Envoûtant. C’est surement avec ce simple adjectif que l’on peut résumer “Under The Sun”, le dernier arrivage de chez Warp Records. Long travail d’écriture minutieuse, cet album de l’anglo-australien Mark Pritchard est composé d’une multitude de morceaux plus ou moins vieux. Mais ici, l’assemblage, la structure, la manière dont les morceaux se mélangent comme des couleurs sur une aquarelle, donne sens à l’oeuvre. On ne sait pas vraiment dans quel genre on se trouve, on navigue dans une brume tantôt couleur ocre tantôt béryl.

Under The Sun est l’histoire d’une âme, qui tout au long de ses 16 morceaux s’enfoncent progressivement dans l’introspection. Le morceau clé de l’album, “The Blinds Cage”, voit Beans de Antipop Consortium raconter la mort du physique pour l’élévation de l’âme, préparant parfaitement la puissance narrative impressionnante des morceaux qui suivront. Le final, avec le titre éponyme, n’est pas une outro mais la destination du voyage. L’arc narratif, déconstruit en plusieurs biomes musicales plus ou moins ambient, distord la notion de narration musical. Une chose est sûr, si certes l’album est par moment musical et accessible – avec un featuring avec Thom Yorke de toute beauté – il en demeure avant tout une oeuvre d’avant-garde qui se sert des codes du passé pour inventer une perspective sur le futur, à l’image de ses visuels réalisés par Jonathan Zawada.

J’aimerais commencer par te demander comment tu es entré dans la musique. A quel moment tu t’es dit “je veux être un musicien, c’est ça que je veux faire” ?

Je dirais que c’est d’abord par mes parents. Ils m’ont encouragé à commencer un instrument. J’ai fait de la batterie, mais le bruit les ennuyait, du coup je me suis mis à la guitare. Mes premiers goûts musicaux personnels ont d’abord tourné autour de Two Tone Ska, puis l’indie music avec The Smiths, The Cure ou Sonic Youth. Quand j’étais jeune, la scène indie était vraiment riche. J’avais entendu parler de musique électronique mais ce n’est pas avant la fin de mon lycée que je m’y suis sérieusement intéressé. J’écoutais également pas mal de hip-hop avec des groupes comme Public Enemy ou A Tribe Called Quest. Après le lycée, j’ai commencé à aller en club et acheter du matériel électronique. Mais même à ce moment la, la musique n’était pas une réalité viable pour moi. J’étais cuisinier à l’époque. Et je l’étais toujours quand j’ai commencé à DJ et à sortir mes premières releases, qui ont plutôt bien marché. Rapidement, je suis parti à fond dans la musique. Et toujours avec un goût prononcé pour l’éclectisme, mais je ne pense pas que je sois un cas particulier, en tout cas pas dans mon entourage artistique.

C’est vrai qu’en général les producteurs puisent leurs influences dans de nombreux genres musicaux. Mais ce qui me marque dans ton univers, ton signature sound, c’est que toutes ces aspirations s’y retrouvent, avec les codes de genres très différents. En parlant de ça, on est dans une époque où justement ce mélange des genres  et des cultures devient une terre d’exploration pour de nombreux artistes.

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Dans les années 2000 c’est devenu plus facile de jouer des genres différents et de les mélanger. Ces cinq dernières années ça s’est encore accentué, et je m’en suis surtout rendu compte avec mon activité de DJ. Aujourd’hui c’est plus facile d’enchaîner une track hip-hop avec de la house, de la jungle et puis une track dance. Mais cela dépend beaucoup des lieux et des scènes. Je me suis toujours demandé pourquoi c’est plus naturel de faire ça à Amsterdam par exemple. En y réfléchissant je me suis dit que c’était probablement lié au fait qu’une “vieille” génération a été très active là-bas pour éduquer les jeunes à aller satisfaire leur curiosité au travers d’excellents disquaires. J’ai toujours ressenti qu’il y a certains endroits dans le monde où les gens sont en mesure d’accepter que tu puisses leur jouer à peu près n’importe quoi. Mais c’est vrai que depuis cinq ans, les gens sont plus curieux.

Tu penses que c’est dû à l’accessibilité ou simplement au fait que les foules deviennent plus curieuses ?

Je pense que c’est un peu des deux, et encore une fois ça dépend vraiment des clubs et des villes. À tel point que dans certains clubs, tu ne pourras jouer qu’un sous-genre particulier de techno et le reste ne passera pas. Désormais je suis très sélectif sur les clubs où je vais jouer, je veux être en synergie avec la foule sans empiéter sur mon envie de jouer de nombreux genres.

