l’on peut dire sur Détroit, c’est que c’est une ville de caractère. Des habitants à l’architecture jusqu’à l’économie globale de la ville, ce n’est rien d’autre que du caractère. Tu peux sortir de chez toi sur le porche, regarder des deux côtés de la rue et trouver assez d’inspiration pour faire de la musique, c’est fou. Regarder les gens, leur manière de réagir face aux épreuves, leur résilience. Détroit a connu des moments difficiles mais, tu vois, tout est en train de revenir. C’est incroyable de voir comme les habitants rebondissent et surmontent les obstacles, et rien que ça suffit à trouver de l’inspiration. Nous avons parmi les meilleurs MCs, les meilleurs producteurs, et nous faisons de la musique avec le cœur et beaucoup de sentiments. Et tout vient de là, je regarde dans Détroit et m’imprègne de tout ce qu’elle peut m’offrir.

Oui, car il y a la ville et sa population mais aussi son histoire musicale…

Apollo Brown : Oui c’est certain que l’histoire musicale de Détroit est très riche, et les habitants sont très pro-Détroit. L’inspiration vient du caractère de la ville, de son histoire et de tout ce qu’elle traverse au quotidien.

Tu as l’habitude d’enregistrer à Détroit, mais pour ce dernier album avec Ras Kass vous avez enregistré à Los Angeles, est-ce que ça a affecté ta manière d’enregistrer ?

Apollo Brown : Los Angeles, c’était un bon changement de rythme pour moi. C’est sûr que j’aime enregistrer à Détroit, mais j’aime surtout enregistrer là où le MC se sent bien, pour qu’il soit à l’aise au micro. Je ne veux pas le sortir de son élément, et l’obliger à enregistrer quelque part où il n’est pas détendu. Je veux qu’il soit dans les meilleures conditions possible pour pouvoir me donner la meilleure musique possible, avec le plus de concentration et surtout le plus d’émotions possible. Ras est à l’aise à Los Angeles alors on l’a gardé là bas et j’y suis allé, et c’était génial, ça m’a apporté quelque chose de différent.

Maintenant tu aimerais continuer d’aller enregistrer dans d’autres villes ?

Apollo Brown : Oui j’irais n’importe où pour enregistrer ! J’ai l’habitude de Détroit mais tant que les vocaux que je reçois sont propres, clairs ça me va.

“Mes beats, ce sont mes enfants. Et avant d’envoyer tes enfants chez une babysitter, tu veux lui faire passer un entretien.”

Je suis curieux de la manière dont tu prépares un album avec un MC pour avoir cette alchimie dans le résultat final. Est-ce que tu passes du temps avec les artistes avant de passer à l’enregistrement, tu apprends à les connaître ?

Apollo Brown : Oui absolument. Je vois les choses comme ça : Mes beats, ce sont mes enfants. Et avant d’envoyer tes enfants chez une babysitter, tu veux lui faire passer un entretien. Tu veux t’asseoir et parler pour savoir quel genre de personne elle est, dans quel genre de maison elle vit, comment elle s’occupe de ses propres enfants… C’est un peu de cette manière là que je traite mes beats. Je ne suis pas là à donner des beats à n’importe qui, j’ai besoin de savoir que tu prendras soin d’eux, que tu les utiliseras à bon escient tu vois ? J’ai besoin de m’asseoir avec la personne avec qui je travaille et construire avec elle, et souvent on finit par devenir de très bons amis. Je pense que c’est important pour la vibe de la musique. Pour que ce soit organique, ça doit être organique. Au moment de passer en studio, tu dois savoir en regardant dans les yeux de l’autre que vous avez les mêmes envies par rapport au projet. Tous les deux doivent vouloir faire de la bonne musique et la meilleure musique qu’ils sont capables de faire. Si ce n’est pas organique, si les mecs ne sont pas sur la même longueur d’ondes, alors ça ne va probablement pas marcher.

Ras Kass et toi ne vous connaissiez pas personnellement avant de vous lancer dans Blasphemy ?

