Le propos de cet article n’est pas de vous retracer une histoire complète et parfaite (bien que passionnante) de l’acid house, ce mouvement clé qui changera dès le début des années 1980 toute l’orientation artistique des musiques électroniques. Cela a déjà été fait un nombre de fois incalculable (notamment sous la plume magistrale de Kodwo Eshun), et si vous êtes actuellement en train de lire cet article, c’est que vous en avez déjà une petite idée.

Nous, nous allons plutôt nous charger d’étudier la résonance, temporelle et spatiale, de ce sous-genre de la house music qui casse des dancefloors par paquets de douze depuis plus de 30 ans. On pourrait la résumer dans cet assemblage de deux termes : une festivité complexe. Festivité, car l’histoire de cette musique est intimement liée à celle de la Fête avec un grand F – celle qu’on adore, comme vous. Complexité, car la musique acid, autant que les autres genres électroniques, est un flux évolutif qui s’adapte aux humeurs des musiciens et des auditeurs, au progrès technologique, aux sociétés et à leurs codes de conduite. Il nous faut donc nous poser cette question : pourquoi l’acid house est-elle si importante et influente dans le paysage bordélique et foisonnant des musiques électroniques ?

Une petite histoire de la musique acid

Il est tout de même nécessaire de vous refaire un petit topo de la création et de l’évolution de la musique acid, des premiers pas hésitants mais furieux, aux ponts qui se jettent progressivement avec les autres genres électroniques, de la techno au downtempo notamment. L’histoire se contentera d’être non-exhaustive, car il faudrait un bon bouquin pour entrer précisément dans les détails qui font de ce conte une bien belle romance des temps modernes.

À l’origine, un mythe, un éclair de génie diront même certains. Le trio Phuture, composé de DJ Pierre, Spanky et Herb Jackson, invente un son corrosif, décapant, à l’aide d’une désormais légendaire TB-303 qui leur ouvre la voix à toutes les expérimentations possibles. Les oscillations ondulent, les fréquences s’inversent, les sonorités sont torturées, pliées, compressées et écrasées. On ajoute un beat sec, des caisses claires, un sifflet strident et fiévreux ; on module, on transgresse, on intensifie. Acid Tracks sort en 1987, reconnue unanimement (ou presque) comme le premier morceau acid à avoir envelopper un dancefloor de sa colère et de son énergie.

Marshall Jefferson lui apporte sa touche de producteur de talent, et c’est l’explosion. La légende veut même que Ron Hardy ait joué quatre fois ce morceau dans la même soirée, à différents stades d’intensité de la foule, afin de déterminer quel est l’effet de cette musique psychotique sur les danseurs du Music Box de Chicago. Ceux-ci n’avaient probablement jamais rien entendu de tel auparavant. La prise est immédiate.

roland tb 303 son acid

L’acid house des débuts séduit tout d’abord par son aspect totalement déshumanisé. Des voix trafiquées et horrifiques, presque violentes, crache des incitations à la débauche (bien humaine, celle-ci), des paroles sans formes ni raison, des histoires glauques (le Where’s Your Child de Bam Bam en 1989), et on en passe. La dureté de la ligne de basse, qui oscille entre un grave pesant et des aigus assourdissants, confère un trop plein d’énergie mécanique à la musique, utilisé à bon escient. Cette mécanisation, déshumanisation du morceau, de la track (en référence aux pistes de percussions enregistrées dans le rock avant ça), marque une rupture avec la house originelle qui s’est développée sur la base du disco, de ses voix soul chaudes et de son utilisation d’instruments plus conventionnels.

À la passion et à l’amour des travaux de Larry Levan ou de Franckie Knuckles, on substitue une rythmique dure, peu accueillante et glauque quelques fois (on pense au I’m Your Only Friend, toujours de Phuture, ou au Higher State Of Consciousness de Josh Wink), mais bien encline à déchaîner les jackeurs toujours en manque de sensations fortes. Cet affrontement entre mécanisation et humanisation va se retrouver tout au long de l’histoire de la house et de la techno, un côté évoluant vers la chaleur de la deep-house de Larry Heard, l’autre se dirigeant plus vers la froide rigueur de la techno des commencements.