Tu retiens des lieux en particulier en dehors de Amsterdam ?

Il y a un club qui s’appelle The Golden Pudel à Hambourg, où tu peux te mettre à jouer du rock psychédélique au beau milieu de la nuit, et ça marche ! Tu peux même repartir sur de la jungle après ça. Certaines nuits à Berlin ont quelque chose de similaire également. A Londres, il y avait “Plastic People”, un club qui a fermé et qui était fantastique. Manchester est une ville très curieuse également.

En parlant de Manchester et de l’Angleterre en général, c’est un territoire qui est une grosse inspiration pour toi ? Ton album sonne très anglais, tu as de nombreux collaborateurs britannique dessus et en plus tu le sors chez Warp Records qui est né à Sheffield dans le nord de l’Angleterre.

Je pense oui. J’y ai grandi, même si j’habite à Sydney aujourd’hui. Ce que j’y ai écouté m’a vraiment marqué, d’autant plus que j’ai grandi dans une période assez caractéristique. Inconsciemment, dans ce que je recherche aujourd’hui, je pense que ça a une grande influence. Et pour autant j’adore la musique club des États-Unis, j’adore la musique brésilienne ou la musique africaine. Mais je trouve que ce n’est pas contradictoire car l’Angleterre est très ouverte musicalement, avec beaucoup de liens avec la musique jamaïcaine par exemple, tu l’entends notamment dans les rythmiques moins régulières et dans la basse. Concernant l’album, vu qu’il sonne beaucoup moins club, il est peut-être moins aventurier à ce niveau-là. Quelque part, je trouve qu’on peut y trouver pas mal de liens avec les mélodies folk anglaises traditionnelles, comme celles que tu peux retrouver dans The Black Dog. Cette electronica du début des années 90 au Royaume-Uni me draine beaucoup, et on retrouve ces mélodies dans toutes les titres.

Et c’est en train de revenir en ce moment, avec d’anciens groupes iconiques comme Leftfield ou New Order. Tu penses qu’on est rentré dans une époque où on est nostalgique de ce que pouvait représenter cette période au niveau musical ?

Ouais je pense, j’ai remarqué la tendance en tout cas. C’est aussi ce qui me fait penser que mon album sort au bon moment, à une époque où il peut être bien reçu. Et pourtant, je travaille dessus depuis sept ou huit ans. Un tiers de cet album a été composé en 2009/2010. Je trouve ça bien cette forme de nostalgie, car les nouvelles générations peuvent goûter musicalement ce qui a marqué cette période. En tant que DJ, je peux à nouveau jouer de la jungle et j’apprécie ça. En plus, on peut désormais mélanger la musique d’aujourd’hui et la musique d’hier, et il en sort quand même quelque chose de cohérent au niveau narratif.

UnderTheSun Visuel
Artwork de Jonathan Zawada.

En parlant de narration, c’est peut être ce qui m’a le plus marqué à propos de ton album, la liberté laissée aux arcs narratifs. Il y a des chapitres bien distincts à l’intérieur même de l’album, et le titre éponyme n’arrive qu’à la fin. La structure ne va pas vers un climax, mais sert cet aspect narratif. Tu met en avant l’aventure, l’histoire, au travers de son point d’arrivée. Il n’y a pas d’outro, tu ne veux pas créer de “moments forts” ou de climax – ce qui est normalement notre narration typique en occident. Étais-tu conscient de créer ce format ?

Je pense que c’était en grande partie inconscient. J’avais certains morceaux autour desquels je voulais construire l’album. Le vrai processus a commencé il y a deux ans. À l’origine, je partais pour faire un album complètement expérimental et avant-garde. Peu à peu ça a évolué, notamment avec le titre The Beautiful People avec Thom Yorke, car j’espérais lui trouver une place. Et ça m’est apparu comme évident à un certain moment de laisser ces émotions plus pures s’exprimer, et de ne pas faire que de l’experimental un peu dark. Tout au long du processus, jusqu’il y a 6 mois, je n’étais vraiment pas sûr que la narration fonctionnerait. Quand je me suis plongé sur la tracklist, j’étais sur de mon point de départ, avec ce morceau “?”. Je voulais commencer par ça, car ça démarre avec 2 minutes de drone. Pour moi ce morceau m’éteint, donc si tu arrives à te plonger dans cette ambiance alors tu t’ouvres à ce qui suit. Et la fin du morceau devient peu à peu musicale, donc c’était une bonne introduction pour un album qui se veut avant tout musical. Ça me fait un peu penser à l’introduction de 2001, Odyssée de l’Espace avec ce morceau de musique classique d’avant-garde. Ça éteint ton cerveau pour mieux connecter. Je voulais créer le même état d’esprit.