Apollo Brown : Non, avec Ras on ne se connaissait pas avant l’album. On avait chacun entendu parler de l’autre, nous avions beaucoup d’amis en commun mais nous n’avions pas eu l’occasion de faire connaissance personnellement. Avant de faire l’album on a passé du temps ensemble. Je suis allé à L.A et lui est venu à Detroit, puis on a passé du temps à New York, en République Tchèque… Au moins 5 ou 6 fois comme ça avant de commencer l’album, et on a pas arrêté de trainer ensemble depuis. Mais tu sais c’est une des choses qui, peu importe si je te connais déjà ou si je viens de te rencontrer, gardera le même processus. Il faut que l’on se rencontre et que l’on se mette d’accord à propos de ce que nous allons construire ensemble musicalement parlant.

Tes deux derniers projets ont été réalisés avec deux rappeurs à la plume engagée et avec des morceaux “conscients”, est-ce que c’était important pour toi de réagir aux évènements récents en faisant ce que tu fais de mieux ?

Apollo Brown : Tu veux dire ma manière de réagir en musique ?

Ce que je veux dire c’est qu’on a vu beaucoup d’artistes s’impliquer et réagir de manière personnelle en allant aux manifestations à Ferguson et ailleurs, et d’autres comme Ras Kass et Rapper Big Pooh l’ont fait avec toi, réagir en musique.

Apollo Brown : Et c’est de cette manière que je réagirais. Tu vois, je ne suis pas un orateur. Quand j’ai un problème avec quelque chose dans le monde, j’ai peut-être la plateforme pour me faire entendre, mais je ne suis pas un MC, un poète, les mots ne viennent pas facilement avec moi et c’est pour ça que je suis producteur. Je peux rester dans l’ombre et je parle avec mes beats. C’est ma manière de réagir, et je laisse le soin à quelqu’un d’autre de venir poser une réponse ou une réaction à un évènement pour en faire une chanson. Mon travail est de créer la musique qui permettra de transmettre ce sentiment. Je veux que la personne qui écoute le morceau le ressente. Pas seulement à travers les paroles et le texte, mais par la musique. C’est comme dans les films, on met une certaine musique sur certaines scènes pour te faire sentir d’une certaine manière, et c’est mon travail. C’est comme ça que je joue mon rôle dans la réaction et la prise de position vis à vis des actualités.

Est-ce que pour toi ces moments difficiles sont une source d’inspiration pour les artistes ?

Apollo Brown : C’est certain oui, ça donne une bonne raison de parler aux gens. Ça leur donne aussi une raison de faire entendre leur opinion et leurs idées. C’est le genre d’évènement qui peut créer une étincelle chez une personne intéressante qui en tirera une chanson, qu’elle soit pro ou contre ce qui se passe. C’est majeur dans la musique, et ça fait longtemps que ça dure. La musique parle de guerre et d’oppression.

“Tout ce qui pourrait se passer dans ta vie, je peux m’y rattacher, et je pense pouvoir recréer le sentiment que quelqu’un aurait dans ce type de situation par ma musique. “

Les sentiments semblent être au cœur de ta démarche musicale et de la manière dont les gens la perçoivent. Ce qui me frappe lorsqu’on écoute tes beats, c’est que l’on peut facilement reconnaître ta musique, mais tu arrives toujours à créer un décalage qui nous fait ressentir de nouvelles choses. Comment arrives-tu à garder cette sensibilité sans te répéter dans le résultat ?

Apollo Brown : C’est marrant que tu me dises ça, comme je disais toute à l’heure je trouve une partie de mon inspiration simplement en regardant à ma fenêtre. Mais il y a aussi les évènements marquants qui arrivent aux gens dans leur vie, que ça me soit déjà arrivé ou non. Perdre un de ses parents, un proche, ou des choses plus heureuses comme se marier ou avoir des enfants. Tout ce qui pourrait se passer dans ta vie, je peux m’y rattacher, et je pense pouvoir recréer le sentiment que quelqu’un aurait dans ce type de situation par ma musique. J’aime juste l’émotion, si je fais un beat et que je ne le ressens pas, si je ne peux pas sentir la musique et qu’elle ne me transporte pas quand je l’écoute, je vais la jeter. Même les beats plus violents que j’ai fait, je les ressens toujours. Je trouve que la musique a perdu beaucoup d’émotions. Le genre de musique qui passe à la radio ne véhicule pas d’émotion, ce ne sont que des sons et des mots. J’essaye de faire une musique qui touche la corde sensible et fait dire aux gens : « Attends, il faut que je prenne le temps d’écouter ça ». C’est le type de musique que j’aime, donc pour moi faire de la musique veut dire faire quelque chose que les autres peuvent ressentir aussi.