La suite, c’est celle réservée à tout genre musical destiné à connaître un succès mondial. La popularité grimpante de l’ensemble de ces genres musicaux, accélérée lors de l’explosion de la techno, va bientôt s’exporter vers le vieux continent. Cette musique, américaine jusqu’au bout des claps, séduit les jeunes européens en quête de liberté et d’une fête sans restriction. Elle intrigue les musiciens qui voit dans tout ce capharnaüm de créations, de genres et de possibilités, un moyen de créer sans cesse quelque chose de nouveau.

La musique électronique, depuis le milieu des années 1990, est véritablement une musique fleuve, avec un nombre exponentiel d’affluents. On connaît bien sûr l’amour invétéré de nos amis anglo-saxons pour cette musique qui nourrira leurs raves party dans ces mêmes années. Peu à peu, l’acid house se construit une identité visuelle et culturelle à cheval entre Europe et Amérique du Nord, et se développe tranquillement. Le plus étonnant dans tout cela, c’est que le genre connaît plusieurs périodes de creux, mais finit toujours par retrouver sa popularité – et toujours avec classe.

Acid house : Une influence large et portée par son temps

Mais alors pourquoi, fondamentalement, l’acid house a-t-elle si bien pris dans l’esprit des raveurs d’alors et d’aujourd’hui, et pourquoi continue-t-elle d’inspirer les producteurs de toutes les générations ? Sans rentrer dans une étude socio-historique, il s’agit tout de même de replacer le décollage de ce genre particulier dans son contexte et d’en saisir l’image que la collectivité s’en fait.

Plusieurs éléments de réponse doivent être éclairés ici. Tout d’abord, cette version plus violente de la house music, héritée directement de la période disco des années 1970/1980, séduit les amateurs de fiesta tout simplement car elle porte un groove jamais vu jusqu’alors ; un groove parfois macabre et toujours tribal. Sujet d’expérimentation aux États-Unis, la musique trouve un écho plus politique en Europe, associée alors aux fêtes clandestines des campagnes anglaises et françaises, ou aux hangars désaffectés des grands centres urbains allemands, puis néerlandais. Un peu à la manière du rock caverneux des années 1960, la musique acid brise les codes de la bonne pensée musicale européenne, qui se doit d’être cantonnée aux exigences des majors et de la « société tranquille ». C’est un hymne de jeunesse, associé à la liberté, aux valeurs fondamentales et séduisantes de la musique électronique, que sont le respect, l’amour, l’unité, et tout ce qui s’en suit, vous connaissez le refrain PLUR. Le monde semble aller un peu mieux avec la fin de la Guerre Froide et des grandes tensions internationales, alors il est temps de s’unir et d’en profiter.

Cette image de la musique acid va lui coller à l’arrière-train, décriée comme une musique de voyous, de drogués (nous y arrivons dans le prochain paragraphe) et de sauvages par une bonne partie des élites politiques et sociales. Bien que l’on puisse déplorer ce manque d’ouverture d’esprit envers une musique qui séduit une bonne part de la jeunesse européenne, désenchantée ou non, il faut bien reconnaître que l’esthétique même de cette musique a de quoi surprendre, sinon effrayer. Les artistes et labels du genre jouent bien sur cette ambiguïté pour construire une image décalée par rapport à celle de la scène house, une image plus sombre et psychédélique. Cet aspect un peu barbare, d’abord de la musique en elle-même puis de ses représentations en live, se retrouvera par la suite sur les scènes jungle ou trance qui connaîtront aussi un fort succès en Europe et surtout en Angleterre, terre d’innovation et de défis.