C’est intéressant car cette track me produit le même effet que certains morceaux de jazz très complexes. Ces morceaux où il n’y a plus de notion de groove mais simplement un flot musical qui te lave l’esprit. Au final avec “?” ce n’est pas tant le début de l’histoire que tu racontes, mais plus une track qui, comme tu le dis, te met dans la meilleure position possible pour “consommer” l’histoire qui arrive.

Ouais, notamment avec tout ce qui est de l’ordre du spiritual jazz un peu expérimental, je suis complètement d’accord. L’avant-garde classique avec des compositeurs comme Krzysztof Penderecki te produit la même sensation physique également. Au final, la musique produit des impulsions électriques dans ton cerveau et cela te fait ressentir certaines choses.

Et j’ai toujours eu une fascination pour la musique qui t’éteint. Certaines musiques te rendent joyeux, ou triste, mais tu as aussi celles qui t’extirpent de ta perspective. Ce qui est grisant, c’est que quand tu arrives à produire ce genre de musique, tu le ressens complètement. Au travers de ce que tu réalises, tu arrives à te mettre dans un état où tu sens disparaître. C’est fantastique, car ça en devient de l’auto-méditation (rires).

Je voulais faire le pari d’ouvrir l’album avec ça, et aussi je voulais disperser l’émotion tout au travers de l’album, notamment en dispersant les morceaux vocaux. Ma compagne, qui est DJ sur une radio et parfois en club, m’a proposé plusieurs tracklists. J’avais besoin d’un avis extérieur, car j’étais trop connecté avec ce que je faisais. Je les ai écoutées, j’en ai tenté plusieurs, et de la même manière qu’un puzzle, ça s’est agencé petit à petit. La track avec Bibio était celle qui marchait le plus après “?”, et “Under The Sun” était le meilleur choix de fin car c’est la où ce morceau prend le plus de sens.

En ce qui concerne aussi la base rythmique, j’ai l’impression qu’on retrouve la plupart des morceaux les plus rythmés sur le début de l’album, ce qui contribue à rendre cette première partie plus accessible. En parlant de ça, je sais que beaucoup de gens sont très curieux du featuring avec Thom Yorke, mais j’aimerais surtout que l’on parle de cette track avec Beans, “The Blinds Cage » car c’est là où les paroles sont le moins abstraites, engagent vraiment l’histoire dans une direction. Comment s’est déroulé l’écriture et l’enregistrement ?

Cette track a été réalisé il y a 12 ou 13 ans en fait. Beans était sur Warp Records, c’était à l’époque où Antipop avait explosé. Je n’étais pas en contrat exclusif avec Warp, mais ils m’ont proposé de collaborer avec lui pour un de ses albums. Il est venu dans mon studio à Davon. J’avais déjà écrit l’instrumental, je savais déjà qu’il faisait du spoken word et je lui ai proposé de tenter quelque chose dessus.

Il a écouté la track, silencieusement, concentré, et m’a dit “je suis prêt”. J’étais surpris car je m’attendais à ce qu’il ait besoin de quelques jours. Il est allé dans la cabine d’enregistrement après n’avoir entendu qu’une fois l’instrumental. Ce que vous pouvez entendre sur cette track, il l’a réalisé en une prise. Il n’y a pas d’édit. Quand il a fini sa prise, la piste se finissait. Il est retourné dans la partie studio, on l’a réécouté, et on s’est regardé. Je lui ai dit d’une manière un peu hébété “c’est fait”.

Je lui ai demandé “mais d’où ça te vient, comment ça se fait ?“, et il m’a répondu qu’il avait écrit ces paroles 7 ans auparavant et qu’il n’avait jamais réussi à trouver un espace où l’incorporer. Ici, il s’était dit “oui, c’est le moment“. Il me semble qu’il a écrit ça quand un de ses proches est décédé. J’avais du mal à réaliser ce qu’il venait de faire. Je savais que cette track avait beaucoup de potentiel, mais moi non plus je n’ai jamais trouver l’espace où l’incorporer. Je savais qu’à un moment je ferai un album plus expérimental et que je l’utiliserai à ce moment-là. C’est donc le plus vieux morceau de l’album.

 

The Blinds Cage (feat. Beans)
Interprétation de “The Blinds Cage” par Jonathan Zawada.