Tu parles de la musique à la radio et la musique d’aujourd’hui, l’autre soir Ghostface Killah a ramené le show dans les années 90 et a dit qu’il n’aimait pas le hip hop qui sortait aujourd’hui. Qu’est-ce que tu en penses de ton côté ?

Apollo Brown : C’est drôle car il y a toujours un public pour tout, il y a une base de fans pour n’importe qui. Comme je l’ai dit je pense que la musique a perdu beaucoup d’émotions, mais c’est aussi un genre où tu dois fouiller pour trouver. C’est comme le jazz aujourd’hui, ce n’est plus là sous ton nez, tu dois aller chercher, mais une fois que tu as trouvé ; c’est bon, c’est vraiment bon, tu vois ce que je veux dire ? La mauvaise musique est horrible, vraiment, mais la bonne musique ?! C’est vraiment excellent, qu’elle vienne de nouveaux artistes ou bien d’autres déjà là depuis un moment.

Regarde des gens comme Joey Bada$$, c’est un jeune artiste mais il apprécie ce son plus vieux. Et je déteste dater un son parce que c’est un son que l’on a encore aujourd’hui, mais c’est un son qui vient d’une autre ère du hip hop. Une ère du hip hop où il y avait de l’émotion, où les rappeurs racontaient vraiment quelque chose, vous faisaient entrer dans leur vie. Le but n’était pas seulement de faire de l’argent, aller en club, tu sais « Bitches Jewels and Cars » et toutes ces choses là. On te racontait une histoire à laquelle tu pouvais t’identifier, et tu te disais « J’ai vécu la même chose, c’est fou, il faut que je l’écoute encore ». C’est très différent de ce que le hip hop a pu être, maintenant il faut creuser un peu pour découvrir les bonnes musiques.

Mello Music Group est en perpétuelle croissance depuis le départ et tu y joues un rôle important avec des artistes comme Oddissee, quelle est ta relation avec Michael Tolle (fondateur et patron du label) et les autres artistes ?

Apollo Brown : C’est comme une grande famille, je suis à Mello depuis 5 ans et je fais partie de ceux qui y ont passé le plus de temps. N’importe qui capable de produire ce qu’il faut pour nous rejoindre, nous l’accueillons à bras ouverts. Et l’on sait que ce sera de la bonne musique car on ne fait pas rentrer ce qui n’est pas de qualité à Mello Music. Ce n’est pas pour l’argent, ce n’est pas pour la fortune, la gloire ou ce genre de choses. Tout ce qu’on veut c’est sortir de la bonne musique. Je pense que la bonne musique peut tout transcender. Si tu fais de la musique de qualité les gens l’écouteront, et ils apprécieront. C’est aussi simple que ça.

Tu travailles avec des « vétérans » reconnus du milieu comme Ras Kass, Rapper Big Pooh, OC, mais aussi avec de plus jeunes artistes comme Guilty Simpson, Ugly Heroes et plus récemment l’album de Red Pill, qu’est-ce que tu retires de ces deux types de collaborations ?

Apollo Brown : C’est clairement très différent. Tu travailles avec des rappeurs plus vieux qui sont dans le game depuis un moment, et ils apportent une certaine ère et une aura à la table, une certaine éthique de travail. Ils savent comment ça se passe et ce qu’il faut pour réussir. Ils ont de l’expérience et un long CV bien rempli, et tu sais qu’ils te respecteront aussi en tant que producteur. Quand je travaille avec un jeune artiste, je ne sais pas à quoi m’attendre car il n’a pas de CV ou quelque chose qui fasse office de garantie. Mais ce que les jeunes artistes ont, c’est qu’ils ont faim. Ils veulent toujours travailler, c’est impressionnant de voir l’ardeur qu’ils mettent au travail, et du coup leur éthique est incroyable. Ils veulent toujours aller en studio et te poussent pour travailler, et j’adore ça. J’ai le meilleur de chaque monde, j’adore avoir cette expérience mais aussi cette faim insatiable des jeunes.

