Figure mutante et inconstante, Bowie aura marqué l’histoire de la musique contemporaine de ses multiples personnages. Pour lui rendre hommage, revenons sur l’un d’entre eux, figure éternelle mais pas forcément la plus évidente : le Major Tom.

Deuxième album d’un Bowie encore jeune et aux prémices de sa carrière, Space Oddity introduit le personnage de Major Tom, un homme qui part dans l’espace et finit par s’y perdre. Le morceau suit son envolée dans un dialogue entre l’astronaute et sa base spatiale (“Ground Control »). Major Tom finit par s’embarquer dans un voyage loin de la stratosphère, “de l’autre côté des étoiles », et perd contact avec la base. La zone de flou du morceau tient dans l’incertitude de cette coupure de communication : est-elle involontaire ou Major Tom s’est-il est délibérément aventuré vers d’autres galaxies ?

Avant toute chose, Space Oddity reste une référence notoire à un film considéré par beaucoup comme fondateur de la science fiction, 2001: A Space Odyssey (2001 l’Odyssée de l’Espace). Très influencé par la pellicule de Kubrick sorti l’année précédente, Bowie enregistre une première version du titre dès janvier 1969 pour son film de promo Love You Till Tuesday.

Mais la version officielle attendra la mi-1969 pour sortir, et accessoirement accompagner l’atterrissage de l’Apollo 11 sur la Lune. Atterrissage que la BBC choisira de retransmettre avec Space Oddity comme bande sonore. Tenant compte de la fin du morceau, beaucoup resteront tentés de dire que les producteurs de la chaîne ont accordé largement plus d’attention au titre qu’à ses paroles.

Quoi qu’il en soit, Space Oddity cartonne et ouvre la longue liste des titres de Bowie qui apparaîtront en tête des charts anglais. L’album simplement nommé “David Bowie” restera quant à lui un échec, jusqu’à ce qu’il soit rebaptisé en 1972 au nom de son single le plus emblématique.

Mais comment donner une suite à un tel morceau, si porteur de sens et de symbolique qu’il en écrase un album pourtant excellent ? Bowie choisit de le laisser à son propre sort. Plutôt que de surfer sur l’exploitation spatiale de son tube, il effectuera l’un des premiers virages à 180° de sa carrière en abandonnant Major Tom à ses étoiles.

 

La déconstruction du mythe

Sorti en 1980 sur l’album Scary Monsters (And Super Creeps), le titre Ashes to ashes est considéré comme une suite à l’histoire de Major Tom. Vingt ans plus tard, celui-ci reprend contact avec la terre qu’il a abandonnée, tandis que Bowie reprend les manettes d’un de ses premiers personnages. Mais là encore, ce n’est pas pour lui rendre hommage ou perpréter un quelconque héritage : d’astronaute partant dans l’espace, Major Tom devient junkie s’élevant dans son trip.

En détruisant le mythe du Major, Bowie décontruit toute la thématique spatiale dont Space Oddity s’était retrouvée affublée. Le morceau débute comme un conte : “Do you remember a guy that’s been in such an early song?”, et se poursuit comme un mauvais rêve “I heard a rumour from Ground Control, oh no don’t say it’s true ». Le refrain vient ensuite confirmer les craintes du couplet, en écrasant l’illusion de l’astronaute-héro de la manière la plus claire qu’il soit : “Ashes to ashes, funk to funky, we know Major Tom’s a junkie ».

Un rêve typique de l’enfance (devenir astronaute) se retrouve violemment transposé dans la réalité du monde adulte : “l’astronaute” n’est en fait qu’un drogué en plein trip. La métaphore de l’élévation révèle un autre niveau de lecture, que certains n’avaient pas su voir dans Space Oddity. Le “Ground Control” se lit désormais au sens littéral et représente le fait de “garder les pieds sur terre” – contraire de ce qui arrive au Major Tom, ne plus toucher terre. Le décollage vers l’espace devient l’allégorie du drogué qui perd le sens de la réalité.

Mais cette déchéance du héro peut aussi trouver une autre interprétation, celle d’une vision de l’opinion publique, implacable et mettant constamment à l’épreuve l’artiste, qui se retrouve obligé de battre ses propres records avec l’album d’après, le succès suivant. La métaphore prend alors un sens plus personnel pour Bowie, évoquant à la fois sa carrière mais aussi sa lutte contre les drogues et autre démons occultes dont il se sent à l’époque menacé.

Après la descente aux enfers suivie dans Station to Station (album enregistré dans la poudre de L.A. en 1976) et la trilogie berlinoise convalescente, Bowie revient sur ses excès et tente de les exorciser.

“My mama said to get things done, you better not mess with Major Tom.”