C’est la track qui m’a réellement ouvert sur ton album, les quatre titres qui suivent sont ensuite devenus beaucoup plus aériens, beaucoup plus éthérés. Quand tu as fait la tracklist, as-tu senti la symbolique que tu a mis dans cette dernière partie ? Avec cette track qui raconte la mort, et les quatres tracks ambient qui suivent pour se finir “sous le soleil”.

Cette dernière partie est plus avant-garde effectivement, et ça ressemble plus à ce que je voulais faire originellement de cet album. J’avais un peu peur que ça divise les gens, et ça avait du sens de les insérer sur la fin. Ce sont des tracks moins accessibles, mais j’ai beaucoup d’affection pour ce qu’elles sont. Ne serait-ce que le spoken word, ça peut être problématique, car ça peut rapidement devenir très prétentieux et pompeux. Ici, car c’est fait avec une pure honnêteté, je trouve que ça a sa place et son sens. Et j’ai encore beaucoup de morceaux dans ce style-là. Ils représentent une part de moi-même, je veux continuer à en faire.

C’est un peu tôt pour se faire une idée, et je n’attends pas une réponse en particulier, mais ne penses-tu pas que des tracks comme celle avec Thom Yorke – et je suis un fan inconsidéré de Thom Yorke – peuvent faire de l’ombre à ces tracks plus avant-garde ? Ces morceaux très différents, tu les ressens en compétition ou en synergie ?

C’est intéressant que tu poses cette question car assez tôt dans le projet j’ai joué le morceau avec Thom Yorke, le morceau avec Beans, et le morceau avec Linda Perhacs à quelques personnes comme Theo Parrish ou des gens de chez XL Recordings. Ils m’ont tous répondu qu’ils ressentaient quelque chose de similaire entre ces trois morceaux. Theo était lui aussi très absorbé par la track avec Beans. En somme, c’est des émotions qui sont différentes mais qui viennent du même lieu. C’est ce que j’ai ressenti, ce que d’autres ont ressenti, donc je me suis dit “ne te fais pas de soucis à propos de ça”.

Je suis totalement d’accord avec ce constat, ma question portait plus sur la perspective du public et la manière dont ton album va être abordé médiatiquement. Artistiquement, ça forme un tout cohérent et organique, mais d’un point de vue médiatique ça peut concentrer ton travail autour d’un seul featuring. Est-ce que tu as senti dans ta promo ce déséquilibre dans l’approche de ton album ?

Je n’ai pas tellement anticipé l’engouement médiatique que cette collaboration aurait, pour tout te dire. Aussi car j’ai réalisé deux remixes pour Radiohead dans le passé et que ça n’avait pas fondamentalement changé les choses pour moi – et tant mieux. Je pensais que Beautiful People était un peu trop triste pour qu’elle prenne un aspect viral. C’est aussi dû au fait qu’elle soit sortie alors que tout le monde attendait le dernier album de Radiohead. Certains magazines l’ont partagé alors qu’ils n’auraient pas parlé de mon album. Warp particulièrement était un peu inquiet de ce que ça pourrait engendrer, car eux aussi voyaient l’album comme un tout. On veut que les gens l’écoutent comme quelque chose d’entier. Ce qui s’est passé, c’est que deux jours après avoir annoncé l’album, la track a fuité, on a du s’adapter. On ne voulait pas qu’elle soit le premier single de l’album. Mais au final c’est passé. J’étais un peu en colère que ça fuite, pas tant sur le fait que ça soit ce morceau, mais plus vis à vis du sentiment d’impuissance que l’on peut ressentir sur son oeuvre alors que ça représente une partie de soi.

J’ai l’impression que ce qui transpire de ton album c’est avant tout cette honnêteté, et je pense qu’on est dans une époque qui gratifie beaucoup plus cette valeur qu’il y a quelques années. Vicente Sanfuentes nous a sorti une punchline similaire dans un interview : “l’honnêteté va devenir le nouveau ‘loud’. » Cette analyse vient avant tout du fait que beaucoup de projets qui sortent aujourd’hui n’auraient pas été viables dans l’écosystème social et culturel d’il y a dix ans. Qu’en penses-tu ?

J’espère que tu as raison. Dans mon cas, cet album vient après plusieurs projets club, grime, ou orientés sur l’Afrique. Beaucoup de gens pensent que cet album est une réponse à la club culture devenant autant hégémonique. J’avais une idée de comment je voulais qu’il sonne, mais je ne l’ai pas abordé avec cette réflexion, également car de nombreux morceaux sont vieux au final.