C’est un moyen de conserver l’équilibre…

Apollo Brown : Oui vraiment, c’est un équilibre très important et c’est bon pour moi. Je suis là depuis un moment déjà mais j’arrive toujours à faire partie de ce qui arrive avec la nouvelle génération, c’est un bon équilibre oui.

Je sais que tu as l’habitude d’enregistrer très rapidement quand tu fais un album avec un MC (l’album Trophies avec OC a été enregistré en 16 heures), est-ce que cela fonctionne de la même manière quand tu travailles seul sur une mixtape ?

Apollo Brown : Ça dépend vraiment des deadlines. Je suis bon pour travailler rapidement, et je suis accro au travail… je ne m’arrête jamais. Faire des instrumentales c’est différent car tout tourne autour de moi. Je n’ai pas à attendre le rappeur, je n’ai pas d’autres personnes qui dépendent de moi, donc je peux prendre le temps et m’assurer que les choses soient faites d’une manière qui me convienne.

Tu es connu pour tes samples de musique Soul, qu’est-ce que tu écoutes quand tu es chez toi ?

Apollo Brown : Le truc c’est que je n’écoute presque pas de hip hop. Je le vis alors je dois trouver un moyen de m’en éloigner. En ce moment je travaille sur mon prochain album donc je n’ai écouté presque que ça, mais sinon j’adore le groupe Daughter, les vieux morceaux de Nirvana. L’autre soir j’ai manqué le concert de Depeche Mode que j’aurais adoré voir, même si j’aurais sûrement été le seul mec noir dans la salle (rires). Mais oui globalement c’est ça, beaucoup de musique des années 80, la soul des années 70, la musique psychédélique des années 60, et parfois j’écoute la radio ou je vais voir en ligne ce qui se passe dans le hip hop.

Est ce que tu aurais en tête quelques MCs avec qui tu aimerais travailler ?

Apollo Brown : Oui je peux t’en donner quelques uns, à commencer par Nas. J’aimerais beaucoup travailler avec Jay Electronica aussi, et bien sûr Rakim, je crois que c’est à peu près ça. Je suis un grand fan de Jay Electronica, un grand fan de Nas, et Rakim est tout simplement le dieu…

Tu as déjà travaillé avec des MCs femme et notamment Boog Brown sur un de tes premiers albums, est-ce qu’on peut s’attendre à revoir d’autres collaborations féminines, avec Rapsody par exemple ?

Apollo Brown : Rapsody est géniale, j’ai voulu travailler avec elle sur mon dernier projet mais ça n’a pas pu se faire au final. Jean Grae est géniale aussi, Dynasty… Il y a beaucoup d’excellentes rappeuses en ce moment.

On a appris la fin du mastering de ton prochain album sur Instagram, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus ?

Apollo Brown : Oui je viens de finir le mastering du prochain album, c’est à peu près tout ce que tu pourras tirer de moi (rires). Plus sérieusement, ça devrait sortir au mois de Septembre et l’album s’appellera Grand Jury. Ça va être un très bon album tout le monde jusqu’ici a été agréablement surpris.

Depuis l’album Trophies en 2012 avec OC et plus encore avec les derniers projets que tu as fait, de plus en plus de gens et de médias parlent de toi comme l’un des meilleurs producteurs avec J Dilla, Dj Premier, Pete Rock, comment est-ce que tu vois ça ?

Apollo Brown : Je ne suis pas vraiment intéressé par les comparaisons, je fais ma musique, Dilla a fait la sienne, et ainsi de suite. Nous faisons tous de la très bonne musique. Être l’un des meilleurs, je l’ai entendu un peu, et c’est plutôt génial comme sensation, mais tu sais, je suis là depuis quelques temps et espérons que le meilleur reste encore à venir, je fais juste ma musique.