L’acid house arrive donc pile au bon moment, dans une phase de transition technologique et sociétale, qui sonnera définitivement la démocratisation de la dance music. Il est aussi inévitable d’ajouter ici le rôle important que vont jouer les drogues dans le développement de ce milieu, et en particulier, vous vous en doutez, de la MDMA (tapez acid house et ecstasy dans votre barre de recherche Youtube, vous verrez). Cette nouvelle drogue de l’amour va trouver définitivement son public au sein des amateurs de musique électronique, l’ambiance des fêtes, la répétitivité et la puissance de la musique collant parfaitement aux nouveaux trips que recherchent les fêtards. Et le succès n’en a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, malgré tous les dangers que la drogue de synthèse puisse représenter.

l'acid house est un genre de musique électronique

Voilà pour la petite histoire. Bien entendu, il y aurait énormément plus à dire sur la genèse de ce genre à part entière, mais nous nous contenterons de cela. Toujours est-il que la musique acid ne cesse d’inspirer les musiciens contemporains, qui l’adaptent et l’étirent vers d’autres genres musicaux, de façon originale ou classique. L’acid house primitive a fait des émules parmi les ténors de la musique électronique contemporaine, et il n’est pas rare, voire courant même, de distinguer cette ligne de basse si groovy émerger dans un set house, techno, ambient ou disco.

Les observateurs avertis remarquent d’ailleurs bien que la musique acid revient sans arrêt sur le devant de la scène, que ce soit lors des périodes de « nostalgie » (comment actuellement, vu le regain d’intérêt porté aux classiques de la house music) ou lors des périodes de fortes innovations. En réalité, ces deux périodes sont étroitement liées, car les codes musicaux évoluent toujours par rapport à ce qui s’est produit en amont. On en revient toujours aux fondations du mouvement, tout en cherchant à l’étirer vers de nouveaux horizons, que ce soit à travers les techniques de production ou les nouvelles inspirations qui enivrent les scènes émergentes.

Ce qu’il faut retenir de l’acid house, c’est bien, comme dit plus tôt dans l’article, sa dimension mécanique, froide mais dansante. Bien sûr, la nu-dico ou la deep-house réutiliseront certains de ces codes, mais malgré tout, cet aspect de l’acid house, impersonnel et terrifiant parfois, continue de hanter les dancefloors du monde entier. La techno a bien joué de ce code qui lui était cher aussi, à ses débuts. La passion des piliers du mouvement – inutile de les citer ici – pour tout ce qui attrait à la science-fiction, aux rapports de force ou de passion entre l’homme et la machine, trouve un écho certain et attrayant pour ce genre musical taillé pour un dancefloor psychotrope et énergique. Son arrivée en Europe sera d’ailleurs une étape décisive dans son histoire : anglais, allemands et français vont le mélanger, le distiller dans une techno plus jazzy et organique, plus humaine (à l’image du travail de Laurent Garnier par exemple), tout en gardant sa sonorité brutale, car celle-ci fait sa force. Et c’est encore le cas maintenant : encore une fois, les codes évoluent mais les bonnes recettes demeurent.

Toujours est-il que ces derniers temps, l’acid house a le vent en poupe, que ce soit en Angleterre (avec la soirée Acid Future portée par Seth Troxler notamment), en France, en Allemagne – ou partout ailleurs, d’ailleurs. Nombre de producteurs la réutilisent et l’adaptent, dans un ballet perpétuel de notes corrosives et de claquements industriels, que ce soit pour en extraire toute la violence (avec les productions d’artistes comme Strip Steve, Marquis Hawkes, Kris Wadsworth ou André Kronert), ou au contraire pour la rendre plus calme et agréable (on pense notamment aux tracks minimalistes de Recondite, ou à la néo-acid de Tin Man et Donato Dozzy). Les nouveaux diggers, passionnés de house et de techno, se penchent à nouveau sur les catalogues de Trax, de DJ International ou de Nervous Records, se remettent à sampler les vocaux ou à travailler sur des rythmiques acid plus old school. On a jamais vu fleurir autant de tracks acid qu’aujourd’hui, et cela ne semble pas prêt de s’arrêter, et tant mieux !

L’âme de cette musique ondulera dans l’air pendant encore un bon moment, et continuera à nous faire claquer du pied et nous faire tourner la tête. On vous laisse sur ces réflexions en espérant qu’elles vous inspireront, et aussi sur cinq tracks acid indispensables à votre collection. Bonne écoute !

Playlist Acid House :





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