 Mais as-tu le sentiment que tu aurais pu sortir cet album il y a dix ans, qu’il aurait eu sa place ?

C’est plus lié au cours des choses dans mon processus de création plutôt que cette question “est-ce que c’est le bon moment ? ». Même l’année dernière quand j’ai envoyé l’album à quelques amis, ils étaient inquiets que ce n’était pas ce que les gens voulaient à ce moment-là. Donc pour te dire, même l’année dernière, la plupart des gens me mettaient en garde à ce propos. Aussi car ils sentaient que j’avais mis beaucoup d’efforts dans cet album et qu’il méritait un bon accueil. Mais je ne me posais même plus la question car j’étais trop embarqué dans le projet. Il allait sortir. Mais je suis d’accord avec toi, pendant une certaine période on a eu je pense un manque d’esprit d’aventure, de cette envie de connexion. Et c’est en train de revenir, au travers de nombreuses choses.

Jonathan Zawada

C’est intéressant car on est dans une époque où il est si facile d’être faux mais cohérent – que ce soit au travers des réseaux sociaux où l’on construit son image, ou au travers de la production musicale où l’on peut générer des orchestres bluffant avec quelques VST – que recréer cette connexion sincère devient quelque chose de précieux, de valorisé. Et c’est pour ça que je pense que ton album a le potentiel pour marcher auprès du public.

Oui c’était une bonne surprise pour moi ces premiers retours. J’avais senti que revenir sur un album plus traditionnel après avoir autant fait de projets plus club, ça se devait d’être fort. Je sentais que ça serait un pivot de ma carrière. Je me mettais une grande pression pour que j’en sois complètement satisfait, en étant sur d’avoir sorti le meilleur de moi même. Sur l’écriture en elle-même, j’ai réussi à ne pas trop me mettre la pression. C’est plus sur la production et le mixage que j’ai pu la ressentir.

Je voulais que ça sonne comme certains albums des années 60 ou 70 mais je ne voulais pas que ça sonne rétro. Et je ne savais pas comment arriver à cela. Il y a beaucoup d’éléments rétro dans cet album, mais je pense qu’avec cette variation constante d’humeurs et de vocalistes, ça réussit à ne pas sonner rétro.

Pour moi ça tient également du fait que tu navigues entre les genres et les codes, que tu ne t’enfermes pas quelque part au niveau de l’écriture, donc de ce fait tu ne t’enfermes pas dans une temporalité, ça ne peut pas sonner rétro même si c’est fait avec des codes rétros. Je serai curieux de savoir quelle a été ta relation avec Warp, notamment en termes de direction artistique, car ton projet est ambitieux à ce niveau-là.

Concernant la musique ils me laissent tranquille. Depuis les deux ou trois derniers albums, je leur envoie des early versions mais ils me donnent carte blanche. Je ne voulais pas que mon processus créatif soit altéré, que ce soit par des retours négatifs ou positifs. Je suis assez hardcore à ce niveau-là, je ne veux pas me laisser influencer quand je suis en train de réaliser mon travail. Et pour autant j’apprécie l’envoyer à quelques amis ou artistes. Mais un retour positif peut aussi être très perturbant. J’ai des morceaux que certaines personnes ont particulièrement apprécié, ce qui m’a influencé à essayer de leur trouver une place sur l’album alors qu’il n’y en avait pas, et je le savais depuis le début. Mais en tout cas, rien à redire concernant Warp, notre relation est très équilibrée et je sens qu’ils font tout pour que je sois content de ce que je produise.

Concernant les artworks, c’est assez similaire. J’en ai pas mal discuté avec Jonathan Zawada qui a tout réalisé pour cet album. Il m’a dit que souvent on lui disait “fait ce que tu veux” mais qu’après coup on lui demandait “peut être un peu plus ce que tu faisais avant”. Il m’a raconté beaucoup d’anecdotes, de demandes de visuels “iconiques” ou d’autres stupidités dans ce genre. Après cette discussion, je me suis dit que j’allais lui donner une vraie carte blanche, en n’attendant rien en particulier, mais en lui envoyant régulièrement tout mon travail sur l’album. Dés qu’il m’a envoyé les premiers visuels, j’ai trouvé ça fantastique. C’est moderne, ce n’est pas rétro, mais ça garde une certaine profondeur.

Au final les artworks dégagent quelque chose de vraiment similaire à l’album. Donc il a travaillé directement à partir de ta musique. Tu sais si certains de ses visuels sont directement liés à un morceau ?