Bowie enterre ici un de ses vieux personnages et tente en même temps de fourrer quelques démons dans le cercueil. À noter d’ailleurs que la phrase “ashes to ashes” reprend une expression des services funéraires de l’Eglise Anglicane, dont les prières d’enterrement contiennent habituellement la rengaine “ashes to ashes, dust to dust” – qu’on peut traduire en français par “de la poussière à la poussière ».

 

Le dernier souffle de Major Tom

Sorti en 1995 sur l’album Outside et co-écrit avec Brian Eno, le morceau Hello Spaceboy évoque lui aussi le Major Tom et ses tribulations spatiales. Si la référence reste subtile et pas nécessairement évidente dans le titre originel, la version alternative des Pet Shop Boys (avec qui Bowie collaborera directement en ajoutant des vocals) redore le blason du Major qui sort de son errance spatiale le temps d’un morceau. Cette ultime mention semble faire office d’adieu au personnage délaissé, le duo Neil Tennant-Bowie scandant Moondust will cover me / Ground to Major, bye bye Tom / This chaos is killing me. »

Chanteur et leader des Pet Shop Boys, Tennant expliquait en 1997 ce semblant d’adieu aux Inrocks :

“J’ai fait croire à Bowie que son Major Tom était prisonnier d’une station orbitale russe et que le gouvernement d’Eltsine n’avait plus assez d’argent pour le faire revenir sur terre. Il m’a juste répondu “Ah, c’est là qu’il était. Je me demandais vraiment ce qu’il était devenu”. »

 

Le silence eternel des espaces infinis

Si ces trois titres suivent précisément le personnage de Major Tom, il faut aussi rappeler que le flirt de Bowie avec les espaces infinis s’étend plus loin. Malgré l’abandon de son personnage à une mort certaine, Bowie continuera d’évoquer l’espace sur d’autres morceaux dans les années qui suivront la sortie de Space Oddity. Son successeur The Man Who Sold The World (1970) s’inspire directement d’un roman de science-fiction de Robert Heinlein, “The Man Who Sold The Moon ». Sur l’album suivant Hunky Dory (1971), figure un autre titre brillamment spatial, Life On Mars? et ses paroles surréalistes.

Tout l’album Ziggy Stardust and The Spiders From Mars (1972) est quant à lui basé sur un personnage venu d’ailleurs : Ziggy Stardust, figure humaine à l’intelligence extraterrestre, venue apporter de l’espoir sur terre à une humanité proche de l’extinction. Dans le single Starman, Bowie/Ziggy décrit l’arrivée imminente d’un sauveur venu de l’espace à la rescousse de l’humanité en péril. Sans toutefois mentionner l’identité de cet homme des étoiles.

Des prémices de sa carrière aux débuts des années 70, les inspirations de Bowie resteront donc très tournées vers l’infini et l’au-delà. Et, comme pour suivre cette filiation spatiale, Space Oddity sera aussi la première chanson à jamais avoir été clippée dans l’espace, grâce à la reprise orchestrée en 2013 par Chris Hadfield, astronaute youtubeur à ses heures perdues dans la stratosphère.

 

Blackstar, l’adieu final

Mais qu’en est-il de Blackstar, premier extrait de ce dernier album que Bowie nous offre en guise d’adieu ? Rien que son titre peut difficilement évoquer autre chose que le thème de l’espace – et donc du Major Tom, qui reste un visage marquant parmi les multiples masques que Bowie a pu revêtir au cours de sa carrière.

Mais la mention du défunt Major ne se cantonne pas au seul titre du morceau : la vidéo qui l’illustre débute par les images d’un astronaute sans vie sur une planète inconnue. Des images qui sont accompagnées des paroles “Something happened the day he died / Spirit rose a metter and stepped aside / Somebody else took his place, and bravely cried / I’m a blackstar, I’m a blackstar”. 

D’abord interprétée comme une mort enfin avouée du Major Tom, le titre prend aujourd’hui un tout autre sens : celui d’un testament où Bowie nous transmet non seulement son oeuvre, mais aussi le poids qui l’accompagne.

Tout au long de sa carrière, Bowie s’est adonné à créer des personnages, les façonner, puis les détruire pour mieux recréer sur leurs cendres. La particularité de Major Tom tient dans l’écho qu’il a continué de faire au cours des décennies qui composent cette discographie dantesque. Pas son personnage le plus marquant, mais peut-être le plus résistant, Major Tom aura su tenir jusqu’à sa mention funèbre dans Blackstar, peu avant que son créateur ne vienne le rejoindre. Et nous laisse le soin d’endosser le legs : repousser les barrières de la création en détruisant celles du déjà-vu et du conformisme.