Certains oui, et concernant les autres on les a associés petit à petit. Au bout d’un moment, on n’avait toujours pas de pochette. Mais dès qu’il m’a montré ce visuel de désert et de mer qui embrassent le ciel, j’ai su instantanément que c’était ce visuel pour la pochette. Je l’ai envoyé à de nombreuses personnes. Ça a divisé pas mal de gens, que ce soit au label ou parmi mes amis, car je pense que beaucoup attendaient une imagerie un peu plus folk, un peu plus rétro. Mais j’étais sur de ce que je voulais, et je voulais absolument éviter une imagerie traditionnelle.

Jonathan Zawada
L’artwork principal de “Under The Sun”, toujours par Jonathan Zawada.

D’autant plus que tu es chez Warp, qui dispose de sa propre imagerie, ainsi que d’une certaine histoire. Tu devais créer quelque chose de nouveau autour de ce projet.

Je ne pourrais pas être plus heureux de l’aspect visuel. J’adorais déjà tous les travaux de Jonathan, mais ce qu’il a réalisé lpour ce projet, je trouve ça réellement brillant. J’étais un peu inquiet de savoir quel rendu ça pourrait avoir une fois imrpimé, mais au final ça donne encore plus de profondeur et de chaleur aux couleurs. Certains détails sont mis en évidence. On s’est aussi posé la question de faire des clips avec, car c’est un territoire nouveau pour lui. Quand il a réalisé la vidéo pour “Sad Alron”, j’étais juste époustouflé. Je lui ai dit “on doit te donner plus de temps et d’argent”. Le programme qu’il utilise pour réaliser ces visuels coûte surtout au travers de la puissance nécessaire pour faire le rendu de ses œuvres. C’est quelque chose comme 1000 dollars pour quelques séquences. C’est aussi quelque chose à prendre en compte. Je trouve ça surréel, frais, abstrait, et ça correspond à la ligne du projet.

Serais-tu intéressé de faire un long format avec cette imagerie, de raconter tout l’album avec ? Ce serait cohérent au final.

C’est ce que Thom Yorke m’a dit. J’adorerai le faire, mais c’est un investissement conséquent, autant en argent qu’en temps. Nous allons faire un A/V set (ndlr: shows audiovisuels) à New York et je suis sûr que ça va être très excitant. Les retours que j’ai jusqu’à maintenant vont également dans ce sens. Je lui fais confiance, même quand j’étais plus circonspect sur certains visuels au premier coup d’œil. C’est souvent les choses dans lesquelles tu as le plus de mal à rentrer qui finissent par être celles qui peuvent avoir le plus d’impact sur toi.

Je pense que c’est la même chose avec la musique en général : ce qui est plus subtil est plus compliqué à apprécier, mais c’est ce qui se révèle être le plus gratifiant au final. Assumer cette complexité, c’est bien souvent s’inscrire dans une perspective plus longue. Sais-tu comment tu vas aborder ce projet sur scène ?

Je travaille plus dans l’optique d’installation, car je veux lier ça avec les visuels, d’où l’idée de ce set audiovisuel. C’est dans l’optique de développer tout ce qu’on a dit sur ces visuels en format long. En revanche, je ne ferai pas cet album en live. Je n’ai jamais vraiment joué live, et je n’ai jamais vraiment eu l’envie de jouer live. Je pourrais aller sur scène avec Ableton et quelques visuels, mais ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse. Je ressens parfois qu’être DJ c’est justement plus “live” que ces live où tu joues uniquement avec ton ordinateur sur scène.

Aussi dans le sens où tu as plus de liberté en tant que DJ ?

Oui, tu peux faire des choix radicaux n’importe quand, tu n’es pas cantonné à ta tracklist et tes morceaux. J’ai aussi pris cette décision car je savais que je ne pourrais pas avoir les vocaux live. Toutes ces collaborations sont avec des gens très occupés, ou qui ne jouent pas live eux-mêmes, ça compliquait beaucoup l’idée de créer un vrai live.

Mais tu te sentirais assez à l’aise pour en extraire certaines parties et les incorporer dans tes DJ-sets ?

Oui, j’aime bien jouer de l’ambient, notamment dans mes sets jungles, footwork ou grime. J’aime bien jouer avec “?” pour couper brutalement mes sets. J’ai commencé à expérimenter ça il y a quelques années, à faire des pauses de deux minutes où je joue des choses beaucoup plus calme et belles, pour mieux revenir sur des tracks plus dance ou même de la drum & bass. J’ai joué à un show radio lundi dernier, et je voulais commencer par un mélange de “?” avec le morceau avec Beans. J’ai renoncé car le type avant moi a joué quelque chose de très 808. L’écart était juste trop grand.

C’est également la raison pour laquelle cet album ne pourrait pas marcher en festival. Il est trop exigeant en termes de conditions d’écoute.

Oui totalement. Je me rappelle d’une fois où je passais après quelqu’un où les gens faisaient du crowdsurfing. J’ai presque osé commencer par ces tracks ambient, mais je me suis retenu car j’aurais vidé la scène en moins de deux minutes (rires). Et en tant que tel, je m’en fous, je l’ai déjà fait. Donc je peux totalement jouer des éléments de l’album, mais il faut que je sois très précautionneux de comment y arriver et d’où est-ce que je les joue. C’est également pour ça que je suis content d’éviter le live. Certaines personnes pourraient venir pour finalement me voir jouer de la jungle et être déçus. Je suis dans une position délicate. Je pense que je vais même éviter de trop DJ jusqu’à la fin de l’année. Pour le prochain album, je réfléchirai peut-être à l’idée qu’il soit plus facilement exportable en live.

D’avoir fini ça, tu as l’impression de tourner une page ?

L’idée de ce projet, c’était de mettre en avant cette autre facette qui me compose. J’ai vraiment apprécié de travailler avec des vocalistes. Bibio m’a renvoyé des centaines de pistes d’harmonique et c’était enrichissant car j’ai dû apprendre à l’assimiler et en faire quelque chose. C’était la même chose pour Thom Yorke, je ne savais pas ce qu’il allait me renvoyer. Il a notamment joué le synthpad, ce à quoi je ne m’attendais pas. Je peux encore penser à des dizaines de vocalistes avec lesquels j’aimerais travailler, et je pense que je vais continuer à essayer des choses dans ce domaine à l’avenir. Le vrai changement, c’est que mes prochains albums ne seront plus des albums de club music, même si j’apprécie toujours autant en réaliser.

Tu m’as dit un peu plus tôt que tu avais plus de morceaux d’avant-garde sur ton disque dur, tu penses essayer d’en faire un EP prochainement ?

Oui peut-être, un mini-album ou quelque chose qui ressemble à un long EP. Je reste attaché à l’idée de faire un mini-album d’avant-garde à un moment. Peut être que ce sera le prochain, peut-être pas, je ne sais pas encore. En tout cas pour cet album c’était la bonne chose à faire de revenir sur ce genre de travaux, surtout si j’en juge les réactions dithyrambiques que j’ai eu jusqu’à présent. J’aimerai changer l’équilibre entre matériel récent et plus ancien pour mon prochain album. Actuellement, c’est autour de 50/50, j’aimerai que ça soit un peu plus de matériel récent, quelque chose comme du 70/30. Concernant ma relation avec Warp, j’ai encore 2 ou 3 albums signés par avance chez eux.

Ils sont ouvert à l’idée de projet complètement avant-garde ?

Oui il me semble, je leur ai dit tout ça, et ils me semblent très ouverts là-dessus. À partir du moment où c’est cohérent avec la ligne du label, ils ne me posent aucun restriction. Pour cet album, ils ne m’ont fait aucune remarque sur les parties plus expérimentales.

Jonathan Zawada

 

Fin… Ou presque. On a continué à discuter après avoir conclu l’interview à cet endroit.

Tu arrives à ne pas le rendre trop négatif, ce processus promotionnel ?

C’est vrai que ça peut être fatiguant de répondre aux mêmes questions spécifiques en boucle. Dans mon cas comme tu l’as senti ça peut être les questions sur certaines collaborations. C’est pour ça que j’apprécie les interviews au format plus ouvert comme la tienne. Mais globalement j’ai eu de la chance, je n’ai pas encore eu d’interviews vraiment négatives et j’arrive à me prendre au jeu. Dans la plupart des interviews, certaines questions reviennent effectivement, mais ça déborde sur d’autres éléments, ou alors je fais en sorte que ça déborde sur d’autres éléments. Si on me parle trop de Thom Yorke, j’essaie d’ouvrir sur d’autres sujets.

Car de toute façon, tu conduis l’interview tout autant que l’interviewer. Et tant mieux, car c’est éviter de tomber dans quelque chose de faux.

Oui, pour moi c’est très important que je sois honnête vis à vis de moi même. Certaines collaborations, dont celle de Thom Yorke, je n’ai pas forcément envie de les conter sous toutes les formes, car ça dénature ce qu’il y a d’artistique dans l’oeuvre. Il ne faut pas que ça soit trop guidé. Dans le cas de Thom c’est assez frappant quand tu discutes un peu avec lui. Car il a une image publique, car les gens le connaissent d’une certaine manière, que ça représente quelque chose, il m’a dit d’être prudent vis à vis de ce que je peux raconter. Et je le comprends totalement car il est très connu. Ses moindres faits, gestes et dires lui attirent l’attention de la presse et des réseaux sociaux.

Il doit gérer tout ce qu’il y a de négatif à être célèbre.

Oui complètement. J’ai pensé à l’idée de faire une interview conjointe avec lui, où l’on pourrait discuter de n’importe quoi. Au final, parler de cette collaboration ce n’est pas si intéressant. Les gens recherchent une histoire là où il n’y en a pas. Je lui ai demandé, il a apprécié ma musique, je le respecte, je lui envoie mes tracks, il fait les vocales, et ainsi de suite. Il n’y a pas tant de chose à dire. Il n’y a pas d’anecdote de studio particulièrement marquante à raconter.

Contrairement à ce que tu m’as dit sur Beans par exemple.

Oui par exemple. Et en tout cas la majorité de mes collaborations ressemblent à quelque chose de relativement simple, il n’y a pas d’histoire particulière à aller chercher derrière. Pourquoi faudrait-il qu’il y en ait forcément une ?

Peut être que l’histoire à raconter dans une collaboration tient plus dans la connexion d’idées que dans le processus créatif ?

Oui d’une certaine manière. On s’envoie des choses, on réagit de façon créative les uns par rapport aux autres. Ce va et vient avec Thom était très agréable car les idées venaient et repartaient. Avec Linda il a fallu que je l’embête pour qu’elle signe quelque chose vis à vis de son morceau, dans son esprit c’était quelque chose à faire de façon spontanée sans même aucun détail juridique.

Quand tu collabores, ça arrive que vous échangiez des choses en dehors de la sphère musical ? Ça t’arrive de parler politique par exemple ?

En général tout tourne autour de la musique, même si on peut échanger quelques idées en discutant. Aussi car ces collaborations, c’est plus de la réaction physique à ce que l’on s’échange, qu’un vrai processus intellectuel et réfléchi. C’est d’ailleurs souvent un angle que peuvent rechercher certains magazines, car justement ça raconte une histoire. On a discuté de l’idée de réaliser une interview conjointe avec Jonathan pour la jonction musique/visuels, mais c’est la même chose. Il n’y avait rien de vraiment prévu ou de mis sur calendrier avant de travailler ensemble, et c’est au final difficile de le narrer. Si on avait mis une histoire sur papier avant de réaliser l’artwork, ça aurait été kitch, mielleux.

Je trouve que ça serait une bonne idée que tu fasses des interviews à deux, que ce soit avec Thom ou Jonathan. Mais vous devriez le faire sans interviewer. Quelque chose sous le format d’une discussion pure entre vous deux. Car narrativement, tout tourne autour du storytelling. Ce qui fait que tu accroches à un album ou que tu accroches à un article – format court ou format long – dépend totalement de quelle histoire tu vas raconter. Tu peux essayer d’être complètement honnête, mais la meilleure façon de l’être, c’est de mettre de côté l’interviewer, mettre de côté une certaine forme de narration.

Je suis d’accord. Une des vidéos que je préfère sur youtube est une longue conversation entre John Cage et Morton Feldman. Ça dure 4 heures, et c’est tout simplement une discussion entre deux amis. Le genre de discussion que tu peux avoir quand tu invites quelqu’un dans ton salon à boire un verre, à discuter de la vie, de tes idées sur la musique, sur l’art. C’est fantastique, c’est une des conversations les plus intéressantes que j’ai pu écouter. Tu es plongé dans leur humeur, tu as l’impression d’avoir un aperçu de ce à quoi ça ressemblerait de traîner avec eux.

Car c’est la manière la plus honnête de partager et de communiquer des idées. Il n’y a pas de filtres.

Oui, complètement. si tu ne connais pas cette discussion, va la voir sur Youtube. Souvent je la met pour me relaxer, ou pour m’endormir. La voix de John Cage est plutôt relaxante. Les deux sont des personnages très intéressants. Ils se respectent et ça se sent. Je ne l’écoute jamais entièrement, je l’écoute par sections, et je l’ai souvent en fond sonore dans mon environnement. C’est très inspirant d’écouter leurs perspectives sur les choses, d’autant plus que ça a été enregistré dans les années 60.